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Dossier : La fabrique de la décision

La fabrique de la décision Conclusion du dossier

Mustafa Hacalaki/iStock
Mustafa Hacalaki/iStock

Au cœur de l’activité politique, la décision polarise l’attention et les critiques : trop timorée face à la crise climatique, trop autoritaire face à l’urgence sanitaire… Est-il possible de rendre la décision plus démocratique, plus inclusive ? Cinq points saillants se dégagent à la lecture de ce dossier.


1 De la participation à la décision

Si, même en démocratie, la décision peut apparaître comme le « fait du Prince », elle est en réalité toujours collective : elle implique au minimum une élaboration au sein d’un cabinet, sa relecture par une instance chargée de vérifier sa compatibilité avec l’État de droit, et elle est souvent soumise à la discussion publique du Parlement. Toutefois, l’exigence croissante d’une démocratie qui ne se limite pas au moment du vote, mais implique de façon beaucoup plus continue l’ensemble des citoyens suppose que cette participation ne s’arrête pas aux portes de la décision.

Héloïse Nez nous montre comment, à la suite du mouvement des Indignés de 2011, certaines villes espagnoles ont su inventer des pratiques dans lesquelles des citoyens ordinaires sont associés aux élus et aux experts pour prendre des décisions concernant leur vie quotidienne. Parmi les leçons de l’expérience espagnole : il ne faut pas hésiter à combiner différentes conceptions de la démocratie (participative, directe, délibérative, numérique), du moment que ces dispositifs prennent un caractère effectivement décisionnel, ce qui n’est pas toujours le cas.

Ne pas répondre à ces aspirations, c’est prendre le risque d’un enfermement dans les pires manières de décider. Celles-ci sont évoquées en creux au fil du numéro : confiscation de la décision par les lobbies, les marchés, les agences de notation, ou encore par des expertises non contradictoires. Anne Marijnen nous alerte sur la place croissante, au niveau des gouvernements, des décisions automatisées, où des algorithmes élaborés par des sociétés privées donnent l’illusion d’une mesure en temps réel de l’opinion publique (par la surveillance des réseaux sociaux et de leurs influenceurs). Le risque est grand de « favoriser une culture de la réaction plus que l’action politique ». On est loin des exigences de débat ouvert et contradictoire de la démocratie participative.

2 Prudence avec la gouvernance

Les différentes formes de gouvernance, entendues comme de nouveaux modes de décision partagée, n’ont-elles pas d’ores et déjà permis d’ouvrir les processus décisionnels ? L’un des enseignements de ce numéro est qu’il faut être vigilant dès lors qu’il est question de « gouvernance », tant ce mot-valise englobe des expériences différentes et nourrit les ambivalences. (lien à insérer)

En vogue depuis quarante ans, la gouvernance semble répondre aux exigences d’une démocratisation de la décision, en regroupant des dispositifs visant à impliquer dans les décisions publiques des acteurs au-delà de l’État (ONG, citoyens, entreprises…), et en remettant en cause les formes les plus verticales et autoritaires de gouvernement. Elle a pu aider à résoudre les questions posées par des contextes institutionnels particulièrement complexes, ou par des échelles auxquelles les formes classiques de gouvernement sont impraticables (régionales et transnationales en premier lieu).

Il convient d’être bien attentif aux réalités recouvertes par la « gouvernance ».

De fait, de tels contextes ont parfois permis à des formes de gouvernance de répondre à la promesse de modes de décision mieux partagées : Brigitte Fouilland montre ainsi comment le labyrinthe institutionnel de l’Union européenne a pu se transformer en un « laboratoire » pour des formes de concertation et de décloisonnement dans lesquelles des collectifs organisés ont su imposer leur voix. Mais le terme de « gouvernance » peut aussi inclure des dispositifs réalisant le rêve néolibéral d’une société dont les intérêts s’ajusteraient via des mécanismes de type marchands, à condition qu’on laisse s’exprimer les intérêts de chacun hors de toute intervention étatique. L’inclusion devient ici exclusion et contournement, et une autre des pires formes de décision surgit. Il convient d’être bien attentif aux réalités recouvertes par la « gouvernance » et ne pas se laisser leurrer par sa seule évocation.

3 Une décision incarnée et assumée

On pourra retenir de ce dossier que l’exigence légitime d’une participation élargie à la décision ne doit pas rendre caduque toute forme de décision personnelle. Tout d’abord parce que la décision prise par un individu en position de commandement n’est pas nécessairement autoritaire : les ordres dominicains et jésuites (lien à insérer) ont ainsi su, chacun à leur manière, imaginer des formes de commandement où l’existence d’une autorité incarnée (provincial, maître de l’Ordre…) peut s’appuyer sur une instance collégiale et de nombreuses modalités plus ou moins formelles de consultation et de contestation (on retiendra par exemple le rôle des « admoniteurs »).

