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Dossier : La fabrique de la décision

Démocratie sous pandémie Entretien avec Jean-Paul Gaudillière

Allocution télévisuelle d'Emmanuel Macron au sujet de la pandémie, le 12 juillet 2021.
Allocution télévisuelle d'Emmanuel Macron au sujet de la pandémie, le 12 juillet 2021.

La pandémie de Covid-19 a bouleversé l’équilibre traditionnel des institutions. En France comme dans de nombreux pays, la déclaration de l’état d’urgence s’est accompagnée d’une concentration des pouvoirs entre les mains de l’exécutif. Entretien avec Jean-Paul Gaudillière, spécialiste du gouvernement de la santé.


Face à l’ampleur et la durée de la pandémie, comment s’organisent les circuits de décision en France ?

On peut distinguer trois grandes phases. La première couvre janvier-février 2020. On pense alors que contrôler la Covid-19 est possible : elle est vue comme une maladie importée et limitée à un petit nombre de cas. Il y a, à ce moment-là, peu de prises de décision, et toujours dans le cadre des plans de lutte contre les pandémies imaginés dans les années 2000.

Puis survient un grand moment de panique au sommet de l’État lorsque, fin février, on comprend que le virus circule déjà massivement en France. On voit apparaître des grands clusters, les chaînes de transmission sont hors de contrôle et l’Italie donne à voir l’impact possible sur les services de soin. Le gouvernement décide alors du confinement, instaurant un registre de prise de décision nouveau et assez particulier. La troisième période débute à l’automne 2020 avec la deuxième vague, le deuxième confinement et la mise à distance d’une partie des mécanismes de prise de décision inventés à partir de mars.

Un Conseil scientifique est mis en place en mars 2020 pour « éclairer la décision publique ». Comment analysez-vous les relations entre l’expertise et la politique ?

Le Conseil scientifique va conduire à un nouvel équilibre entre le savant et le politique. On a parlé d’une prise de pouvoir des cliniciens et des épidémiologistes. Le Conseil scientifique a été une création nouvelle, ad hoc, en parallèle des institutions habituelles1. Il a élargi les compétences par rapport aux institutions normalement en charge des crises, en particulier celles de la santé publique. Il est consulté très régulièrement (au moins pendant toute la première période) et favorise une sorte de rééquilibrage entre les ministères de la Santé et de l’Intérieur.

Les décideurs politiques n’hésitent cependant pas à prendre leurs distances par rapport aux préconisations…

La prise de pouvoir des scientifiques, si on peut parler ainsi, est en effet d’assez courte durée. Convaincus que les coûts économiques, voire politiques, du confinement sont trop élevés, notamment au cours de la troisième phase, le gouvernement et l’Élysée s’affranchissent des préconisations du Conseil scientifique. Ils font le pari que la vaccination suffira, et ce malgré l’apparition des variants et l’augmentation des hospitalisations.

Le mimétisme des réponses reflète l’impréparation de nombre d’États à ce genre d’événements.

Comme l’ont alors dit nombre d’observateurs (et pas seulement des épidémiologistes), la France risque de perdre sur les deux tableaux : en nombre de morts et en impact social. Il faut donc relativiser le déplacement du centre de gravité de la gouvernance au sein des structures de l’État.

Ceci dit, même en mars 2020, il n’y avait pas d’homogénéité au sein du Conseil scientifique : la notion de confinement n’était pas univoque. La décision de confiner a eu beaucoup à voir avec les réactions des différents pays. Ce mimétisme des réponses reflète l’impréparation de nombre d’États, dont la France, à ce genre d’événements.

Si les décisions ne se prennent pas du côté du Conseil scientifique, que dire du Conseil de défense sanitaire ?

À la différence du premier, qui a toujours tenu à rendre publics ses avis et ses recommandations, on ne sait pas trop ce qui se passe au niveau du Conseil de défense sanitaire. Il est instauré au cours d’une période de mise à distance de l’expertise médicale et d’une focalisation sur la prise de position politique et l’autonomie du pays.

