Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
Comment représenter la nature dans la vie de la Cité ? Les non-humains peuvent-ils et doivent-ils y être représentés ? Retour sur quelques expérimentations mêlant spectacle vivant, avancées législatives et réflexion universitaire.
La délégation de la Forêt s’avance à la tribune, puis celle de l’Atmosphère, puis celle des Océans, puis celle des Espèces menacées, puis celle de l’Amazonie. Elles vont rejoindre les délégations des États, les représentants des organisations non gouvernementales (ONG), ceux des firmes transnationales. Ces acteurs ont trois jours pour négocier et conclure un accord mondial sur le climat. Nous sommes au théâtre des Amandiers, à Nanterre, en mai 2015, où deux cents étudiants venus du monde entier expérimentent ce à quoi aurait pu ressembler une Cop21 dont la version officielle aura lieu quelques mois plus tard. Ce projet est né de la conviction que les difficultés des conférences sur le climat à obtenir des résultats tangibles tenaient à des problèmes de représentation : face à la crise environnementale, les États-nations ne peuvent plus prétendre occuper seuls la scène, comme ils le font dans les sommets internationaux, où leurs délégués débattent au sein des enceintes officielles, pendant qu’à l’extérieur tentent d’intervenir les associations, les ONG, les scientifiques ou les lobbies, en l’absence de tout protocole officiel. La scène du théâtre permet d’imaginer un autre espace politique, dans lequel toutes les parties concernées puissent enfin discuter ensemble d’une situation dans laquelle la liste des problèmes transversaux dépasse très largement celle des États. Une scène ressemblant à celle de l’Organisation des Nations unies, mais où les représentants des collectivités humaines discuteraient à égalité avec ceux des autres êtres habitant la planète.
Depuis le mois de mars 2017, la communauté maorie peut agir comme représentante légale du fleuve Whanganui qui coule en Nouvelle-Zélande.
Un tel modèle pourrait-il franchir les murs du théâtre pour aboutir à ce que l’ensemble des habitants de la Terre, humains et non-humains, aient un jour leurs représentants, disposant d’une puissance législative ? Un premier pas a d’ores et déjà été franchi lorsque, à la fin des années 2010, plusieurs entités naturelles se sont vues dotées de droits et de la capacité à être représentées devant les tribunaux, en plusieurs endroits de la planète. Depuis le mois de mars 2017, la communauté maorie peut agir comme représentante légale du fleuve Whanganui qui coule en Nouvelle-Zélande. La même année, l’Inde reconnaît les fleuves Gange et Yamuna comme des « entités vivantes ayant le statut de personnes morales ». Constituer des ensembles naturels en sujets de droit disposant de la possibilité de plaider, de se défendre, d’obtenir réparation par l’intermédiaire de représentants marque une étape importante dans l’histoire d’une revendication dont Christopher Stone a posé un jalon essentiel en 1972 lorsqu’il publie Les arbres doivent-ils pouvoir plaider ? 1, un texte devenu une référence depuis.
Deux ans auparavant, la cour d’appel de Californie avait rejeté l’action en justice d’une association de protection de la nature, le Sierra Club, qui s’opposait à un projet d’aménagement touristique porté par la Walt Disney Company et menaçant une vénérable forêt de séquoias. Le rejet par la cour d’appel s’appuyait sur l’absence de préjudice personnel de l’association environnementale et donc de la nullité de son intérêt à agir. C’est là que le juriste Christopher Stone fait valoir que, si les membres du Sierra Club ne sont, en effet, pas personnellement atteints, les arbres, eux, le sont bien ! Il profite de ce cas pour proposer « tout à fait sérieusement que l’on donne des droits juridiques aux forêts, aux océans, aux rivières et autres objets dits “naturels” de l’environnement – en fait, à l’environnement naturel dans son ensemble ». Pour l’auteur, cet élargissement ne fait que poursuivre un mouvement de reconnaissance de droits à des collectifs qui en avaient été dépourvus dans le passé (les Noirs aux États-Unis, les femmes dans la plupart des pays), reconnaissance qui semblait, elle aussi, impensable, voire scandaleuse, auparavant.
La possibilité d’une représentation juridique et politique d’êtres qui en sont habituellement dépourvus paraît en fait de moins en moins incongrue, à mesure que se fait jour l’urgence écologique. Bruno Latour figure parmi ceux qui ont poussé le plus loin la réflexion en ce sens et, dans le cadre d’une réflexion sur les façons de représenter, une relecture vingt ans plus tard de son ouvrage Politiques de la nature s’impose2.
On a pu mesurer à quel point les conditions d’apparition et de circulation d’un être biologique comme le Sras-CoV-2 pouvaient difficilement être qualifiées de « naturelles ».
Au point de départ de cet ouvrage se trouve la remise en cause de deux divisions constitutives de la vision moderne du monde qui s’impose à nous depuis la Renaissance et les Lumières : d’une part, le partage entre ce qui relève de la politique et qui correspond au monde des valeurs, des jugements moraux et normatifs et, d’autre part, ce qui relèverait de l’objectivité des faits ; d’un côté, les assemblées où l’on fabrique les lois et, de l’autre, le monde des laboratoires scientifiques où l’on enregistre de pures données. Parallèlement, la partition entre un monde qui serait celui des humains et un monde qui serait celui de la « nature », la seconde étant le plus souvent définie comme l’ensemble de ce qui échappe au premier.
