Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
Stéphane de Freitas est mû par une conviction : apprendre aux jeunes à exprimer leurs opinions, c’est préparer une société apte à débattre. Depuis 2012, il forme des jeunes à la prise de parole en public et les mène collectivement vers des concours d’éloquence.
Comment est née l’idée de remettre à l’honneur les concours d’éloquence ?
Ce projet est né d’une expérience personnelle et de la prise de conscience d’un problème de société. J’ai grandi en banlieue parisienne, à Aubervilliers. À l’âge de 14 ans, en formation pour devenir basketteur professionnel, j’ai été projeté dans l’Ouest parisien, porte d’Auteuil, dans un établissement privé très élitiste. Habitué à des écoles où les interactions avec les enseignants étaient fortes, je me retrouvais dans une institution où les élèves écoutaient le professeur et ne prenaient la parole que pour donner la bonne réponse. Dans ces milieux privilégiés, avec mon langage « caillera », je me suis très vite rendu compte qu’on ne m’écoutait pas. Pire : on se moquait de moi ou l’on préjugeait de qui j’étais du fait de ma manière de m’exprimer. Je n’avais pas le langage ajusté à ce milieu social et je ressentais une forte frustration : à défaut de pouvoir mettre un mot sur la chose, sur mes sentiments, sur ce que je pensais, je ne pouvais pas m’ouvrir aux autres et ils ne me comprenaient pas non plus. J’ai commencé à apprendre le français comme une langue étrangère, en soulignant dans le journal Le Monde les mots et les expressions que je ne comprenais pas. À l’origine d’Eloquentia, il n’y a donc pas un savoir universitaire mais cette expérience vécue. Je voulais trouver des solutions de terrain pour les jeunes, sûrement nombreux, qui auraient rencontré les mêmes difficultés que moi.
« Si on ne peut pas se parler, on ne peut pas se comprendre ; il ne peut y avoir d’idéal partagé, pas de pacte de société possible. Ce qui mène, à terme, à une forme de délitement social. »
Mais cette expérience s’est accompagnée d’une prise de conscience plus large. J’ai constaté que la France connaissait une grave crise de la liberté d’expression, devenue très visible à la suite des événements tragiques de Charlie Hebdo et des attentats de novembre 2015. On pouvait « être Charlie » ou pas, mais aucun dialogue n’avait lieu. Comment, en France, où le pacte social réclame une adhésion collective, pouvait-on à ce point ne pas se comprendre ? Au-delà des clivages existants (entre droite et gauche notamment), cette crise touche à la possibilité même de s’entendre. Aussi, avant de réfléchir au « vivre ensemble », il m’a semblé primordial de penser aux conditions de l’échange de paroles dans notre société. Si on ne peut pas se parler, on ne peut pas se comprendre ; et si on ne peut pas se comprendre, il ne peut y avoir d’idéal partagé, pas de pacte de société possible. Ce qui mène, à terme, à une forme de délitement social.
Pourtant, les espaces d’expression et de débat se sont multipliés avec Internet et les réseaux sociaux…
L’ère d’Internet donne en effet la possibilité à tous de parler, mais cela ne signifie pas que tout le monde s’écoute. Avec les réseaux sociaux, nous sommes aussi entrés dans la « culture du clash », et le débat de société tend à se confondre avec un échange de punchlines. De même, quand on est invité dans des médias, on a cinq minutes pour intervenir : il faut être percutant, frapper les esprits. On manque souvent de temps pour dérouler son argumentaire, on est immédiatement confronté à un déferlement de commentaires, de critiques, voire d’insultes. Le dialogue de société est ainsi assimilé à un sport de combat. Il y a bien sûr une dimension positive de cette ère du réseau, où chaque citoyen peut s’exprimer, mais l’impression est bien aujourd’hui celle d’une cacophonie ou d’un brouhaha ambiant.
Comment des concours d’éloquence peuvent-ils apporter des réponses à ces questions ?