On assiste, à partir de décembre 2020, à un recentrage sur l’Élysée et sur la présidence : les annonces sont personnifiées par des figures gouvernementales. Les priorités : éviter le chaos à l’hôpital, gérer et estimer les coûts de la « fermeture du pays », ainsi que les coûts sociaux. On comprend que la pandémie est extraordinairement inégalitaire. Les phénomènes de surmortalité et de dégradation des états de santé sont très différenciés selon la profession, la catégorie sociale et les origines.

Le retour en force du pouvoir de décision autonome de l’exécutif a renforcé le déni de démocratie.

Durant cette troisième phase, l’Élysée et le gouvernement décident que, tant que la situation face aux variants reste tenable, la priorité est d’éviter un confinement. Ce retour en force du pouvoir de décision autonome de l’exécutif n’a pas seulement mis à distance l’expertise sanitaire, il a renforcé le déni de démocratie.

Cette concentration des pouvoirs n’est-elle pas inéluctable en période de crise inédite ?

Nous avons défendu exactement l’inverse dans Pandémopolitique. Réinventer la santé en commun (La Découverte, 2021). L’adéquation des mesures aux besoins des personnes suppose, y compris en temps de crise, un recours à des formes de démocratie bien plus poussées que ce qu’on a vu dans la gestion de la pandémie en France.

Cette réponse venue d’en haut ne traduit pas seulement une grande continuité avec les modes de fonctionnement de la Ve République. Elle exprime aussi une situation plus cruciale : la faiblesse de la santé publique en France. Celle-ci peine à faire exister des structures de santé publique opérationnelles, aptes à favoriser l’adhésion et l’implication des personnes.

Cette faiblesse structurelle remonte à loin : après la Seconde Guerre mondiale, les réorganisations du système de santé français ont très largement privilégié le curatif, la clinique et l’hôpital, marginalisé l’intervention socio-sanitaire et réduit la prévention à un problème de comportements individuels.

Même le collectif citoyen sur la vaccination, pourtant créé par le gouvernement, s’est trouvé mis à l’écart.

Comment s’est exercé le contrôle parlementaire durant la pandémie ?

Les auditions conduites par les commissions parlementaires d’information ont joué un rôle tout à fait positif dans l’évaluation des décisions prises pendant la première phase de la pandémie. Elles ont largement documenté cette faiblesse de la santé publique. La grande limite de l’exercice tient à ce que les commissions n’ont pas été prolongées. Pire, les recommandations avancées à l’été, avec la mise à l’agenda de réformes au-delà de l’hôpital (il fut question d’un Ségur de la santé publique par exemple), ont été passées par pertes et profits.

Ainsi, cet exercice démocratique propositionnel a été très limité. On peut dire la même chose des associations de patients et des structures de la démocratie sanitaire, totalement laissées de côté. Même le collectif citoyen sur la vaccination, pourtant créé par le gouvernement pour aider à légitimer sa campagne et les choix de populations prioritaires, s’est trouvé mis à l’écart.

Quelque chose d’analogue s’est joué dans les rapports entre administration centrale, gouvernement, villes et régions. Dans les entretiens menés avec des élus et responsables politiques locaux, tous se sont plaints du manque de dialogue avec le gouvernement qui les réduisait à de simples relais pour des politiques décidées en amont.

Concrètement, quelles étaient les alternatives possibles ?

Cela nous renvoie aux débats entre démocratie représentative et démocratie participative… On pourrait creuser l’idée de santé communautaire, qui considère que les pratiques de santé et les prises de décision concernant les citoyens ne relèvent pas exclusivement de la responsabilité des professionnels.

En Asie, on a pu observer des taux de mortalité jusqu’à 1 000 fois inférieurs à ceux de la plupart des pays européens.

Un enjeu important est le « faire avec » et pas forcément « faire pour » ou « faire à la place de ». Une des grandes références en France en matière de santé communautaire – quasiment la seule – est la politique menée pendant l’épidémie de VIH. Elle a montré que l’appropriation par les personnes des mesures de réduction des risques était le meilleur moyen de généraliser les actions visant à réduire la transmission, que ce soit par l’utilisation de préservatifs ou de seringues propres.

