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Dossier : La fabrique de la décision

L’Ordre et la Compagnie

Le chapitre général de l'Ordre des prêcheurs (dominicains), Vietnam, 2019. DR
Le chapitre général de l'Ordre des prêcheurs (dominicains), Vietnam, 2019. DR

Entre vœux d’obéissance et vie fraternelle, un jésuite et un dominicain discutent gouvernance et prise de décision. Mise en relief de deux modèles communautaires.


Dans les constitutions dominicaines rédigées au début du XIIIe siècle, quelle distinction est faite entre gouvernance et décision ?

Jean-Jacques Pérennès – Bien sûr, on ne parlait pas en ces termes au Moyen Âge. Néanmoins, à la naissance des ordres mendiants, au XIIIe siècle, la question de la gouvernance se pose d’autant plus qu’on assiste à un changement d’époque, une véritable mutation sociétale. On passe du monde féodal, où les centres religieux sont des monastères établis dans le monde rural, à la ville en train de croître avec le développement des universités.

Un monde nouveau naît et c’est dans le bouillonnement des cités que naissent les ordres mendiants. Son Ordre à peine fondé, saint Dominique décide de disperser ses frères en les envoyant vers les grandes villes européennes. Très tôt, l’exercice du pouvoir a donc été partagé par tous les frères. Et il est frappant de voir que l’unique texte que nous laisse saint Dominique, un an avant sa mort en 1220, ce sont les constitutions1 : la manière de vivre et de prendre des décisions ensemble.

Qu’en est-il de la Compagnie de Jésus fondée par Ignace de Loyola au XVIe siècle ?

Antoine Kerhuel – La naissance de la Compagnie de Jésus est liée à une expérience spirituelle forte d’Ignace de Loyola et de quelques amis réunis autour de lui. À la suite de cette expérience, ils se demandent : « Faut-il rester ensemble ou se disperser ? Où devons-nous être envoyés en mission ? Et à qui revient-il de nous envoyer en mission ? » Dès lors qu’est prise la décision de rester ensemble, saint Ignace s’attelle à la rédaction des constitutions. Il ne s’agit pas d’un texte juridique au sens strict, mais d’une sorte de mise en forme institutionnelle de l’expérience spirituelle qu’ils avaient vécue.

« Chez les dominicains, le prieur de la communauté est élu par ses frères pour trois ans.  » J.-J. Pérennès

Comment s’exerce la gouvernance aujourd’hui dans vos ordres respectifs ?

Jean-Jacques Pérennès – Saint Dominique a voulu créer des communautés fondées sur la vie fraternelle et évangélique : l’exercice de la responsabilité est au service de cette fraternité et de la mission. Dès l’origine, le supérieur ou le responsable est un « primus inter pares », c’est-à-dire le premier de ses frères parmi des égaux. À tous les échelons, nous avons des mandats à durée limitée qui ne sont pas indéfiniment renouvelables.

À l’échelle d’une communauté, le prieur est élu par ses frères pour trois ans, avec deux mandats successifs maximum. Ce choix doit être approuvé par le supérieur provincial au cas où il y aurait une raison majeure empêchant ce choix. Au niveau de la province2, on retrouve sensiblement le même système, à ceci près que le collège qui élit le provincial rassemble non seulement tous les prieurs, mais aussi un délégué par communauté, de façon à ce que s’expriment les voix de tous, pas seulement celles des supérieurs.

Le provincial est élu pour quatre ans, renouvelables une fois. Enfin, pour ce qui est du maître de l’Ordre, le chapitre général l’élit tous les neuf ans. Tous les provinciaux de l’Ordre participent à l’élection, avec, en plus, des délégués élus par les frères (un, deux ou trois selon la taille de la province). Le point de départ, pour moi, demeure la question de la vie fraternelle : quelqu’un qui est élu a un service à rendre.

