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Dossier : Savons-nous encore débattre ?

Quand les personnes en galère ont voix au chapitre

© Steven Wassenaar / Secours Catholique - Caritas France
© Steven Wassenaar / Secours Catholique - Caritas France

En parallèle au grand débat national, le Secours Catholique-Caritas France a organisé près de 200 débats dans toute la France pour écouter les préoccupations et les propositions des personnes en précarité. Une expérience inédite pour l’association.


Fin 2018, le Secours Catholique était interpellé par l’ampleur de la mobilisation des « gilets jaunes ». Le mouvement exprimait des difficultés sociales dont les équipes locales du Secours Catholique sont les témoins tous les jours : fins de mois difficiles, problèmes de mobilité, disparition des services publics en zones rurales…
En décembre 2018, nos délégations territoriales sont interrogées par le siège national sur l’intérêt d’un débat interne portant sur le mouvement des « gilets jaunes ». En vingt-quatre heures, une cinquantaine de délégations soutiennent l’initiative. Dès lors, sans attendre le lancement du grand débat national promis par le gouvernement, le Secours Catholique invite ses équipes à ouvrir des débats locaux sur la crise sociale. L’objectif est de permettre l’expression des plus pauvres, dans l’esprit du « pouvoir d’agir » qui caractérise l’engagement de l’association depuis plusieurs années. En effet, le mouvement des gilets jaunes agrège majoritairement des personnes vivant au-dessus du seuil de pauvreté, mais qui craignent ou expérimentent un déclassement. Notre inquiétude était que, dans ce grand débat, les préoccupations et l’avis des plus pauvres ne soient pas pris en compte. Il était important à nos yeux que, dans ce contexte agité, on puisse entendre la voix de ces derniers.
L’enjeu est bien de favoriser une réflexion et une action communes : l’invitation au débat s’adresse aux équipes locales, qui comprennent des bénévoles aux profils très divers, mais aussi des personnes en situation de précarité souhaitant s’engager à part entière. Nous encourageons aussi à élargir l’invitation à des membres d’associations locales, des paroissiens, des gilets jaunes…

La grande pauvreté fait vivre des expériences traumatisantes de non-écoute, de blessure, voire d’humiliation, qu’il importe de prendre en compte.

Si le Secours Catholique se considère plus à l’aise dans l’action que dans le débat, l’initiative a été un succès : les 200 débats organisés en France ont réuni plus de 3 000 personnes. Le fait est à noter : le milieu rural et les villes moyennes ont été légèrement surreprésentés par rapport aux métropoles et grandes villes – en cohérence, d’ailleurs, avec la mobilisation des « gilets jaunes ».

Débattre avec les plus pauvres : les règles de base

Mais ouvrir des espaces de débat avec des personnes en précarité suppose le respect de quelques conditions de base. La grande pauvreté, en effet, fait vivre des expériences traumatisantes de non-écoute, de blessure, voire d’humiliation, qu’il importe de prendre en compte. Aussi a-t-on proposé une fiche d’animation précise qui posait un cadre sécurisant et énonçait les conditions d’une expression de chacun : un accueil bienveillant, une explication du sens et du cadre du débat comme du déroulement de la rencontre. Les chaises étaient positionnées en cercle, un animateur jouant un rôle de facilitateur, rappelant que tous s’exprimaient sans hiérarchie, en tant que citoyens, et veillant à la prise de parole et au respect de chacun (grâce à un « bâton de parole »). Sans s’engager lui-même dans le débat, le facilitateur était chargé de faire progresser le groupe dans les différents temps de l’animation. L’alternance de temps en plénière et en sous-groupes devait faciliter l’expression des personnes moins à l’aise. Les échanges étaient précédés et suivis d’un temps convivial.
Afin de ne pas en rester aux difficultés de la vie, le débat était organisé autour de deux questions : « En quoi la colère exprimée par le mouvement des gilets jaunes rejoint ou non ce que nous pouvons vivre dans notre quotidien ? », et « Quelles propositions clés, locales ou nationales, souhaitons-nous mettre en avant pour avancer vers une société juste, durable et fraternelle, où chacun puisse vivre dignement ? » La première question, très ouverte, a donné l’occasion à chacun de parler en se sentant en confiance. Cette libération de la parole, qui n’est pas encore à proprement parler du débat, a permis aux groupes de dépasser le récit de souffrances et d’élaborer nombre de propositions.
Pour respecter au plus près l’expression des personnes mobilisées, nous avons veillé à ce que la transcription des réponses soit aussi proche que possible des mots prononcés (en rendant anonymes ces réponses). Le recueil des débats a ainsi permis de rassembler une matière extrêmement riche : plus de 800 pages de verbatim, analysées et synthétisées par une équipe.

