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Si le maire reste officiellement aux manettes dans l’aménagement de sa ville, dans les faits, le privé monte en puissance. Une pente dangereuse selon Jean-Luc Poidevin, issu du privé.
Comment public et privé s’associent-ils dans l’élaboration d’un projet urbain ?
C’est d’abord le maire qui propose un cahier des charges et lance un appel d’offres auprès des aménageurs urbains. Je me souviens d’un projet d’aménagement dans une métropole de l’ouest de la France où nous avons été confrontés à du très bon comme du très compliqué. Pour répondre à l’appel d’offres et construire notre projet, nous avions organisé des ateliers pour auditionner urbanistes, architectes et autres bureaux d’études. À chaque fois, les pouvoirs publics étaient présents et participaient aux débats, ce qui est crucial à mon sens. À la remise du projet, il y avait une véritable harmonie et nous sommes sortis lauréats à l’unanimité.
Puis est venue la phase de réalisation. Que ce soit côté public ou privé, des personnes ont changé, ce qui est normal vu la temporalité des projets urbains. Dans notre groupement d’acteurs privés composé d’aménageurs, de promoteurs, de techniciens, de gestionnaires, de communicants, de juristes, les nouvelles personnes n’avaient plus du tout la même culture de projet.
Certaines ne cherchaient plus à se saisir du fond de notre démarche mais pilotaient tout depuis leurs tableaux Excel, avec un prisme financier. D’autres avaient lâché du lest en matière environnementale. Cela a créé des désaccords, des incompréhensions, des positions moins constructives, de la perte de confiance, de l’énervement, tant au sein de notre groupement qu’avec les pouvoirs publics.
Tous les acteurs, qu’ils soient issus du privé ou du public, doivent être dans une adaptation permanente.
De leur côté, les élus et leurs services tenaient à ce que nous suivions à la virgule près le projet que nous leur avions rendu. Or les choses peuvent évoluer lorsque l’on passe à l’opérationnel… Par exemple, le temps long des projets peut rendre obsolètes certaines exigences, lorsque des matériaux sont devenus rares ou que des solutions techniques ont évolué.
Comment avez-vous dépassé ces crispations ?
Au forceps ! Il a fallu réagir à la fois au sein de nos équipes et avec les pouvoirs publics, bien expliquer ce qu’on essayait de faire afin de reconquérir la confiance. Tous les acteurs, qu’ils soient issus du privé ou du public, doivent être dans une adaptation permanente.
Quand on parle aménagement urbain, à quel niveau se joue le rapport de force entre public et privé ?
Je vois de moins en moins de jeunes attirés par les collectivités locales et l’administration d’État, ce qui pousse le public à faire de plus en plus appel au privé. Ces évolutions me paraissent dangereuses pour les deux parties. Le rapport de force peut se trouver déséquilibré pour le public face à un privé mieux armé, notamment en termes de savoir-faire.
Le secteur public doit être conscient de cela car certains acteurs du privé peuvent les faire rêver au-delà de leurs moyens. Ils pourraient gagner des mises en concurrence et se retrouver désignés contractuellement sans que la municipalité n’ait les capacités de réaliser le projet. Il faut ajouter là aussi que ces mêmes acteurs privés se trouveraient incapables de réaliser ce qu’ils ont vendu.
Le privé doit comprendre que c’est le maire qui endosse la légitimité du projet. C’est lui, le décideur final.
Comment faire pour que le privé reste à l’écoute et au service du public ?
Nos sociétés vivent de grandes mutations qui se cristallisent notamment dans notre rapport à la ville. Les enjeux étant de plus en plus complexes, il me semble indispensable de sortir de cet état d’esprit de fracture entre public et privé pour travailler ensemble. C’est un problème très franco-français. Une anecdote : lors d’un séminaire à Birmingham, les Français ne voulaient pas croire les Anglais lorsque ceux-ci expliquaient que privé et public travaillaient en bonne intelligence. J’exagère à peine !
Je le répète parce que c’est essentiel : le privé doit comprendre que c’est le maire qui endosse la légitimité du projet. C’est lui, le décideur final. En tant qu’acteur privé, mon rôle est de l’écouter, de décrypter sa commande pour lui proposer différentes solutions. Pas d’essayer de lui vendre le projet ou lui dire quoi choisir ! Il s’agit d’analyser avec lui les conséquences de chaque proposition et de s’assurer qu’il est capable de les assumer politiquement.
De leur côté, les maires doivent mieux utiliser les outils dont ils disposent. En l’occurrence, la loi. Je travaillais avec une maire qui avait besoin pour sa population de faire baisser le prix de vente des logements. Je lui propose d’utiliser la préemption d’achat1 mais elle me répond que sa ville n’a pas les moyens financiers. Mais c’est oublier que brandir un outil ne signifie pas forcément s’en servir ! Avoir symboliquement un ou deux cas où elle montre aux propriétaires privés qu’elle veut vraiment réguler le marché peut suffire. Je l’accompagne, elle endosse la responsabilité. Ça a fonctionné, puisqu’au début de son second mandat, les prix du foncier commençaient à baisser.