Je suis convaincu qu’il nous faut travailler collectivement dans deux directions. D’une part, il faut investir la question du débat de société, en particulier avec les jeunes métissés venus de différentes origines. Il y a en eux des ressentis très forts, liés souvent à l’héritage du colonialisme et de l’immigration. Il faut pouvoir aborder ces questions dans des espaces bienveillants, où l’écoute est possible. Sans cela, l’ambition de construire demain une société commune est illusoire. Il y a urgence à créer des agoras constructives et bienveillantes. Et je suis convaincu que la jeune génération ne demande que cela : qu’on lui propose des cadres de discussion collective.
Le deuxième axe de travail est lié à l’enjeu que représente la maîtrise du langage. Je crois à l’importance de ce que j’appelle la « prise de parole éducative » – un terme sans doute préférable à celui d’éloquence : tu viens et tu défends une conviction, quelque chose qui te tient à cœur, avec une forme qui peut être artistique, mais surtout avec de l’authenticité. Il ne s’agit pas d’une école du sophisme, ni de l’apprentissage d’un art de convaincre à tous les coups ; cela reviendrait à nier l’empathie et l’écoute active, fondamentales à nos yeux.
L’important, c’est la façon dont l’apprentissage de la prise de parole va permettre à une personne de développer son savoir être, son intelligence émotionnelle, d’entendre ce qu’elle a dans le cœur et de le conceptualiser.
J’insiste : l’important, c’est la façon dont l’apprentissage de la prise de parole va permettre à une personne de développer son savoir être, son intelligence émotionnelle, d’entendre ce qu’elle a dans le cœur et de le conceptualiser, de le formuler aux autres. Mais c’est aussi apprendre au groupe à accepter la parole de l’individu, en le questionnant si l’on n’est pas d’accord, mais sans le juger. Peut-être en l’aidant à se remettre en cause, à évoluer.
Comment ces constats et ces convictions ont-ils donné lieu à des initiatives concrètes ?
En 2012, à l’Université Paris 8 (Saint-Denis), j’ai mis en place un atelier de formation à la prise de parole éducative. Cinq matières sont enseignées : la structure du discours, le slam et les différentes formes d’écriture poétique, l’expression scénique, la voix et la respiration. La formation intègre aussi un atelier d’insertion professionnelle, car cet apprentissage de la prise de parole peut se révéler essentiel dans l’accès au monde du travail.
Cette formation, qui s’est généralisée depuis, dure soixante heures, réparties sur six semaines. Trente jeunes, sélectionnés en fonction de leur motivation, se retrouvent ainsi chaque semaine pour assister aux différents modules. Depuis, le concours Eloquentia, organisé à Paris 8 mais ouvert à tous les jeunes de Seine-Saint-Denis, a connu un réel succès. Il a par la suite été organisé dans d’autres universités, mais toujours sur l’ensemble d’un département. Nous réalisons un travail de terrain avec des associations de quartier ou avec des leaders d’opinion pour y faire venir des jeunes des quartiers, dont certains entrent pour la première fois dans une université. Dans un second temps, le département de Seine-Saint-Denis nous a ouvert l’accès à ses collèges. D’abord trente, puis cinquante… Nous intervenons maintenant dans plus d’une centaine d’établissements scolaires. En 2019, 1 500 jeunes ont ainsi pris part à nos formations.
Par ailleurs, depuis juillet 2018, un dialogue s’est noué avec l’Éducation nationale pour penser la préparation d’une nouvelle épreuve du baccalauréat : le « grand oral ». L’insistance croissante des politiques éducatives sur l’expression – qu’elle soit écrite ou orale – va dans le bon sens : en responsabilisant un jeune, en habituant chacun à donner son avis, on s’accorde la chance d’évoluer collectivement.
Nous prônons la prise de parole éducative : en remettant de l’horizontalité dans les enseignements, en éduquant un groupe à parler dans le respect des opinions des autres, en développant l’écoute active, c’est-à-dire l’amour du partage et du collectif, on contribue à faire advenir une génération apte plus tard à dialoguer et à débattre sereinement. Et ce réflexe est déjà dans l’ADN de cette génération millenium. Il est indispensable d’en tenir compte pour construire la société de demain.
Propos recueillis par Damien de Blic & Réda Didi