Les personnes en situation de précarité nous ont poussés à aller plus loin sur certains thèmes, comme la revalorisation des minima sociaux.

Quant aux propositions, plus de 2000 nous sont parvenues, un ensemble particulièrement significatif qui a fait l’objet d’une synthèse spécifique (avec classement thématique et par occurrences). Elles ont été croisées avec celles qu’avait précédemment formulées le Secours Catholique. Et le 21 février 2019, une agora était organisée, sous forme de forum délibératif : des participants aux débats locaux (en majorité) ont confronté leurs analyses avec celles des responsables et des experts de l’association – un exercice de validation participative et de hiérarchisation des propositions assez rare. Les personnes en situation de précarité nous ont poussés à aller plus loin sur certains thèmes, comme la revalorisation des minima sociaux et à préciser des propositions assez nouvelles pour nous – le fonctionnement de la démocratie ou le système fiscal par exemple.

Notre contribution au grand débat national

Une synthèse d’une trentaine de pages, intitulée « Tout ce qui se dit là, il faut que ça remonte », a été publiée en mars 2019, constituant la contribution du Secours Catholique au grand débat national.
La première partie est une reprise des principaux sujets de préoccupation qui ressortent de la synthèse des verbatim sur les difficultés du quotidien : l’accès aux droits, le travail dévalorisé, le pouvoir d’achat, l’isolement, la santé et le mal-logement. Deux motifs d’indignation y sont aussi associés : la montée en puissance de l’individualisme, facteur de perte de repères et de valeurs, et le rôle jugé délétère des élites politiques et économiques (les « puissances financières » notamment).

Obtenir des prestations qui sont dues relève trop souvent du parcours du combattant et le phénomène est accentué par la dématérialisation des démarches.

L’enjeu de l’accès aux droits est bien la principale difficulté soulevée par les participants lors des débats locaux. Ce diagnostic corrobore les constats dressés dans les rapports annuels du Secours Catholique sur l’état de la pauvreté en France1. Ces derniers montrent, par exemple, que, parmi les personnes reçues par l’association, environ un tiers de celles qui ont droit au revenu de solidarité active (RSA) ne le touchent pas. Obtenir des prestations qui sont dues relève trop souvent du parcours du combattant et le phénomène est accentué par la dématérialisation des démarches. Quand le numérique s’impose comme le seul mode d’accès aux droits sociaux, l’absence d’alternative est vécue comme brutale : « L’humain n’est plus au centre », « je ne suis pas équipé, je ne sais pas comment faire ».
De toutes ces contributions se dégage un regard plutôt pessimiste sur l’évolution de la vie, telle qu’elle est subie par les personnes qui se retrouvent au bord du chemin, victimes d’une société adepte de la « culture du déchet ». Pour la grande majorité des participants, la situation s’est dégradée ces dernières années et la plupart pensent que cela va continuer. Ce qui ne les empêche pas d’être prolixes en propositions : la crainte de l’avenir n’annihile pas l’espérance d’une vie meilleure !

