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Depuis les révolutions politiques des XVIIIe et XIXe siècles, la représentation est indissociable de nos régimes. Pour autant, elle n’est pas une condition suffisante, ni même nécessaire, de la démocratie. Quelles conceptions de la représentation ont jalonné l’histoire des régimes modernes ?
Dans le sens commun, démocratie et représentation sont combinées, au point de paraître indissociables. Au mieux observe-t-on quelques variations lorsque le commentateur avisé oppose la démocratie directe à la représentative, ou lorsqu’il tempère cette dernière par l’ajout d’ingrédients participatifs ou délibératifs – sans qu’apparaisse d’ailleurs très clairement la distinction entre tous ces termes. Dans tous les cas, la teneur représentative de la démocratie et la teneur démocratique de la représentation restent d’autant plus indivisibles qu’elles constitueraient l’origine et l’essence même de nos régimes.
Un détour par l’Histoire permet cependant de déconstruire fermement et sans trop de polémique la naturalité de cette association, qui relève bien plutôt du mythe que de la réalité : les régimes représentatifs modernes, nés des révolutions politiques des XVIIe et XVIIIe siècles (anglaise, américaine puis française), non seulement ne sont pas nés comme des régimes démocratiques, mais se sont même constitués en opposition explicite et volontaire à la démocratie. Ce n’est que chemin faisant, et au prix de bien des combats politiques, que les deux termes ont pu se croiser en une association plus ou moins heureuse, plus ou moins solide et qui, aujourd’hui encore, est régulièrement mise en cause.
Les révolutions politiques fondatrices de la modernité ont accouché de régimes libéraux et non démocratiques, s’élevant, avant tout, contre l’absolutisme.
Les révolutions politiques fondatrices de la modernité, aussi plurielles soient-elles, ont accouché de régimes libéraux et non démocratiques. Portés par le renouveau d’une force sociale (la bourgeoisie) et d’une philosophie (le libéralisme et les droits naturels), ces événements s’élèvent d’abord et avant tout contre un ennemi commun : l’absolutisme d’ancien régime et l’arbitraire du pouvoir qui en découle. La fiscalité joue un rôle déterminant qui fondera la source de la légitimité politique nouvelle : contre la transcendance de la volonté divine, l’immanence du consentement à l’autorité et donc le choix de ses représentants.
Discutée par les pères fondateurs1, l’élection devient alors le mode de sélection de cette autorité politique collectivement consentie. En tant que choix individuel de représentants dépositaires de l’autorité, elle fait intervenir la volonté et s’oppose donc directement à l’absolutisme de droit divin. Mais ses vertus recouvrent également la volonté explicite de s’opposer à un autre ennemi, jugé tout aussi dangereux : la démocratie et, avec elle, le mode de sélection qui y est historiquement associé depuis Athènes, le tirage au sort. Ce que recouvre l’élection, c’est l’idée libérale de délégation de souveraineté auprès d’une élite choisie, par opposition à l’idée démocratique d’exercice populaire et de justice distributive du pouvoir, portée, elle, par le tirage au sort.
En cela, les régimes représentatifs sont historiquement constitués par opposition à la démocratie, pour au moins deux raisons. La première, c’est donc cette nature intrinsèquement aristocratique de l’élection (le choix des meilleurs), voulue par les pères fondateurs afin qu’émerge une élite issue des rangs de la bourgeoisie et à même de gouverner. La seconde, c’est ce que Bernard Manin2 appelle « le principe de distinction » : un ensemble de normes culturelles et de dispositions institutionnelles qui garantissent volontairement une forte marge d’indépendance aux représentants, leur permettant d’échapper à un contrôle démocratique trop important. Parmi ces dispositions, le choix du suffrage censitaire (le suffrage universel n’intervenant que beaucoup plus tardivement et sous la pression du mouvement ouvrier), l’absence de mandats révocables et impératifs, l’absence de contraintes légales sur les promesses et programmes électoraux, etc.
En ce sens, le gouvernement représentatif, nouvel étalon de la modernité politique, ne se caractérise à l’origine par aucun des grands principes qui fondèrent la démocratie athénienne, référence bien connue des penseurs libéraux : tirage au sort, rotation des fonctions politiques, incitation à la participation, valorisation des vertus civiques de la citoyenneté, etc. La politique n’apparaît plus que comme un mal nécessaire, le garant de l’égale liberté devant la loi, permettant « la sécurité dans les jouissances privées » (Benjamin Constant3). Le gouvernement représentatif peut dès lors se réduire à une simple procédure d’institution et de destitution pacifique des gouvernants à intervalle régulier (Karl Popper), loin de l’idéal démocratique d’un exercice effectif du pouvoir par le plus grand nombre.