Jean-Claude Monod nous invite à réfléchir lorsqu’il rappelle, à rebours de la norme de la gouvernance, qu’une décision politique doit être un minimum personnalisée. Une telle incarnation prévient en effet d’un risque de dissémination technocratique ou bureaucratique, et surtout, ce point mérite d’être souligné, elle peut dès lors être assumée et donc critiquée. Autrement dit, une décision incarnée et assumée par un gouvernant est une décision dont il peut être rendu compte devant le public qu’elle a affecté ou contraint.

Dans l’Athènes antique, toute magistrature était redevable de ses actions devant le peuple.

Éric Buge nous rappelle d’ailleurs que l’obligation de reddition des comptes est constitutive de la vie démocratique, tout autant que le droit de vote. Dans l’Athènes antique, toute magistrature était redevable de ses actions devant le peuple. Ainsi, aujourd’hui, dans les politiques d’aménagements urbains, Jean-Luc Poidevin (lien) montre l’importance que le maire endosse la responsabilité politique de projets qui risqueraient sinon de n’être que le résultat de luttes d’influence entre acteurs privés. On rajoutera qu’il ne faut pas craindre à ce titre la « juridicisation », voire la pénalisation du politique : les procès consécutifs aux décisions prises lors des grandes crises sanitaires, à l’instar de celle du sang contaminé, sont l’occasion d’examiner dans le détail et dans des enceintes propices à leur évaluation dépassionnée, ce qui s’est vraiment passé. Autant d’investigations dont on peut tirer des leçons pour l’avenir.

4 De l’expertise à l’éducation

Jean-Paul Gaudillière retrace de façon éclairante comment, avec la crise du Covid-19, de nouveaux équilibres se sont noués entre « le savant et le politique ». Ce cas de figure pose la question de la place de l’expertise dans la décision publique et de sa compatibilité avec des décisions effectivement démocratiques. Il apparaît ici qu’une décision la plus inclusive possible ne rend pas obsolète le recours à l’expertise.

Étudiée dans de précédents numéros de la Revue Projet (n° 378, 379, 382), la Convention citoyenne pour le climat a montré comment scientifiques ou économistes pouvaient aider à appuyer des propositions à la fois consensuelles et audacieuses. L’expertise peut aussi produire des catégories obligeant à des décisions bien pesées : Natalia Frozel Barros montre comment, dans le cas de la régulation internationale des océans, la lente élaboration de la notion juridique de « patrimoine commun » a imposé un mode de délibération exigeant, aujourd’hui menacé par la notion plus floue et bien moins contraignante de « bien commun ».

L’expertise éclairée a souvent un coût : celui de l’éducation. Comme le rappelle utilement Anne Marijnen, faute d’une « littératie » numérique minimale des citoyens (et des élus !), les décisions en matière de régulation numérique, ô combien importantes aujourd’hui, risquent, du fait de leur technicité, d’échapper au profit du bon vouloir des grands monopoles privés et des Gafam. Mais une telle éducation suppose un investissement fort de la société, dès le collège.

5 Urgence et prise de décision

Faire face à une pandémie dont les conditions de propagation changent tous les jours, ou empêcher une catastrophe environnementale à l’échelle mondiale, cela suppose des mesures fortes et immédiates. De telles mesures sont-elles compatibles avec les nouvelles exigences de participation et d’inclusion ? Jean-Paul Gaudillère le rappelle de façon salutaire : « L’adéquation des mesures aux besoins des personnes suppose, y compris en temps de crise, un recours à des formes de démocratie bien plus poussé que ce qu’on a vu dans la gestion de la pandémie en France. »

L’affaiblissement du système hospitalier a été organisé au plus haut sommet de l’État au nom d’une idéologie du « moins d’État ».

De fait, si les décisions prises dans l’urgence suscitent aujourd’hui autant de contestations, ce n’est peut-être pas tant en raison de leur caractère privatif de liberté que parce qu’elles sont contraintes par des choix antérieurs qui n’ont pas été réellement discutés. L’affaiblissement du système hospitalier a ainsi été organisé au plus haut sommet de l’État au nom d’impératifs budgétaires ou d’une idéologie sous-jacente du « moins d’État », sans que ces options aient été réellement débattues.

L’une des leçons qu’on peut tirer de ce dossier est que, si des situations imprévisibles peuvent obliger à décider dans l’urgence, la décision sera d’autant plus légitime, et donc efficace (car acceptée) que les options entre les mains du décideur auront été élaborées collectivement en amont. La tentation autoritaire tombe ici : non seulement la démocratie ne nuit pas à l’efficacité de la décision et n’empêche pas la prise de mesures fortes et contraignantes, mais ces mesures seront d’autant plus efficaces qu’un débat de société aura préalablement fixé ce qui doit être considéré comme fondamental, comme ce qui nous importe prioritairement et collectivement.

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