Vous présentez les maires comme vos interlocuteurs privilégiés. Êtes-vous confronté à un changement d’échelle du pouvoir avec le renforcement des métropoles et des intercommunalités ?
Au niveau des établissements publics de coopération intercommunale (EPCI), et notamment les établissements publics territoriaux (EPT) en Île-de-France, je constate par expérience qu’elles détiennent surtout des compétences de façade, particulièrement en Île-de-France. La plupart du temps, les présidences des établissements publics territoriaux tournent entre les maires afin que chacun garde la main sur son territoire.
Les maires sont élus au suffrage direct alors que les présidents d’EPCI le sont au suffrage indirect dans un jeu d’alliances transpartisanes2. Malgré les annonces, il y a peu de changements d’échelle du pouvoir, car les maires s’organisent entre eux pour rester maîtres en leur demeure.
En début de projet, trop de professionnels se contentent d’un diagnostic territorial superficiel.
Un projet d’aménagement urbain peut s’étaler sur des dizaines d’années, or vous dites que les cycles économiques sont de plus en plus courts. Comment gouverner l’aménagement urbain dans ces conditions ?
En près de quarante ans de carrière, j’ai pu en effet constater que les cycles économiques se sont grandement accélérés. On vit une véritable mutation sociologique et sociétale dont la ville est le réceptacle. Qui peut dire aujourd’hui quels seront les besoins de la ville dans trois ou cinq ans ? Face à ça, il n’y a que la méthode pour nous aider.
En début de projet, trop de professionnels se contentent d’un diagnostic territorial superficiel. L’approfondir est primordial : quelles sont les forces du projet ? Ses faiblesses ? Ses angles morts ? Je commence toujours par dégager une photo du territoire pour saisir les enjeux à court et long termes. Nous les analysons avec les pouvoirs publics et ensemble nous les transformons en objectifs.
Quand je commence à travailler, je traduis tout cela spatialement. La ville, c’est comme un corps humain. Il y a le squelette que sont les rues, les grands axes, les places, les équipements urbains… Des éléments structurants dans l’espace et le temps. Et il y a la chair, les muscles qui viennent par-dessus et que je peux modeler et remettre en cause au fur et à mesure. Si un bon travail prospectif est mené, le projet s’adapte aux évolutions et peut donc être réactif aux mutations.
Quand la population se déplace à une réunion pour n’y trouver qu’une querelle d’acteurs institutionnels, elle quitte la salle et ne revient plus.
En tant qu’ensemblier urbain privé, comment recevez-vous la demande croissante des associations d’habitants de participer aux prises de décisions concernant leurs lieux de vie ?
J’y crois énormément. J’ai organisé des centaines de réunions publiques tout au long de ma carrière. Il est tout à fait normal et souhaitable que les habitants concernés par nos projets aient leur mot à dire. J’ai beaucoup bataillé au sein de la Fédération des promoteurs immobiliers pour développer ces pratiques. C’est un monde dur à remuer ! Ils doivent comprendre que l’intérêt de la collectivité est aussi le nôtre. On a tout à gagner à s’insérer durablement sur un territoire, en confiance avec les élus et les habitants. D’abord parce que ça peut limiter le nombre de recours et économiser un temps précieux. Ensuite parce qu’il y a toujours des choses à apprendre et à intégrer dans le projet.
Là aussi, il faut de la méthode. Quand la population se déplace à une réunion pour n’y trouver qu’une querelle d’acteurs institutionnels, elle quitte la salle et ne revient plus. Nous devons être honnêtes et à l’écoute. Il n’y a pas eu une seule réunion publique où je n’ai pas recueilli d’idée intéressante. Et quand, parfois, on entend de grosses bêtises, il convient d’expliquer et d’en discuter.
Mais écouter ne suffit pas, les habitants savent bien que l’unanimité ne sera jamais atteinte. J’ai accompagné un maire qui commençait chacune de ses réunions en disant qu’il était là pour écouter. Au bout de la quatrième, il s’est fait reprendre par sa population lui disant qu’il était temps de décider. Ces démarches n’ont de sens que si, à un moment, la personne légitime arrête une décision. Le maire est le pilote dans l’avion.
1 Le droit de préemption est un droit qui permet à une collectivité publique de se porter acquéreuse en lieu et place de l’acheteur dans le cadre d’une vente immobilière. Le vendeur est donc obligé de lui vendre son bien immobilier.
2 À ce sujet, lire l’entretien avec le sociologue David Guéranger « Le “blues des maires” : la faute de l’interco ? » (Revue Projet n° 374, fév-mars 2020).