« Chez les jésuites, le pouvoir n’est pas de type collégial. » A. Kerhuel

Antoine Kerhuel – Dans nos documents internes, le gouvernement de la Compagnie de Jésus est souvent qualifié de « fraternel et spirituel ». Le jésuite et son supérieur sont amenés à vivre un échange, mais c’est ce dernier qui énonce la décision. Avant d’être envoyé en mission, chaque jésuite exprime, lors d’un entretien personnel, ce qu’il est, ce qu’il porte comme désirs. Si le supérieur désire confier une mission que le jésuite « sent mal », ce dernier a le devoir de réfléchir, de prier, et d’exprimer à son supérieur pourquoi ce serait une erreur. C’est ce qu’on appelle « la représentation ». Mais si le supérieur maintient sa décision, cet envoi en mission se fera. L’individualisation de la décision est très marquée.

Le supérieur général des jésuites est élu à vie. Il nomme les provinciaux sur la base d’informations émanant des provinces, et les provinciaux nomment les supérieurs locaux, eux aussi sur la base d’informations recueillies. Ce mode de fonctionnement tend à éviter les grands rassemblements. On pourrait résumer ainsi – en la caricaturant un peu – une indication du paragraphe 719 des constitutions : « Ne soyons pas entre nous à discuter parce qu’il y a autres choses à faire pour le service de Dieu. »

Ce mode de fonctionnement présente-t-il des espaces de contre-pouvoir ?

Antoine Kerhuel – Aux côtés de chaque supérieur (local, provincial ou général), un admoniteur est en charge de lui faire des remarques. Par ailleurs, une congrégation des « procureurs » est également convoquée régulièrement. Ces derniers, élus par des délégués de chaque province, réalisent une sorte d’audit interne de leur propre province. Ils se réunissent ensuite en une assemblée mondiale, qui détient le pouvoir d’imposer au supérieur général de convoquer une congrégation générale pleinement souveraine. Dans des situations gravissimes, il peut même y avoir des procédures de destitution. Ce sont là des soupapes de sécurité pour un pouvoir très personnalisé, qui, en effet, n’est pas de type collégial.

Comment les supérieurs élus gouvernent-ils chez les dominicains ?

Jean-Jacques Pérennès – Les supérieurs ne gouvernent pas seuls. Chaque élu a toujours un conseil. Dans une communauté, un chapitre réunissant tous les frères doit se tenir une fois par mois. Tous les trois ou quatre ans, le prieur provincial doit faire une visite canonique, pas forcément pour des choses graves, mais pour évaluer la vie ordinaire de la communauté. La longue histoire de nos deux Ordres témoigne d’équilibres différents, mais qui marchent !

« Parfois, chez les dominicains, nous avons l’impression de réécrire à chaque fois les constitutions de l’Ordre. » J.-J. Pérennès

Parfois, chez les dominicains, nous avons l’impression d’une accumulation d’assemblées et de réécrire à chaque fois les constitutions de l’Ordre. Mais c’est aussi une manière d’associer tout le monde aux décisions, sans quoi il est difficile de les mettre en œuvre. Il y a sans doute de bons et de mauvais côtés. Cela permet l’expression des différentes sensibilités (au dernier chapitre général, c’est l’un des plus jeunes frères de l’assemblée qui a fait parfois les remarques les plus intéressantes), même si cela ralentit les choses et que la pérennité des projets est parfois difficile à assurer. J’admire dans la Compagnie de Jésus les grandes options portées sur vingt-cinq ou trente ans, comme la création de Service jésuite aux réfugiés (JRS) par le père Pedro Arrupe en 1980.

La situation n’est-elle pas paradoxale chez les jésuites, entre un fonctionnement centralisé et les exercices spirituels ignaciens dont le but ultime est d’ouvrir à un choix personnel ?

Antoine Kerhuel – Les exercices spirituels sont un manuel orienté vers la prise de décision personnelle : se décider non pas sur la base de nos impulsions mais après une démarche d’accueil de la manière dont Dieu travaille nos vies. Il y a là une dimension très personnelle. En même temps, celui qui entre dans la Compagnie sait qu’il n’existe pas tout seul et qu’il appartient à un corps. C’est bien moi, mais je suis avec d’autres. Cet apprentissage peut prendre du temps et susciter des tensions, mais c’est normal.