Or la crise environnementale et toute une série de crises sanitaires, depuis la crise de la « vache folle » jusqu’à l’épidémie de coronavirus, montrent que ce qui se joue dans les laboratoires et dans les controverses entre les chercheurs devient un élément central du débat public : que seraient aujourd’hui ce débat et le champ des mobilisations sans l’ensemble des travaux et des publications assurés par le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) ? Quant à la différence entre nature et société, on a pu mesurer à quel point les conditions d’apparition puis de circulation d’un être biologique comme le Sras-CoV-2 pouvaient difficilement être qualifiées de « naturelles », et comment l’ensemble de ses effets étaient étroitement liés à l’organisation de nos sociétés et de nos économies. Bruno Latour imagine, dans son ouvrage de 1999, ce à quoi pourrait ressembler une constitution qui tiendrait compte de cet enchevêtrement des faits et de la politique.
Si, jusqu’à présent, la discussion avec les non-humains a été jugée impossible ou illusoire, c’est, remarque l’auteur, parce que nous sommes frappés d’une hésitation à faire parler les choses qui nous concernent. Comment franchir le pas ? Le fait est que les plantes, les pangolins, les chauves-souris, les fleuves, les montagnes, le climat, les bactéries ne parlent pas d’eux-mêmes, ou du moins pas dans le même registre que celui employé à l’Assemblée nationale. Mais, dit l’auteur, ces êtres peuvent être dotés d’« appareils de phonation » et le sont bien en réalité à chaque fois que des dispositifs les rendent visibles et rendent compte de leurs conditions de vie et d’équilibre, de leur puissance d’agir sur les autres, etc. Parmi ces dispositifs, même s’ils ne sont pas les seuls, les appareillages scientifiques jouent un premier rôle. Et c’est bien grâce à l’ensemble de leurs outils qu’aujourd’hui des humains peuvent parler au nom du climat, des océans, de l’Amazonie, des insectes, des baleines ou des vers de terre.
Si les êtres qui peuplent la Terre disposent bien d’une capacité à se faire entendre, plus ou moins directement, comment organiser le débat ? Bruno Latour prend ici au sérieux le modèle de la constitution, tel que le pratiquent les démocraties parlementaires, et propose une organisation des délibérations politiques sous une forme classiquement bicamérale. Mais les questions auxquelles auraient à répondre les deux chambres constitutives du parlement ne sont pas exactement ici celles auxquelles nous sommes habitués. C’est tout particulièrement le cas de la chambre haute, à qui revient la tâche de savoir « combien nous sommes », question qui n’appellerait pas un recensement, mais l’établissement d’un « nous » suffisamment large pour accueillir tout ce qui compose un monde commun au sein duquel l’ensemble des êtres humains et non-humains pourraient établir des relations pacifiées – ou du moins civilisées – par le recours à la discussion.
Chaque jour ou presque, de nouveaux êtres font valoir qu’ils participent du monde commun et veulent voir admise la place qu’ils y occupent.
Une première mission à laquelle devrait répondre une telle constitution serait : « Combien sommes-nous ? » Chaque jour ou presque, de nouveaux êtres font valoir qu’ils participent du monde commun et veulent voir admise la place qu’ils y occupent. On peut penser au rôle progressivement reconnu aux insectes pollinisateurs, dont les porte-parole sont non seulement des biologistes, mais aussi des apiculteurs. Il revient à la chambre haute, dans le modèle proposé, de déterminer quelles épreuves doivent décider de la pertinence de l’entrée dans la discussion de nouvelles entités et de qui pourraient en être les meilleurs représentants. Beaucoup de nos contemporains admettent l’existence d’énergies subtiles, faut-il en tenir compte ? Au début de la crise de la vache folle, l’existence du prion n’avait rien d’évident, etc. Si c’est un virus qui se déclare candidat comme participant à la vie collective, il faut un ensemble d’instruments, de laboratoires, de questionnaires, d’observations cliniques, de recueils de données, avant que lui-même et ses porte-parole virologues puissent affirmer : « Je cause une maladie mortelle et imprévue dont vous allez devoir tenir compte. » Ou pour que les abeilles puissent revendiquer : « Sans nous, notre monde serait rapidement privé de fruits et de légumes. » On mesure l’importance du travail, toujours ouvert, de cette chambre haute dont le rôle est de reconnaître avec qui les êtres déjà présents doivent désormais compter et engager la discussion.
Il revient maintenant à la chambre basse de vérifier la compatibilité des nouveaux venus avec les êtres déjà installés dans le monde commun et, le cas échéant, d’organiser la cohabitation. Il est possible que cette compatibilité soit finalement jugée impossible : aucun apport positif n’est reconnu au coronavirus qui doit être éliminé ou neutralisé, telle espèce invasive doit être jugulée, cet engrais prometteur met en péril l’existence des rivières et l’ensemble de ceux qui les peuplent ou en jouissent, etc. Au moins la discussion aura-t-elle eu lieu avec l’ensemble de ceux qui constituent le collectif plutôt que, comme cela se pratique aujourd’hui, dans les couloirs des enceintes des grandes organisations interétatiques et non dans les salles plénières, par groupes d’intérêts interposés sans procédure formelle de discussion, ou bien encore dans des laboratoires, mais sans que la publicité qui sied aux décisions qui concernent les affaires communes y soit justement garantie. Dans un dispositif où la représentation de l’ensemble des entités qui peuplent le monde serait assurée, leur hiérarchie optimale ou leur compatibilité maximale pourrait être ainsi réellement discutée.
L’exercice de pensée proposé par Bruno Latour, la reconnaissance d’une personnalité morale dotée de droits à des fleuves et des montagnes, la préfiguration théâtrale d’une assemblée où l’ensemble des composants de la vie terrestre auraient la possibilité d’entrer en débat, en conflit ou en négociation, ces expériences pointent en creux les limites des formes les plus classiques de la représentation à l’heure des incertitudes sanitaires et de la crise environnementale. Elles stimulent dans le même temps notre imagination, réveillent notre goût de l’utopie et nous invitent à leur emboîter le pas.