Et à l’étranger ?

On trouve des exemples de santé communautaire dans un certain nombre de pays d’Asie, où la stratégie « tester, tracer, isoler » (TTI) a été mise en œuvre avec, au moins pour la première année de lutte contre la pandémie, des succès incontestables dans des pays aussi divers que Taïwan, la Corée du Sud, le Vietnam ou la Thaïlande.

D’un pays à l’autre, les balances étaient assez différentes entre les quarantaines, l’isolement des personnes à domicile et le contrôle des frontières. En Corée du Sud, des outils comme les applications de traçage ont joué un rôle important, alors qu’au Vietnam, le traçage était une affaire de personnes et de papiers plutôt que de smartphones. Taïwan, comme le Japon, a très largement privilégié le contrôle des frontières. La palette des réponses est vaste, mais, globalement, on a pu observer des taux de mortalité 10 fois, 100 fois voire 1 000 fois inférieurs à ceux de la plupart des pays européens.

Quel est le lien avec la santé communautaire ?

Il tient à la question de l’acceptation de l’isolement (avec l’implication des personnes en amont et leur participation au traçage), mais aussi à l’organisation collective de l’aide aux personnes et à la prise en charge des besoins. Autrement dit, exactement les difficultés rencontrées en France. Quelques initiatives ont, a contrario, montré combien l’enjeu de « faire avec » était important.

Pensez-vous à un exemple en particulier ?

Je pense à Covisan, le dispositif de dépistage et d’accompagnement des personnes testées positives mis en place par la Ville de Paris et l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP). Le traçage et les recommandations pour l’isolement ne se faisaient pas par téléphone, mais sur la base de visites à domicile : à la fois pour faire les prélèvements, le diagnostic de toute la famille, identifier les contacts, et surtout discuter avec les gens des conditions dans lesquelles ils pouvaient, ou non, s’isoler.

Nous ne devons pas considérer l’innovation vaccinale comme l’unique horizon du contrôle de la pandémie.

Cette pratique d’équipes mobiles a favorisé l’inclusion, la participation et la collaboration entre les professionnels (de santé ou autres) et les personnes concernées, et a relativement bien fonctionné à petite échelle. La plupart des analyses considèrent, à juste titre, que l’une des grandes difficultés des expériences de santé communautaire est leur généralisation : comment les étendre au niveau d’une région ou d’un pays ?

Or, et c’est très intéressant, cette pratique – équipes mobiles, visites, discussions – a été reprise à l’échelle nationale dans la réorganisation du dispositif de traçage et d’isolement, centrée sur le rôle de la Caisse nationale d’assurance maladie (Cnam). Beaucoup d’épidémiologistes estiment aujourd’hui que ce renouveau de la stratégie « tester, tracer, isoler », devenue « tester, alerter, protéger », a joué un rôle non négligeable dans la réduction de la transmission au début de l’année 2021.

La priorité à présent, c’est justement d’éviter absolument le jeu de priorisation exclusive : nous ne devons pas mettre tous nos œufs dans le même panier en considérant l’innovation vaccinale comme l’unique horizon du contrôle de la pandémie !

Bien que le Ségur de la santé ne soit plus à l’ordre du jour, restez-vous optimiste face aux nombreux défis soulevés ?

Un retour à la normalité politique se profile. Mais je crois que des effets de long terme de la pandémie restent à venir. Il y a un ébranlement profond. Les enjeux de rapport aux communautés, de proximité et de santé publique vont ressurgir. Si, par moments, la centralisation du pouvoir est utile et importante, elle ne peut être l’étalon auquel on mesure la bonne organisation du gouvernement de la santé.

Pour aller + loin

J.-P. Gaudillère, C. Izambert et P.-A Juven, Pandémopolitique. Réinventer la santé, La Découverte, 2021.

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1 Henri Bergeron, Olivier Borraz, Patrick Castel et François Dedieu, Covid 19. Une crise organisationnelle, Presses de Sciences Po, 2020.


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