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Redéfinir l’autorité et flécher le pouvoir décisionnel en démocratie est un exercice périlleux mais indispensable.
Avons-nous oublié le sens de la notion d’autorité ? Telle était la conviction de Hannah Arendt expliquant, dans son article « Qu’est-ce que l’autorité ? » (1961), que le plus sûr indice de cet oubli ou de cette éclipse est la confusion fréquente entre l’autorité et la force. On en appelle à l’autorité pour « rétablir l’ordre » par la répression policière ou militaire, on semble penser qu’un gouvernement fondé sur la terreur serait véritablement autoritaire.
Or l’autorité doit être distinguée de la force : un professeur qui, pour se faire obéir, a besoin d’attraper son élève par l’oreille ou de le menacer est précisément un professeur qui manque d’autorité. Au demeurant, l’autorité doit aussi se distinguer de la persuasion rationnelle : si le même enseignant a besoin de dérouler tout un discours et toute une chaîne d’arguments, de présenter le règlement, etc., pour obtenir que l’élève récite sa leçon, c’est également qu’il manque d’autorité.
Ni force ni persuasion, l’autorité est aussi moins qu’un ordre et plus qu’un conseil, estime Arendt, qui reprend cette caractérisation d’un historien du droit romain. Car c’est à Rome que l’auctoritas (« autorité ») a été conceptualisée et différenciée de la potestas (« puissance, pouvoir »). Établie dans le Sénat, dans une assemblée d’anciens, de sages, dont le rôle était plutôt consultatif qu’exécutif, l’autorité portait avec elle une dimension de durée et de médiation. En elle, le présent devait trouver sa place par rapport au passé.
Un État qui ne tient que par la force et la répression est au fond un État sans autorité.
Notre exemple d’un enseignant vaut aussi bien pour un gouvernement : un État qui ne tient que par la force et la répression est au fond un État sans autorité, paradoxalement faible, comme l’ont montré les révolutions non violentes des « Printemps arabes », où des régimes fondés sur des états d’urgence indéfinis se sont effondrés comme des châteaux de cartes.
Pourtant, la tendance à confondre autorité et force, violence ou autoritarisme, semble indéracinable. Donald Trump, durant sa campagne, a pu dire d’Obama qu’il manquait d’autorité, et qu’il ne serait pas un vrai leader par contraste avec… Vladimir Poutine ! On entend beaucoup aujourd’hui que les peuples voudraient des « hommes forts », en citant les exemples de la « popularité » supposée de Poutine, d’Orbán ou d’Erdoğan.
Mais ces dirigeants sont-ils si populaires, eux qui sont obligés de verrouiller les journaux, comme en Hongrie, de réprimer l’opposition, comme en Russie – et de façon redoublée depuis l’arrestation d’Alexei Navalny –, de bâillonner la société civile, d’« épurer » l’université et d’aller jusqu’à brûler des livres, comme c’est le cas en Turquie ?
Face à cette vague d’autoritarisme, on pourrait conclure que la seule bonne politique serait une « gouvernance » qui minimise autant que faire se peut la dimension personnelle. Un système de décision direct, par lequel le peuple s’exprimerait sans la médiation d’un gouvernement ni même d’un corps de représentants, ou bien suffisamment disséminé pour que toute décision soit soupesée, équilibrée, contrebalancée par d’autres instances.
Le premier modèle peut correspondre à l’idéal d’une démocratie directe, mais aussi à une forme d’anarchisme. Le second peut renvoyer à ce que le vocable de gouvernance (développé à partir de la fin des années 1970 en réaction à ce qui était perçu comme un excès de demandes démocratiques) a voulu désigner : une forme souple de « gouvernance » reprise de « l’efficacité » managériale et de l’autorégulation du marché, transposées à la sphère étatique et politique.
Le risque du premier modèle est de nourrir les illusions d’une sorte d’expression immédiate et immanente de la volonté collective, là où l’idée du parlementarisme et de la division des pouvoirs fait valoir la nécessité de moments de confrontation des opinions, du travail de la délibération et du contrôle réciproque des pouvoirs. Quant au rejet du pôle « gouvernemental » ou de la décision personnelle du gouvernant, il risque inversement d’enliser la communauté dans des processus indéfinis de discussion, sans permettre la décision qui, parfois, dans les situations d’urgence, requiert une rapidité d’exécution.
C’est aussi ce qui peut faire défaut au modèle de la « gouvernance », avec un autre risque, souligné par Max Weber dès le début du XXe siècle : celui de produire une « démocratie acéphale » où l’affaiblissement de la décision politique entraîne finalement une hégémonie d’autant plus forte de la domination économique, laquelle peut s’exercer sur un mode anonyme. L’avantage d’avoir des dirigeants politiques élus tient ici au fait qu’on peut les interpeller, que les citoyens peuvent en principe exprimer leurs attentes et leurs mécontentements et les révoquer électoralement quand ils ont failli à leurs yeux. Un gouvernant démocratique est choisi pour ce qu’il propose, et congédié – pacifiquement – s’il échoue, même s’il a parfois bien du mal à partir, comme on l’a vu récemment aux États-Unis !
Il faut donc sans doute assumer le fait que la politique est un « agir personnalisé », comme dit Weber, contre une tendance des dernières décennies à diluer la politique dans une « gouvernance sans gouvernants », où des instances économiques et non élues (marchés financiers, agences de notation…) ont pu installer leur règne indirect et empêcher la formulation d’alternances aux politiques d’austérité néolibérales.
