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Dossier : Savons-nous encore débattre ?

Sans conflit, point de démocratie

© Denis Meyer
© Denis Meyer

Pourquoi tant de débats se révèlent-ils aussi violents que stériles ? Entendre un avis opposé au sien peut être perçu comme une menace par l’individu. Pourtant, débattre, c’est accepter de voir que l’autre détient une part de vérité que je n’ai pas. Mise en perspective philosophique.


Quelle est l’essence du politique ? Aristote en a posé les bases les plus solides par trois traits, déployés dans l’Éthique à Nicomaque. Le premier : la Cité est déclarée horizon indépassable des activités humaines. Rien, absolument rien, ne peut prétendre échapper au politique. On pourrait estimer que c’est là un principe de fermeture, érigeant la communauté politique en absolu (idée sur laquelle Jean-Jacques Rousseau fondera, vingt-deux siècles plus tard, sa propre conception du politique en écrivant Du contrat social). Mais la pensée aristotélicienne est bien plus subtile. Car les deux autres traits sont, au contraire, stupéfiants par leur capacité d’éclairer les débats contemporains. La clôture de la Cité sur elle-même fait apparaître un socle plus profond qu’elle : un sentiment politique d’amitié, la philia, égalitaire en son essence, et qui déborde les frontières. Partout où il est allé, Aristote a rencontré une sollicitude des hommes pour les hommes dont il pense que les législateurs doivent faire plus grand cas que de l’élaboration d’une Constitution. Et puis, dernier trait, lorsqu’il a apparemment établi que la meilleure vie possible était l’exercice du commandement dans la Cité, il dévoile la possibilité d’une existence encore préférable : la vie théorétique, la vie de contemplation. La Cité ne peut se revendiquer comme l’horizon ultime qu’à condition de s’ordonner en fait à autre chose qu’à elle-même : la pensée. Une politique ne peut prétendre assumer l’essence qui est la sienne que si, en dernier ressort, elle permet la pensée.

La démocratie ne signifie pas le pouvoir du peuple, mais l’ensemble des structures nécessaires à la liberté de penser.

Cette proposition ne doit-elle pas servir de guide dans toute réflexion sur le politique ? Et si nous la retranscrivons en termes contemporains, ne doit-on pas écrire que l’essence du politique est la démocratie ? Car cette dernière ne signifie pas, malgré l’étymologie, le pouvoir du peuple, mais l’ensemble des structures nécessaires à la liberté de penser. La première leçon à tirer a la forme d’un paradoxe : il n’y a de politique que là où, conformément aux enseignements de Claude Lefort, le pouvoir ne s’identifie pas à un organisme totalisant mais laisse la place à autre chose que lui-même, qui puisse briser l’affirmation centrale du « pouvoir totalitaire [qui] s’arroge une légitimité absolue et instaure un ordre qui se veut irréversible [tout comme] il installe une société dans des horizons indépassables. Le possible est exclu.1 » Le politique est, en son essence, la possibilité du possible, l’ouverture d’un espace d’indétermination vide, qui soit le centre, la clef de voûte de tout l’édifice. Ce vide n’est qu’apparent, il est en réalité tout à fait consistant : il a la consistance de l’invention, de la création.
La question devient donc celle-ci : que peut bien être la liberté de pensée politique ? La première hypothèse qui vient à l’esprit s’oriente spontanément vers le modèle grec : une assemblée d’hommes libres s’interrogeant sur la pertinence d’une proposition qui n’a, pour se défendre, que sa faiblesse, ce qui revient « à attribuer la rationalité d’une expression à sa capacité d’être critiquée et fondée2 ». À suivre cette ligne posée par Jürgen Habermas, la liberté de pensée politique s’accomplirait tout entière dans le libre débat. Mais il faut tenir compte également de la percée originale, signature de la pensée, constituée par l’invention du possible. Cela consonne assez bien avec ce qu’Hannah Arendt dit de la plus haute forme de vie politique : l’action. « Le fait que l’homme est capable d’action signifie que, de sa part, on peut s’attendre à l’inattendu, qu’il est en mesure d’accomplir ce qui est infiniment improbable. Et cela à son tour n’est possible que parce que chaque homme est unique, de sorte qu’à chaque naissance, quelque chose d’uniquement neuf arrive au monde.3 » Par quel trait le débat démocratique peut-il accéder à la nouveauté d’une naissance qui caractérise la pensée ?

