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Lorsque la capacité de décider est confiée à quelques-uns, un contre-pouvoir fort est primordial. On ignore souvent que le contrôle des magistrats par les citoyens constituait un pilier de la démocratie antique athénienne.
Nos regards d’Européens du XXIe siècle nous conduisent à identifier la démocratie au droit de vote. La longue bataille menée durant les deux siècles passés pour l’universalisation du suffrage a contribué à cette identification. Pourtant, le propre de la démocratie athénienne antique des Ve et IVe siècles av. J.-C. est que les dirigeants politiques n’y étaient pas élus, mais, pour la plupart d’entre eux, tirés au sort.
Le tirage au sort était considéré comme la modalité intrinsèquement démocratique de désignation des gouvernants. Mais là n’était pas la seule caractéristique de la démocratie pour les Athéniens. Au moins aussi important était le fait que les gouvernants devaient rendre compte de la manière dont ils s’étaient acquittés de leurs fonctions. Dans le dialogue fictif qu’Hérodote fait figurer au livre III de son Enquête, Otanès décrit ainsi la démocratie : « Le sort distribue les charges, le magistrat rend compte de ses actes, toute décision y est portée devant le peuple » (III, 80). De son côté, Aristote, dans ses Politiques, insiste autant sur les modalités de désignation des magistrats que sur les formes de contrôle qui les visent.
Ces modalités de contrôle des gouvernants étaient particulièrement nombreuses à Athènes. Avant, pendant et après les fonctions, les magistrats pouvaient être conduits à répondre de leurs actes à l’occasion de différentes procédures. Ce qui est remarquable, ce sont les enceintes dans lesquelles ces contrôles prenaient place, ainsi que la nature des contrôleurs. Ces derniers étaient principalement de trois types.
Le peuple pouvait écarter de la vie publique l’un des membres de la cité qui en menaçait les institutions.
D’abord, l’assemblée du peuple pouvait, chaque mois, suspendre tel ou tel magistrat contre qui une accusation avait été formulée. De plus, chaque année, au Ve siècle, l’assemblée devait décider si elle souhaitait ostraciser l’un des citoyens, c’est-à-dire l’exiler de la cité pendant une durée de dix ans. Si la réponse était positive, à sa prochaine réunion, l’assemblée décidait de la personne visée. Nous avons gardé trace de dix cas d’ostracisme, tous dirigés contre des personnalités politiques éminentes. De la sorte, le peuple pouvait, sans raison particulière et sans procès, écarter de la vie publique l’un des membres de la cité qui en menaçait, par exemple, les institutions.
Par ailleurs, les dirigeants politiques devaient rendre compte à des instances citoyennes tirées au sort. Ainsi en début de charge : quand ils avaient été tirés au sort pour exercer une fonction publique, les élus étaient d’abord soumis à une inspection (dokimasia) par le Conseil, instance exécutive de la cité composée de cinq cents citoyens tirés au sort pour un an. Le comportement public comme privé des impétrants était passé au crible et ils pouvaient être écartés des fonctions en cause si leur comportement de citoyen n’était pas jugé suffisamment exemplaire. En fin de charge également, les comptes des magistrats étaient vérifiés par un tribunal de cinq cents citoyens tirés au sort.
Enfin, tout citoyen pouvait former une accusation à l’encontre d’un magistrat, que ce soit pendant ses fonctions ou à l’issue de ces dernières. Si le magistrat était accusé pour son comportement durant ses fonctions (eisangelia), il était jugé par un tribunal composé de la même manière. Il ne s’agissait pas de sanctionner les cas d’incompétence, mais les tentatives d’atteinte à la démocratie, de corruption ou de trahison. À l’issue des fonctions, tout citoyen avait, en plus de la procédure de reddition de compte systématique du magistrat, la possibilité de signaler les abus qu’il avait subis ou dont il avait été témoin de la part d’un magistrat, pendant une durée de trente jours. Si l’accusation était jugée recevable, un nouveau procès était organisé.
Ces différentes procédures ne constituent que quelques-unes de celles qui visaient au contrôle des dirigeants athéniens. C’est dire que ces dernières étaient particulièrement nombreuses et exigeantes. On comprend alors la formule de Xénophon : « Les cités estiment pouvoir en user avec leurs dirigeants comme moi avec mes esclaves » (Mémorables, II, 1, 9). L’un des buts principaux était de réaffirmer la position subordonnée des magistrats par rapport à la cité. Ils étaient redevables directement devant le peuple sous ses différentes formes : réuni en assemblée, sélectionné au hasard ou incarné dans chaque citoyen. Et c’est bien en ce sens que les procédures de contrôle des magistrats athéniens étaient partie intégrante de la démocratie athénienne.
Éric Buge, « Exemplarité et démocratie. Réflexions à partir du cas des institutions athéniennes », Revue française de droit constitutionnel, n° 126, 2021.