Élitiste par nature, le gouvernement représentatif s’apparente d’abord à un parlementarisme des notables.
Dans son célèbre ouvrage Principes du gouvernement représentatif4, Bernard Manin constate que, si ces régimes modernes se sont constitués à rebours de l’idéal démocratique, des rapprochements ont néanmoins pu s’opérer, à partir de la fin du XIXe siècle et durant une grande partie du XXe siècle. Élitiste par nature, le gouvernement représentatif s’apparente d’abord à un parlementarisme des notables, faisant émerger figures aristocratiques et élites sociales, selon les principes évoqués. Mais la pression croissante du mouvement ouvrier va forcer la démocratisation progressive de l’équilibre libéral. L’instauration du suffrage universel, d’abord, et la formation des organisations de masse, ensuite, vont favoriser tout à la fois l’intégration politique des classes populaires (via le jeu électoral, mais aussi via le rapport de force induit par le mouvement ouvrier), la structuration de corps intermédiaires puissants et la politisation des masses. Ce faisant, la représentativité sociale des régimes libéraux s’accroît progressivement. La question sociale devient un enjeu politique difficilement évitable, favorisant les mesures de progrès social et la diminution relative des inégalités en fait – et non seulement en droit. Passée l’étape du gouvernement des notables, le gouvernement représentatif connaît alors une phase de démocratisation qui s’accompagne d’un sentiment de rapprochement entre représentants et représentés, incarné par les figures d’ascension sociale au sein des partis liés au mouvement ouvrier (socialistes et communistes). Durant cette période, la représentation semble basculer du pôle de l’incarnation, unifiant une volonté par-delà les particularismes (du principe allemand de « Repräsentation ») à celui de la pluralité, exprimant la diversité des intérêts sociaux et politiques (du principe allemand « Vertretung »).
Ce lent mouvement de démocratisation a pourtant fini par s’enrayer, au point de donner aujourd’hui le sentiment qu’il fait machine arrière. Sous l’effet du recul du mouvement ouvrier et du triomphe de la pensée néolibérale, le dernier quart du XXe siècle a vu s’accroître sans cesse le phénomène archi-commenté de la « crise de confiance » de la démocratie représentative. Le démantèlement des corps intermédiaires, le recul de la socialisation politique et de l’ascension sociale permises par les organisations de masse, conjuguées au rapprochement idéologique d’alternances politiques gagnées par le technocratisme néolibéral, ont creusé une brèche croissante de crise de représentativité dont la volatilité électorale et l’abstentionnisme incarnent les aspects les plus visibles.
Si seule l’élection à intervalles réguliers subsiste comme critère décisif de nos régimes, que reste-t-il alors d’effectivement démocratique en démocratie représentative ?
En toile de fond, le nouvel accroissement des inégalités sociales et la mise en spectacle médiatique des fonctions représentatives ont favorisé le passage à une « démocratie du public », n’ayant de démocratique que le rapport direct et mouvant entretenu par les représentants sur les représentés. Désormais, ce ne sont plus les clivages sociaux qui déterminent les clivages politiques, mais des représentants communicants qui impriment leurs propres clivages, souvent flous et artificiels, afin de se placer au centre du jeu politique. Que ce soit par l’éloignement social réel ou par le jeu symbolique des faiseurs d’opinion publique, la marge d’indépendance des gouvernants s’accroît à nouveau fortement, là où elle avait semblé se réduire de manière importante durant près d’un siècle.
Comme à l’origine libérale du parlementarisme, la « démocratie » semble à nouveau se réduire à l’État de droit et à la défense des libertés individuelles. Pourtant, de plus en plus de voix s’élèvent pour faire part de leur inquiétude, y compris sur ce terrain censé constituer le noyau des régimes représentatifs : si la gouvernance néolibérale se marie aussi facilement avec des formes autoritaires et la mise en question de nombreuses libertés publiques, si seule l’élection à intervalles réguliers subsiste comme critère décisif de nos régimes, que reste-t-il alors d’effectivement démocratique en démocratie représentative ? Plus que jamais, le mythe du mariage naturel entre démocratie et gouvernement représentatif mérite d’être mis en question, à l’aune des évolutions des dernières décennies.
1 James Harrington (1611-1677) et Montesquieu (1689-1755) notamment.
2 Bernard Manin, Principes du gouvernement représentatif, Calmann-Lévy, 1995.
3 Benjamin Constant, « De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes », 1819.
4 Bernard Manin, op. cit.