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La culture est ce qui se joue, fondamentalement, dans le langage. Elle est ce qui donne sens au vécu. En cela, elle ne se limite pas aux œuvres dignes des musées. Elle est vitale pour tous. Les personnes ayant l’expérience de la précarité y ont ainsi déjà accès, à condition que l’on accepte d’élargir ce que culture veut dire.
S’interroger sur l’importance de la culture chez et pour les personnes en grande difficulté, poser en hypothèse de départ qu’il ne s’agit pas d’une sorte de superflu mais au contraire d’un besoin premier, d’une urgence absolue, suppose que l’on s’entende tout d’abord sur le sens du mot culture. Il est impossible de limiter la culture à ce que le ministère du même nom entend par là : les musées, les bibliothèques, les écoles et les universités, le cinéma et les salles de concert. Mais une autre dérive consisterait à dire que ce qui s’expose dans les musées, ce qui se dit ou se donne à entendre dans la littérature ou la musique classique ne concerne pas ce dont il est question ici. Pour avoir une chance de rencontrer la culture, il faut descendre là où s’enracine, pour tout être humain, la nécessité vitale de donner un sens à ce qu’il vit. Dire cela, c’est immanquablement tomber sur le langage. La culture nous est aussi nécessaire que le langage lui-même, parce que l’un ne va pas sans l’autre, parce que l’un s’identifie à l’autre. Et nous pouvons nommer culture, purement et simplement, ce qui se joue dans le langage.
Pour rencontrer la culture, il faut descendre là où s’enracine, pour tout être humain, la nécessité vitale de donner un sens à ce qu’il vit.
Mais que se joue-t-il de si important en lui ? Le premier trait qui apparaît est que le langage n’appartient pas aux processus biologiques vitaux, mais qu’il est transmis, de génération en génération, à l’intérieur d’une communauté donnée. C’est d’ailleurs très curieux : ce qui est transmis est un système de signifiants, des sons privés en eux-mêmes de signification, mais constitués en règles, dans le mode même de transmission (s’adresser à un enfant, lui parler). Car ces sons, ces phonèmes, sont non seulement transmis comme tels, mais du même mouvement, transmis en tant qu’ils peuvent être appliqués par celui qui les reçoit, de sorte que l’enfant puisse entrer en conversation pertinente avec son entourage.
Par là-même, c’est beaucoup plus qu’une langue qui est transmise : c’est tout un monde, le monde de la culture. Il est composé de rites, d’objets, de récits, d’œuvres d’art, de monuments, de croyances, de normes. En tentant de synthétiser le plus possible, on pourrait dire que la culture constitue l’instance devant laquelle il va de soi qu’il faut vivre puisqu’elle est implicitement qualifiée pour évaluer mes faits et gestes et dire ce que vaut ma vie. Elle est radicale, au sens de relatif à la racine, à l’essence, puisqu’elle naît en même temps que l’accès au langage, à l’humanité.
La culture naît en même temps que l’accès au langage, à l’humanité.
À cet égard, on peut noter qu’aucun être humain n’échappe à cet horizon, dès lors qu’il parle. On peut noter également que, dans et par cette acquisition de la langue maternelle et de l’éducation qui va avec, par les aléas de l’existence tout aussi bien, chacun se trouve inscrit non seulement dans une culture donnée, mais encore dans une certaine place au sein de la société. Ce qui signifie une participation plus ou moins riche, plus ou moins superficielle à la culture d’un lieu et d’une époque. Les personnes en grande difficulté ne sont pas exclues de la culture. Elles y sont au contraire toujours très étroitement intégrées, et même, si l’on ose dire, doublement intégrées. D’une part en tant qu’elles n’accéderont pas aux aspects les plus prestigieux – et c’est une sorte de statut à part entière – et, d’autre part, en tant qu’elles sont confinées strictement à leur place. J’ai entendu Brigitte Brami, cette spécialiste de Jean Genet qui a connu, comme lui, la prison, dire que les exclus sont très mal nommés : ils sont plutôt des inclus, cloîtrés dans un espace (réel ou symbolique) anormalement restreint, qui, pour elle, a pris la dimension très concrète des 9 m2 de sa cellule1. Les personnes en grande difficulté ont donc une participation limitée à l’ensemble de la culture, la plus haute semble leur échapper, mais elles s’y trouvent inscrites en tant que souffrantes.