Pour que vive l’affrontement

L’hypothèse que nous voudrions défendre est que ce n’est pas le consensus, ni même la recherche du consensus, qui caractérise le débat démocratique, mais le conflit – une certaine manière de vivre les conflits. Il y a politique là où un affrontement au sein d’une communauté, loin de constituer un motif d’éclatement de celle-ci, la fait vivre et renforce sa cohésion. Reste à comprendre comment cela est possible. Le premier point à élucider est la notion même de conflit. Il serait par trop superficiel de parler de luttes d’intérêts particuliers cherchant à se faire valoir les uns contre les autres en se déguisant en intérêt général. Le procédé existe bien sûr, il est même courant – notamment chez les économistes pour qui toute communauté est constituée d’individus rationnels cherchant leur intérêt, ce qui les rend prévisibles. Mais on ne peut, avec le Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales (voir encadré), que rester pantois devant une telle simplification de la réalité. Les individus réels ne cherchent pas avant tout leur intérêt ; ils cherchent la reconnaissance, aux deux sens du terme : être reconnus et éprouver de la reconnaissance à l’égard de l’instance qui les fonde. Et cette lutte pour la reconnaissance ne se réduit pas à celle des intérêts. Il s’agit pour chacun de l’image qu’il a de lui-même (ou plutôt de la représentation qu’il a de l’image que la société se fait de lui). L’enjeu n’est pas économique, il est ontologique. C’est pourquoi il peut engendrer une violence inouïe, homicide et délirante. C’est au cœur de cette violence que le processus démocratique se doit de descendre, pour le transformer en tout autre chose : la puissance inventive et créative de la pensée libre – ou, pour reprendre les termes de Hannah Arendt, la création d’un espace où il est possible de naître. « Le miracle qui sauve le monde, […] c’est finalement le fait de la natalité, dans lequel s’enracine ontologiquement la faculté d’agir. […] “Un enfant nous est né” » (p. 314).

Le Mauss

Le « Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales » (Mauss) a décidé de s’attaquer aux fondements philosophiques de la théorie économique, contre l’idée selon laquelle le « libre marché » serait le résultat à la fois naturel et nécessaire de la nature humaine. Ce groupe puise son inspiration chez Marcel Mauss, sociologue français du début du XXe siècle, connu notamment pour son Essai sur le don (Puf, 2012 [1924]).

Il faut donc remettre en chantier la notion même de débat pour y discerner en quoi il est susceptible d’un tel tour de force : faire naître quelqu’un à la vie de la pensée, à partir de la transfiguration d’un conflit mortel pour la reconnaissance. Mais pourquoi affirmer que l’aspiration à la reconnaissance porte en elle la violence ? Parce qu’il en va de ma possibilité de vivre et que je ne peux être sérieusement reconnu que par une instance indépendante. Une instance par rapport à laquelle je suis impuissant. La seule réponse possible de l’impuissance menacée est la volonté de détruire l’autre menaçant. Le moindre frémissement dans les profondeurs de la société venant inquiéter le bien-fondé de mes opinions me trouve prêt à monter au créneau, parce que ce ne sont pas mes opinions qui sont menacées, mais mon existence même, la saveur de mon existence sans laquelle je meurs. Mais du même mouvement, on voit l’enjeu du débat démocratique : que mon impuissance elle-même devienne le lieu de la reconnaissance.
Il importe que le débat soit une conversation au sens qu’en donne Hans-Georg Gadamer : « Nous disons certes “mener une conversation” ; mais plus une conversation est vraiment une conversation, moins sa conduite dépend de la volonté de l’un ou l’autre partenaire.4 » Autrement dit, le premier geste consiste à ce que chacun se dessaisisse de sa prétention à détenir la vérité, pour demander au débat lui-même de la faire apparaître. Pour le moment, nous ne dépassons pas la proposition d’Habermas sur la rationalité des expressions. Le second pas ne va guère plus loin, puisqu’il a l’air de faire du consensus l’essence du débat, qui viserait, toujours selon Gadamer, « une juste entente sur la chose qui se réalise dans ce milieu qui est la langue » (p. 231).

« Être ouvert à l’autre implique donc que j’admette de laisser s’affirmer en moi quelque chose qui me soit contraire. »

Mais l’essentiel, le voici : je ne peux parvenir à cette entente que si j’ai déjà accompli une tout autre mutation. « Être ouvert à l’autre implique donc que j’admette de laisser s’affirmer en moi quelque chose qui me soit contraire. » (p. 207). Je n’accède à la pensée, je ne peux naître à la liberté que si je comprends ce qui s’oppose à moi et refuse de me reconnaître non pas comme ce qui me menace, mais au contraire comme ce qui me garantit qu’il y a en moi de quoi accéder à une meilleure compréhension de ce que je crois avoir saisi. Il me faut entendre que ma position peut s’enrichir de ce que j’avais pris pour une menace. Consentir à une liberté qui n’est pas la mienne n’est pas la réduction, mais l’accélération de ma propre liberté, sommée d’inventer l’inédit.

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1 Claude Lefort, Écrire. À l’épreuve du politique, Calmann-Lévy, 1994, p. 367.

2 Jürgen Habermas, Théorie de l’agir communicationnel. Rationalité de l’agir et rationalisation de la société, Fayard, 1987 [1981], p. 25.

3 Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, Calmann-Lévy, 1994 [1958], p. 234.

4 Hans-Georg Gadamer, Vérité et méthode, Seuil, 2018 [1976], p. 229.


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