« S’attaquer à ce qui nous éloigne (l’effritement mortifère du lien social, la sur­consommation, la finance hors-sol, la suffisance des dirigeants) et prendre soin de ce qui nous relie. »

Les grands thèmes évoqués ici croisent ceux du grand débat national : fiscalité et dépenses publiques, organisation de l’État et services publics, transition écologique, démocratie et citoyenneté… Mais d’autres enjeux ressortent : l’emploi et la formation, les inégalités dans l’entreprise, le logement, la finance, le lien social… Sur tous ces thèmes, les participants aux débats se montrent audacieux. Il ne s’agit pas tant de promouvoir telle ou telle mesure technique que de demander un véritable changement de paradigme pour sortir de la société de l’hyperconsommation (source de tant de frustrations), afin de remettre l’humain au centre. « Au fond, l’obsession qui transparaît des quelques milliers de propositions émises lors des débats est celle du sens. S’attaquer à ce qui nous éloigne (l’effritement mortifère du lien social, la sur­consommation, la concentration des richesses, la finance hors-sol, la suffisance des dirigeants) et prendre soin de ce qui nous relie : la planète qui nous héberge, le système social qui nous protège, la fiscalité qui nous rend solidaires, la citoyenneté et l’emploi qui nous permettent de contribuer. La fraternité.2 »
Tout ce processus a été riche d’enseignements pour le Secours Catholique. Il a montré combien les personnes accompagnées dans les équipes locales sont avides d’être associées à une réflexion sur les enjeux sociaux et politiques du moment. Elles avaient beaucoup à dire à partir de leur expérience vécue et étaient à la fois audacieuses et réfléchies dans leurs propositions. « C’est la première fois qu’on peut parler et qu’on m’écoute », relevait un des participants à un débat dans l’Aisne. Nous avons également découvert à quel point les préoccupations des bénévoles et des personnes aidées étaient finalement proches, en particulier en milieu rural ou dans la « France périphérique ». Et ce constat ne peut que nous conforter dans la conviction que les personnes qui ont l’expérience de la précarité ont une parole qui concerne la société tout entière. L’expression de ces souffrances nous engage à poursuivre la recherche de solutions pour une société plus juste, moins inégalitaire, accueillante pour toutes et tous.

Évêques et députés

Le document de synthèse a été largement diffusé auprès des pouvoirs publics : Élysée, gouvernement, députés… Présenté à Matignon, il a été remis en mains propres à de nombreux ministres. Des restitutions ont eu lieu aussi au niveau local, auxquelles ont participé des députés et des évêques. Plusieurs propositions, comme le fait de rapprocher les services publics des citoyens, avec, par exemple, la généralisation des maisons de services au public, ont été reprises dans le discours du Président clôturant le grand débat (les « maisons France service »).

« Nous souhaitons accompagner les personnes dans la prise de conscience de leurs savoirs et compétences. »

Certes, la plupart des propositions n’ont pas encore débouché sur un projet de loi ou sur une modification des politiques publiques, mais l’exercice n’est pas vain, bien au contraire. Il illustre un des engagements du projet national du Secours Catholique : « Nous souhaitons accompagner les personnes dans la prise de conscience de leurs savoirs et compétences, favorisés par […] le renforcement de la capacité des groupes à élaborer une pensée collective. » Une telle démarche est révélatrice du pouvoir extraordinaire de la parole partagée, de la confiance retrouvée. Le goût du débat et de l’engagement citoyen progresse dans les groupes locaux. Le défi reste de penser ces moments non pas seulement comme des « coups » mais comme des étapes, qui visent à favoriser la mobilisation citoyenne et la prise de conscience du caractère collectif des situations endurées. Les élections municipales seront l’occasion pour tous les groupes de reprendre la parole et de porter ainsi nombre de constats et de propositions issus de ce processus. Le Secours Catholique est l’un des membres fondateurs du « Pacte du pouvoir de vivre », qui rassemble 66 propositions, avancées par plusieurs organisations de la société civile, pour concilier transition écologique et justice sociale – peut-être l’initiative citoyenne la plus marquante de ces dernières années. La route reste longue pour que les modèles de délibération et ceux du faire société donnent toute leur place aux personnes vivant l’exclusion. Mais progresser dans cette voie est indispensable pour que la nécessaire justice sociale et la transition écologique se déploient dans notre pays.

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1 « État de la pauvreté en France », rapports statistiques annuels du Secours Catholique publiés chaque année en novembre.

2 Rapport « Tout ce qui se dit là, il faut que ça remonte », Secours Catholique, mars 2019, p. 19.


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