De cela même, il est possible de déduire, puisque ce sont des êtres de langage, qu’elles sont singulièrement engagées dans la quête du sens. Les enjeux culturels sont pour elles vitaux : il en va de leur survie. Elles vont donc produire, secréter une culture propre – avec sa langue, ses rites, ses croyances, ses hiérarchies, ses codes. Si l’on s’interroge sur les rapports entre la culture et la grande difficulté, il importe de ne pas négliger cet aspect : ce n’est nullement à partir d’une table rase que la question se pose mais d’un noyau extrêmement consistant ; ce ne sont pas des personnes sans culture, mais au contraire déjà terriblement structurées par une culture spécifique.
La question devient donc : que signifierait l’effort par lequel on tenterait de donner aux personnes en grande difficulté un accès à la culture plus large que celui qui est le leur ? Est-ce que quelque chose de leur souffrance s’en trouverait diminué ? Est-ce que, par là-même, la conception que l’ensemble de la société se fait de la culture bougerait ?
Aussi peut-on interroger à nouveau la culture la plus classique pour se demander par quel trait elle pourrait se prêter à un tel projet. Autrement dit, se demander quelle est la part la plus vive en elle. Or la culture classique offre deux aspects contradictoires : elle est statique et conformiste d’une part, décapante de l’autre. Par le premier, elle offre à ceux qu’elle abrite la paix et la reconnaissance. Elle protège les privilégiés qui se présentent comme les porteurs de ses valeurs fondamentales et mettent la culture discriminante hors de portée des pauvres2. Deux discours complémentaires et d’une grande banalité sont tenus : l’un, moralisant, expose les raisons fondant la légitimité des privilèges (le travail, la privation, etc.), l’autre disqualifie les pauvres (s’ils se démenaient comme nous, ils n’en seraient pas là ; on dépense pour eux un pognon de dingue ; j’en connais qui sont plus riches qu’on ne croit, etc.). Et ce discours inclut dans sa logique interne de promouvoir l’accès d’au moins une partie des pauvres à la culture classique afin de prouver l’universalité de son propos !
La dénonciation de cette stratégie sociale de discrimination par la culture n’est pas suffisante, elle est même immédiatement réinjectée en elle pour la conforter en masquant le second aspect de la culture classique, son côté décapant.
En effet, la culture, par ses productions les plus hautes, met au contact de quelque chose qui la dépasse : une puissance de renouvellement qui est présente dans ses monuments, ses œuvres, ses institutions, ses textes. Car, de génération en génération, ils bougent, changent, témoignant d’une gratuité fondamentale qui ne se donne jamais aussi clairement à voir que dans ses œuvres d’art. Le trait le plus significatif de la valeur esthétique des œuvres tient en effet à ce qu’elles sont tout entières engendrées au sein d’une culture, qu’elles la portent en elles ; et que, pourtant, elles s’en émancipent totalement au point que nous recevons la statue d’un dieu égyptien, sculptée au sein d’une religion qui ne nous dit plus rien, comme objet vivant, comme notre contemporain. Dès lors, il devient possible d’affirmer que les cultures sont perméables les unes aux autres. Certes, on pourrait dire qu’il n’est pas possible d’accéder à une culture qui n’est pas la sienne : jamais je n’aurai la culture d’un Égyptien de l’Antiquité. En revanche, le contact d’une culture avec une autre, l’accueil du dieu égyptien dans une vitrine du Louvre, active dans ma propre culture des régions qui ne l’auraient jamais été sans cela. La part la plus vive dans toute culture est celle par laquelle elle délie de leur formatage ceux qu’elle a formatés, pour les rendre sensibles à ce qu’ils n’avaient encore jamais perçu.
Il devient possible d’affirmer que les cultures sont perméables les unes aux autres.
Notre question devient donc : comment mettre au contact de la plus haute culture les personnes en grande difficulté, de telle sorte que leur culture propre trouve l’attestation qu’en elle, déjà, il y avait de quoi s’approfondir jusque-là ? Telle est la règle, la mesure de toute entreprise en ce sens. Dire, d’une façon ou d’une autre : ce dont parle la culture la plus haute, vous y aviez déjà accès, sans avoir, pour autant, les moyens de le comprendre. Ce que vous vivez, la plus haute culture ne va pas plus loin, hormis les moyens de le transposer en œuvre. La voie ne peut être tracée que par la révélation des capacités de la culture déjà existante d’ouvrir un champ inouï, celui de la beauté, à ce qui a été vécu. Ainsi, au théâtre de Paris-Villette, dans une adaptation de L’Iliade, Valérie Dassonville confiant le rôle d’Agamemnon à un détenu condamné pour violence : lui, au moins, savait ce que voulait dire tuer et être tué. Mais devant la beauté du texte qu’il avait à dire, c’est toute sa vie qui se trouvait transfigurée. Et avec quelle émotion ! Moins de souffrance ? En tout cas un monde plus riche, la possibilité de dire « je » et une ouverture inédite sur Homère.