À titre personnel, j’aurais dû, selon ma formation, poursuivre une carrière dans le business. Quand je suis entré dans la Compagnie de Jésus, j’ai compris que je n’avais pas de « plan de carrière » à suivre, mais une disponibilité à travailler. J’ai « accepté librement de m’en remettre à un autre ».

Justement, l’obéissance est l’un des trois vœux prononcés par chaque religieux. Quelle est sa portée ? Comment se combine-t-elle à une gouvernance juste ?

Jean-Jacques Pérennès – L’obéissance pose d’abord une question spirituelle : « Je remets ma vie à Dieu et j’accepte de me laisser guider par quelqu’un qui, un jour, m’a appelé. » Le défi consiste aussi à entendre cet appel à travers ce qui m’est demandé. Personnellement, je n’ai à peu près jamais été envoyé là où je l’avais sollicité, mais j’ai toujours été très heureux de ce qu’on m’a demandé de faire. Dix ans en Algérie, six ans à Rome, autant à Lyon, quinze ans au Caire et, maintenant, à Jérusalem. Il peut se passer des choses dans une vie qui font craquer des rigidités et ouvrent à une très belle aventure spirituelle, fraternelle et humaine.

On peut reconnaître aussi que dans nos sociétés religieuses comme dans toutes les sociétés humaines, il y a des personnalités qui s’épanouissent et d’autres qui, à l’inverse, parfois, s’étiolent, voire connaissent des échecs. Certes, on peut aussi se trouver face à des fonctionnements autoritaires, administratifs, mais le respect des constitutions protège les personnes. Nous sommes sortis du modèle d’obéissance très rigide qui existait il y a encore cinquante ans.

Antoine Kerhuel – Lors d’une rencontre de jésuites, un formateur s’adressait ainsi à notre groupe : « Vos supérieurs sont ce qu’ils sont, mais c’est à vous aussi de leur donner la possibilité d’être supérieurs, quel que soit le caractère de chacun, quelle que soit la sympathie ou l’antipathie que vous leur portez. »

Jean-Jacques Pérennès – Nous avons tous une certaine responsabilité à l’égard de nos supérieurs. Quand un frère est élu par sa communauté, celle-ci doit l’accompagner dans son gouvernement. C’est cela aussi, l’obéissance. Le supérieur n’est pas élu pour un projet politique, mais pour la mission de tous et pour faire en sorte que chacun donne le meilleur de lui-même.

« Il serait triste que la vie religieuse aboutisse à un formatage des individus selon un modèle bien précis. » A. Kerhuel

Comment assurer à chacun une place, une voix dans ces deux modes de gouvernance ?

Jean-Jacques Pérennès – Lors des visites canoniques où j’accompagnais Timothy Radcliffe, maître de l’Ordre de 1992 à 2001, on rencontrait parfois des frères un peu difficiles ou trop individualistes. Mais Timothy disait toujours : « Je l’aime bien. » C’est là une très bonne leçon. Ce frère est là, il ne présente pas seulement un problème : avec ses particularités, que peut-il apporter ? Sans doute y a-t-il des frères qui ont du mal à partager les décisions, ou des personnalités créatives qui vont de l’avant et auront du mal à s’associer. Dès lors, il est essentiel d’être au clair sur la gouvernance. Il est important que nos ordres laissent de la place à des gens un peu hors normes. C’est une richesse qui est plus complexe à accepter dans la vie civile, où l’on risque tout simplement de se faire virer, par exemple.

Antoine Kerhuel – Il serait triste que la vie religieuse aboutisse à un formatage des individus selon un modèle bien précis. Il y a toujours des personnalités qui détonnent, et il est précieux de les entendre. Mais la question aujourd’hui est aussi celle des différences culturelles. Dans la Compagnie, nous restons fortement marqués par une culture européenne, celle d’une époque bien précise. Or le centre démographique de la Compagnie se déplace désormais vers l’Asie ou l’Afrique. Cela doit changer bien des choses !

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1 Les constitutions d’un ordre ou d’une congrégation sont le recueil de règles précisant les conditions de vie matérielle, spirituelle et communautaire de ses membres.

2 L'ensemble des communautés religieuses placées sous l'autorité d'un même supérieur.


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