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Peu intégrés aux processus décisionnels, nombre de citoyens estiment que les élus au Parlement européen négligent leurs contributions. Pourtant, de nouveaux espaces délibératifs s’expérimentent, comme les agoras citoyennes. La parole de Karima Delli, eurodéputée écologiste.
Il est grand temps que les citoyens européens fassent entendre leur voix ! En ce sens, je me réjouis du rebond de participation que nous avons connu en France lors des élections européennes de 2019. Pour autant, il s’agit du scrutin qui intéresse le moins les citoyens. Sans doute parce que la plupart des partis politiques ont construit leurs programmes sur des enjeux nationaux. Le phénomène est d’ailleurs renforcé par le passage à des listes nationales, alors qu’il serait plus intéressant que le scrutin européen se construise autour de listes transnationales. En ce sens, les écologistes avaient réussi à bâtir un programme européen pour faire campagne sur les mêmes propositions, que ce soit en France, en Allemagne ou en Belgique.
Élus européens, sommes-nous suffisamment à l’écoute des citoyens ? Le Parlement est certes doté d’un bureau pour les pétitions. Et, si une initiative citoyenne rassemble un million de signatures d’au moins sept pays, la commission parlementaire doit s’en saisir. On en reçoit énormément et c’est très heureux ! Pourtant, alors qu’une pétition pour demander l’interdiction du glyphosate avait réuni les conditions nécessaires, la majorité des députés n’a pas soutenu cette initiative ! C’est quand même aberrant : comment être si peu attentifs aux attentes des citoyens ? D’autant plus sur des sujets qui les concernent directement. Aujourd’hui, à la suite de la crise sanitaire, l’Europe prépare un plan de relance, mais a-t-on seulement consulté les citoyens ? Leur a-t-on demandé dans quel secteur nous devions investir demain ? Les représentants européens élus au Parlement ne devraient pas oublier que leur mandat leur a été accordé par les citoyens. Pour ma part, j’entends formuler ma mission en répondant à cette simple question : est-ce que je travaille bien pour l’intérêt général et non pour des intérêts économiques ? Si la réponse est claire à mes yeux, je n’ai malheureusement pas l’impression que tous mes collègues partagent cette conviction.
Les citoyens européens doivent se sentir mieux intégrés au sein du processus décisionnel et cette représentation ne se réduit pas à une délégation de pouvoir. Elle suppose aussi de considérer les citoyens comme des colégislateurs à part entière. Ils ont de très bonnes idées, écoutons-les ! C’est la raison pour laquelle j’ai ouvert, en 2018, la Commission des transports et du tourisme que je préside, pour créer des « agoras citoyennes ». Celles-ci ont lieu deux fois par an et ouvrent 150 places aux citoyens européens qui en font la demande. Désormais, les députés de la commission jouent les porte-parole de cette initiative dans leur pays et peuvent mobiliser des profils très variés. Les débuts furent, certes, difficiles avant que l’idée ne soit admise par mes collègues : les élus conservateurs, notamment, n’y étaient pas prêts. Or l’expérience s’est vite révélée enrichissante pour tout le monde. Les participants aux agoras proposent chaque fois une dizaine de sujets, comme les transports gratuits, le vélo, la voiture autonome… Ils ne manquent pas d’interpeller les élus, en demandant pourquoi on a voté telle loi et non telle autre. Si nous sommes élus, nous avons à les écouter et à leur rendre des comptes. Lors de la première édition, au bout de trois heures de séance, personne ne voulait s’arrêter, mais il fallait rendre la salle !
Il s’agit aussi d’une démarche d’humilité de notre part, élus politiques : nous avons conscience que nous n’avons ni tous les pouvoirs, ni toutes les solutions.
Le débat est particulièrement intéressant car les citoyens ont bien conscience que nous travaillons sur des décisions qui sont intimement liées à leur vie quotidienne. Pour reprendre l’exemple de la voiture autonome, leur crainte principale portait sur l’usage qui serait fait de leurs données personnelles. Charge donc à nous, députés, d’être à l’écoute ! Et lorsque le sujet sera débattu au Parlement, de défendre leurs droits. L’enjeu est de construire la démocratie européenne de demain : de faire confiance aux citoyens et de leur montrer que nous sommes attentifs à leur quotidien. D’où le nom d’agora : ils participent et nous analysons ensemble comment intégrer cet apport. Il s’agit aussi d’une démarche d’humilité de notre part, élus politiques : nous avons conscience que nous n’avons ni tous les pouvoirs, ni toutes les solutions.
Or je suis aujourd’hui la seule présidente de commission à porter ce genre d’initiative qui, pourtant, devrait couler de source. Mais je le ressens comme une obligation. Face au risque de délitement de l’Union européenne, il est plus nécessaire que jamais de fortifier notre sentiment d’appartenance à la famille européenne.
Propos recueillis par Martin Monti-Lalaubie.