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Il n’est point de débat sans maîtrise du langage. Or l’accès à celui-ci est particulièrement inégalitaire en France, où le système scolaire peine à résorber les écarts créés par le milieu socio-économique des enfants. Mais face à une réelle prise de conscience des enjeux, les initiatives se multiplient.
Cahiers de doléances, réunions d’initiatives locales, conférences citoyennes… Le grand débat national, organisé en France début 2019, a manifesté un souci de rendre les dispositifs favorisant la prise de parole les plus accessibles possible. Mais s’est-on interrogé sur la capacité des individus à formuler une parole délibérative ? Car il s’agit d’une condition essentielle à l’avènement de nouvelles formes de participation, valorisées par les démocraties occidentales. Afin d’éviter que la démocratie participative n’aboutisse à ce résultat paradoxal d’un renforcement des inégalités citoyennes, une attention particulière doit être portée au langage, première des compétences politiques. De fait, la simple formulation de revendications exige de disposer de « mots suffisamment précis, de structures grammaticales suffisamment efficaces et de formes d’argumentations suffisamment organisées pour imposer [sa] pensée au plus près de [ses] intentions et pour accueillir celle des autres avec infiniment de lucidité et de vigilance1 ».
Or ces exigences sont loin d’être satisfaites. Si, a priori, aucune démocratie n’échappe aux inégalités linguistiques, le cas français manifeste, de façon hélas exemplaire, un écart substantiel entre un idéal universaliste de participation politique et des conditions minimales de la prise de parole. Une prise de conscience de cet écueil est en train de s’opérer et de nombreuses initiatives visent à y remédier. Toutefois, il convient avant tout d’évaluer le problème le plus précisément possible.
Les inégalités en matière de langage et d’expression se constituent très précocement et le système éducatif parvient difficilement à les corriger.
Plusieurs points saillants ressortent des diagnostics recueillis par les enquêtes nationales. Les inégalités en matière de langage et d’expression se constituent très précocement et le système éducatif parvient difficilement à les corriger. Aujourd’hui, il n’existe pas en France de mesure systématique des compétences langagières des enfants au niveau préélémentaire (avant 6 ans). Les difficultés en matière d’expression orale reposent sur la compilation de données empiriques, comme celles recueillies par Elisabeth Nonnon dans des zones d’éducation prioritaire à partir d’albums ou de textes discutés en classe par exemple. Ces observations suggèrent l’existence de fortes disparités, de nature à empêcher l’engagement dans une parole commune. « Beaucoup [d’enfants] sont bloqués dans leur réflexion, leur possibilité de contrôler l’action, de mettre les choses en relation, de prendre distance par rapport aux impulsions, par les limites de leurs outils langagiers.2 »
À partir de l’école élémentaire, le diagnostic est mieux établi. Des évaluations régulières sont instituées depuis les années 2000. S’y ajoutent celles à l’entrée en CP et en CE1, mises en place en 2018 à l’initiative du ministre de l’Éducation nationale. La première série de résultats montre que 23 % des élèves en début de CP ont des difficultés à reconnaître les lettres et le son qu’elles produisent et que 30 % des élèves de CE1 lisent moins de trente mots par minute, alors que l’objectif national est fixé à cinquante mots.
Les problèmes identifiés au niveau du primaire se retrouvent, amplifiés, au niveau du collège. Si, en 2016, au classement Pisa3, la France se situait en performance générale dans la moyenne internationale (27e place sur 72 participants), le système scolaire était caractérisé par une très forte inégalité entre bons et mauvais élèves. Et cette inégalité tend à s’accroître avec le temps. Par ailleurs, on observe une forte corrélation entre performance scolaire et milieu socio-économique des élèves. Ainsi, l’origine sociale explique, en France, plus de 20 % de la performance des élèves, contre seulement 13 % pour la moyenne des pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Et près de 40 % des élèves issus d’un milieu défavorisé sont en difficulté dans l’Hexagone.
Pour près de 40 % des jeunes Français, la lecture est un exercice malaisé, voire impossible.
Qu’en est-il, dès lors, des résultats au sortir du système éducatif ? Une source précieuse de renseignement est apparue avec les tests administrés lors de la Journée défense et citoyenneté, à laquelle tous les jeunes vivant en France doivent participer entre leur 16e et leur 25e année. Ces évaluations font apparaître combien une partie importante de la population souffre de carences majeures dans la maîtrise des fondamentaux de la langue. Plus d’un jeune Français sur dix rencontre des difficultés de lecture à un niveau jugé socialement pénalisant. Finalement, pour près de 40 % des jeunes Français, la lecture est un exercice malaisé, voire impossible.
Si un embarras dans l’expression écrite ne préjuge pas nécessairement de difficultés strictement équivalentes à l’oral, il peut néanmoins se traduire par une « insécurité linguistique », une hésitation à s’exprimer par peur du jugement d’autrui. La non-maîtrise des normes langagières est souvent assimilée à de l’ignorance. Si une telle disposition peut être invalidante dans les interactions de la vie quotidienne, elle conduira encore plus à une auto-exclusion des forums délibératifs.