Rendre le pouvoir au peuple est, à cet égard, un mot d’ordre dont on ne peut guère contester la légitimité dans des régimes démocratiques placés en principe sous l’égide de la souveraineté du peuple, et où celle-ci peut sembler de plus en plus évanescente. C’est quand il se colore d’accents xénophobes, d’un manichéisme « anti-élites » ou d’un anti-intellectualisme (qui peut s’accompagner d’un mépris des savoirs scientifiques en matière de climat ou de santé), que ce mot d’ordre devient dangereux.
Le chef démocratique doit toujours admettre que son pouvoir n’est pas le seul pouvoir.
Peut-on déterminer ce qui caractériserait une autorité favorable à l’exercice de la démocratie libérale, ou un « chef démocratique », et ce qui le distinguerait essentiellement des figures d’un chef autoritaire ou totalitaire ? Un des critères est sans doute justement le fait que le chef (d’État ou de gouvernement) démocratique doit toujours admettre que son pouvoir n’est pas le seul pouvoir et qu’il n’en est pas lui-même la source, qu’il est mandaté par le peuple qui est toujours fondé à le congédier, qu’il y a d’autres pouvoirs qui le bornent, l’encadrent et l’équilibrent (les Parlements, la Constitution, la Cour suprême ou le Conseil constitutionnel, la justice, etc.).
Même s’il peut changer la loi, il est sous la loi au sens de la Constitution, il ne peut pas prétendre être lui-même la loi – ce que faisaient précisément Hitler et les juristes qui l’entouraient, qui avaient réactivé un vieux motif, celui de la « loi incarnée » ou l’identification du rex (le roi) et de la lex (la loi). Comme le relevait, par contraste avec le chef totalitaire, l’historien et résistant Marc Bloch, dans un écrit qui est une sorte de testament1, le « chef républicain » ne cherche pas à « hypnotiser » les masses ou à exciter leurs passions négatives : « Sans doute l’opinion [du peuple] doit-elle être guidée, mais elle ne doit être ni violentée ni dupée, et c’est en faisant appel à sa raison que le chef doit déterminer en elle la conviction. »
Les représentants doivent permettre aux sociétés de mettre au jour leurs propres aspirations.
Marc Bloch assigne à ce chef républicain la fonction d’« exprimer en clair » des aspirations « profondes », parfois confuses… Il est vrai que cette attente ne peut se borner à une expression personnelle et plébiscitaire. Pierre Rosanvallon relève, à propos des attentes en matière de gouvernement démocratique exprimées dans de grandes enquêtes européennes, une attente de « réflexivité »2 : les représentants doivent permettre aux sociétés de se réfléchir, de mettre au jour leurs propres aspirations, et de présenter des réponses à leurs problèmes.
Aujourd’hui, cette dimension d’expression des attentes insatisfaites ne suit pas l’intuition : tout un travail s’effectue dans ce qu’on a appelé des « forums citoyens », des ateliers, des plateformes, du porte-à-porte, des consultations populaires, des groupes de citoyens qui identifient des problèmes et font « remonter » des attentes qui seront portées par tel ou tel candidat.
Bien sûr, la frontière est parfois ténue entre ces processus d’élaboration collective destinés à être relayés par une personnalité, et des formes de marketing politique, qui visent juste à « sonder » l’opinion pour recueillir « ce qui marche », voire à « construire » des personnalités politiques en les dotant des éléments de langage « adaptés » à la demande, « efficaces », etc. Le charisme lié à la conviction risque de céder la place au story telling opportuniste des communicants.
Le même risque de dévoiement existe pour une autre « attente » repérée par Rosanvallon. Au critère de réflexivité pour une légitimité démocratique renouvelée, il ajoute une attente de proximité à l’égard des conditions ordinaires, du peuple. On a aussi pu parler d’empathie dans le cas du Covid, en observant – même si c’est un terrain glissant – que des dirigeantes – en Allemagne, en Nouvelle-Zélande, en Islande, à Taïwan, en Finlande – en faisaient davantage preuve que des hommes très phallocratiques, comme Donald Trump, Boris Johnson ou Jair Bolsonaro.
Il y a enfin, à travers les grandes enquêtes sur les demandes des sociétés, une attente d’impartialité : les gouvernants ne doivent pas apparaître comme étant au service d’un groupe (du grand patronat, d’une industrie, de la finance, de l’armée, etc.). Sans quoi, un fort sentiment de captation oligarchique du pouvoir se développe, qui explique certaines révoltes récentes, au Liban, en Algérie, au Chili. Une part du mouvement des Gilets jaunes s’expliquait aussi par ce sentiment, renforcé par la vue des inégalités économiques et des injustices de certaines décisions fiscales (quasi-suppression de l’impôt sur la fortune d’un côté, augmentation de taxes qui touchent les « petits » de l’autre).
Enfin, le chef démocratique authentique doit gouverner – en principe – en ne traitant pas les citoyens comme des enfants, des mineurs ou des êtres immatures et irrationnels ; il évite de se poser soi-même en « père » ou en autorité paternelle, paternaliste. Certes, on parle parfois des « pères de la nation » (aux États-Unis par exemple avec les « Founding Fathers »), mais il s’agit alors de figures fondatrices du passé.
C’était d’ailleurs là une dimension fondamentale de l’autorité, au sens positif que lui donnait Hannah Arendt : inscrire la fragilité des affaires humaines dans une durée, dans un rapport à la fondation qui perdure dans le présent et confère à la fois profondeur et confiance à ce qui s’inscrit dans son fil. Loin d’être seulement « conservatrice », cette fonction de l’autorité était, pour Arendt, ce qui devait favoriser la nouveauté, la création, mais une nouveauté instruite du passé pour aller plus loin, et non la nouveauté souvent illusoire ou appauvrie d’une table rase.
Jean-Claude Monod, L’art de ne pas être trop gouverné, Seuil, 2019.
Jean-Claude Monod, Qu’est-ce qu’un chef en démocratie ?, Seuil, 2012.