Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
Aujourd’hui, le débat s’avère d’autant plus nécessaire au sein du processus politique que les acteurs sont nombreux : partis, institutions, mais aussi experts, associations, acteurs privés… Sur quelles prémisses fonder ce débat ?
On a longtemps réduit la vie politique à un jeu entre deux forces traditionnelles : les partis, qui représentent les citoyens à travers les élections, et les institutions, qui organisent celles-ci et déterminent le rôle des organes du pouvoir. Selon cette modalité, que le sociologue Dominique Lorrain nomme « gouvernement », les administrations et les institutions politiques sont le lieu de la détermination des enjeux et des décisions, ainsi que le lieu de gestion de celles-ci.
Mais le processus politique s’est très largement complexifié, dans ses effets comme dans ses enjeux. Ceux-ci touchent maintenant de très près la vie des citoyens : mobilité quotidienne, accès aux services ou aux loisirs, requêtes nouvelles concernant l’alimentation, recherche de logement, coûts de l’eau, de l’électricité et du chauffage, éducation des enfants, impératifs de santé et de bien-être, incidents (voire accidents) liés au changement climatique… Les citoyens sont ainsi directement confrontés à des choix individuels mais aussi collectifs. Or ces questions impliquent souvent une composante technique ou scientifique indéniable : les experts sont de plus en plus appelés à éclairer les décisions. Comprendre le poids du foncier sur le prix des loyers peut nécessiter des connaissances spécialisées ; bien se nourrir relève certes du bon sens mais aussi d’éclairages sur les processus de transformation et la composition des produits ; les effets de la pollution sur la santé sont l’objet de controverses scientifiques, etc. Face à des attentes à la fois proches et complexes, les réponses ne relèvent plus simplement des pouvoirs publics mais aussi, de plus en plus, des fournisseurs de biens et de services (produits pharmaceutiques, secteur de l’agroalimentaire, de l’énergie, produits chimiques, services informatiques, etc..). Et ils sont souvent interpellés à juste titre par les citoyens.
Loin de se restreindre au simple triangle électeurs-partis-institutions politiques, le processus politique s’est ainsi élargi à de multiples parties prenantes : acteurs publics et privés, entreprises de biens et de services, usagers, citoyens, collectifs et associations. Et, désormais, les médias jouent un rôle majeur dans la diffusion d’informations. Le numérique, en particulier, en a favorisé la rapidité et la concision, non sans risque d’une simplification parfois abusive. Le rôle du débat est donc fondamental aujourd’hui pour la mise en œuvre de ce processus politique. Débattre, c’est parler et échanger. C’est examiner, démêler, traiter. C’est discuter, contester, controverser, contredire et donc accepter le conflit, mais aussi la négociation.
Dès l’instant où les parties prenantes faire entendre leurs points de vue sur les sujets qui les concernent, les contradictions sont inévitables.
Dès l’instant où les parties prenantes pensent s’exprimer, veulent manifester et faire entendre leurs points de vue sur les sujets qui les concernent, les contradictions sont inévitables. Si l’on souhaite que la dynamique politique d’une réponse aux besoins soit l’occasion pour tous les acteurs et les décideurs de connaître précisément, de comprendre et d’analyser les demandes, alors le temps du débat est une étape essentielle. C’est lui qui fait apparaître les points de vue dans la perspective d’un véritable échange. Il invite à creuser les questions, appelant à la clarification des connaissances et des enjeux. Il conduit ainsi à des demandes mieux fondées et incite à une réponse politique. Mais, on le pressent, il y faut des conditions, qui sont aujourd’hui loin d’être remplies.
La première condition est celle d’une expression libre qui ne soit pas filtrée par la nécessité de compétences spécifiques. Combien de fois le « sentiment d’incompétence », que Pierre Bourdieu1 a souvent souligné, fait-il ici obstacle ? S’il est un acquis du mouvement des « gilets jaunes », c’est bien l’ouverture de cette capacité d’expression, favorisant des discussions, des échanges, la transmission de mécontentements et d’attentes.
Le souci de respecter les diverses opinions, de comprendre que, sur un même sujet, peuvent s’affirmer des points de vue foncièrement différents et des positions contradictoires est également une condition sine qua non. Le débat – comme le décrit Alain Cugno dans ce numéro – ne peut avoir lieu si le sens du conflit n’est pas accepté, non pas seulement avec résignation mais de manière active.
Pour autant, on ne peut pas débattre à partir d’opinions toutes faites ou simplement accrochées aux phrases assassines de quelques meneurs d’opinion. En cela, la description rigoureuse des faits (soulignée par Bruno Latour dans ce numéro) est bien une condition préalable majeure. On ne peut pas s’informer uniquement sur Twitter ou sur d’autres réseaux sociaux réducteurs dans leurs contenus. Ce qui signifie que les médias doivent faire ce travail d’information en se gardant de tomber dans le sensationnel ou de s’en tenir à une analyse superficielle des situations.
Il n’y aura pas de débat constructif sans ouverture à une meilleure intelligence des contextes contemporains, sans acceptation d’une étude sérieuse des enjeux.
Aussi l’école et la formation au sens large font-elles face à un travail considérable, qui nécessite une grande rigueur des enseignants sur les connaissances et les contextes transmis. Naturellement, cela n’est possible que si les parents, les familles, les adultes au contact des jeunes portent aussi cette exigence. Il s’agit de favoriser une posture de curiosité, d’envie de comprendre, plus qu’une connaissance a priori des sujets. Il n’y aura pas de débat constructif sans cette transformation du regard, sans ouverture à une meilleure intelligence des contextes contemporains, sans acceptation d’une étude sérieuse des enjeux.
En dernier ressort, si la teneur des débats n’est pas entendue et relayée par le politique, qu’il s’agisse des partis ou des élus capables d’y répondre à travers des politiques publiques, ceux-ci auront certes un effet positif d’échange mais ne pourront constituer le levier politique dont ils sont la promesse. Comme l’a montré Patrick Le Galès, nous ne sommes plus à l’heure du « gouvernement » mais à celle de la « gouvernance », c’est-à-dire d’« un processus de coordination d’acteurs, de groupes sociaux et d’institutions pour atteindre des buts discutés et définis collectivement ». De fait, ces buts collectifs donnent une direction à la société, tout en exerçant une forme de contrainte sur ces acteurs qui les ont validés2.
Atteindre des buts suppose de les identifier. Le débat joue ici un rôle croissant, il est le signe d’une vitalité démocratique. Mais sa reconnaissance et les règles du jeu sont-elles pleinement prises en compte ?