Par ailleurs, la question de la capacité à s’exprimer se pose aujourd’hui dans des termes renouvelés, avec le développement des nouveaux outils de communication et d’expression – les SMS, les messageries en ligne, les réseaux sociaux ou les plateformes Internet de contenus audiovisuels (comme YouTube). Or le développement de ces espaces de communication renforce la nécessité d’une maîtrise du langage, notamment écrit. L’enjeu est important : Facebook est devenu un espace stratégique tant du point de vue de l’identité personnelle que de la participation politique, comme l’ont montré de nombreuses mobilisations politiques récentes. Et les réseaux sociaux, à l’image de Twitter, s’affirment de plus en plus comme un lieu crucial du débat public et citoyen : ils pourvoient des informations, mais permettent aussi des commentaires et une communication politique et institutionnelle. Internet et les nouveaux médias offrent un accès facilité à des espaces publics et donc à des possibilités pour chacun d’être vu, lu ou entendu. Ces nouveaux espaces multiplient les occasions d’écrire, de communiquer, de se répondre et de dialoguer.
Pourtant, malgré cet accès potentiellement généralisé, il reste compliqué d’être entendu sur Internet. Dans ces espaces partagés, l’écrit reste dominant et le discours qui y est effectivement entendu est en général déjà construit. Savoir écrire, argumenter, faire une phrase, dérouler une pensée ou une démonstration, sont des conditions essentielles pour être audible. Aussi les clivages au sein de la société se retrouvent-ils sur Internet, le langage étant, une fois encore, au fondement de ces inégalités. Ainsi que l’explique Sandrine Roginsky, professeur en information-communication à l’Université catholique de Louvain (Belgique) : «D’une certaine façon, le web est encore plus sévère que le reste du monde social concernant l’écrit et l’expression : pour s’en sortir sur les réseaux sociaux, il faut être super bon, avoir de la répartie, arriver à retraduire une information, à faire porter son idée, être très vigilant quant aux arguments des uns et des autres… C’est un monde dur, voire brutal ; et sans maîtrise de l’écriture, on n’y survit pas. Même les algorithmes de référencement fonctionnent sur les mots ! » Internet n’efface pas la nécessité de maîtriser le langage, et tout particulièrement l’écrit, contribuant ainsi à renforcer les inégalités linguistiques.
La mise en place d’un « grand oral » comme épreuve centrale du baccalauréat à partir de 2021 témoigne d’une approche nouvelle de l’apprentissage du langage par le dialogue.
Face à ce diagnostic sombre, force est de reconnaître qu’une prise de conscience de ces inégalités s’est opérée : les dispositifs destinés à les corriger se multiplient. La mise en place d’un « grand oral » comme épreuve centrale du baccalauréat à partir de 2021 témoigne d’une approche nouvelle de l’apprentissage du langage par le dialogue.
Préparé dès la petite enfance, cet oral vise à devenir un levier d’égalité des chances4. Sa mise en place consacre un fort intérêt sociétal pour l’oralité : les concours d’éloquence se multiplient dans toutes les institutions (les universités, l’armée, les prisons, au collège…), les demandes de formation à l’éloquence et au débat contradictoire explosent. Aussi bien, ceux qui animent et préparent ces événements ont souvent en vue non seulement l’épanouissement et le renforcement des individus, mais la possibilité d’une intercompréhension pacifique à un niveau beaucoup plus large, ainsi que le souligne Stéphane de Freitas dans ce numéro.
Les initiatives visant à encourager la prise de parole à l’écrit ou en public se diversifient. Ateliers slam visant à libérer la parole dans les quartiers populaires, initiation à l’écriture journalistique et radiophonique, apprentissage du débat contradictoire via des battles littéraires pour jeunes publics organisées par des bibliothèques municipales, blogs d’actualité encadrés par des professionnels…
Les ateliers d’écriture, jusqu’ici plutôt réservés aux adultes, sont de plus en plus proposés à des publics d’adolescents, voire d’enfants, dans et hors du cadre scolaire. De fait, ils encouragent un retour vers l’écrit et permettent le développement de l’expression, la construction de soi, la possibilité de se raconter, de s’identifier à l’autre.
Si ces initiatives souffrent des maux qui frappent l’ensemble du secteur associatif – désengagement étatique tant dans l’attribution des moyens que dans la considération accordée, inadaptation de la logique d’appel à projets annuels, lourdeur administrative pour la constitution des dossiers, etc. –, leur rôle dans la promotion de la participation, de la parole citoyenne et des débats contradictoires doit être souligné.
Les acteurs de terrain posent ainsi les bases d’une culture du débat, s’efforçant de donner à chacun les moyens de s’y engager, avec l’espoir de rendre effective une démocratie participative et inclusive.
1 Alain Bentolila, Parle à ceux que tu n’aimes pas. Le défi de Babel, Odile Jacob, 2010, p. 20.
2 Elisabeth Nonnon, « Langage oral et inégalités scolaires », Le français aujourd’hui, n° 185, 2014, pp. 17-24.
3 3 Le Programme international pour le suivi des acquis des élèves (Pisa) est une évaluation créée par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), qui vise à tester les compétences des élèves de 15 ans en lecture, sciences et mathématiques. Cette évaluation se déroule tous les trois ans.
4 4 Cyril Delhay, Faire du grand oral un levier d’égalité des chances. Recommandations pour le grand oral du baccalauréat et l’enseignement de l’oral, de l’école maternelle au lycée, rapport remis à Jean-Michel Blanquer, ministre de l’Éducation nationale et de la Jeunesse, 2019.