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Dossier : La culture, c’est pas du luxe !

La culture pour résister à la misère

Bibliothèque de rue © ATDQM
Bibliothèque de rue © ATDQM

L’accès à la culture, à la lecture, à la création, permet à des personnes en précarité de prendre confiance en elles, de créer du lien, de se relever. Et la présence de volontaires et de médiateurs est souvent un facteur décisif dans l’accès à ces droits culturels primordiaux.


Je suis jaloux de ceux qui, dès leur enfance, apprirent à aimer la musique et la danse, l’art et la poésie. Je n’eus pas cette chance et, toute ma vie, j’en ai souffert. Pouvoir l’offrir aux plus pauvres a été mon combat.1 » Je fais partie de ceux dont Joseph Wresinski, fondateur du mouvement ATD Quart Monde, était jaloux. Et l’urgence de partager ce que j’avais reçu a joué un rôle important dans mon engagement au sein de ce mouvement. Un long cheminement m’a permis de comprendre que, partout où la misère sévit, elle prive de leurs droits fondamentaux ceux qui la subissent. Et que lutter contre elle, c’est lutter pour le respect des droits de l’homme.

Ce sont les personnes qui la vivent qui en sont les meilleurs experts : elles seules savent de quoi elles parlent et sont à même de dire ce dont elles ont besoin. C’est pourquoi il faut les associer à la réflexion, à l’élaboration, à la mise en œuvre et à l’évaluation des actions qui leur sont destinées. Car satisfaire uniquement des besoins élémentaires ne permet pas d’échapper à la tyrannie de la misère. Grâce à l’expérience du terrain, j’ai pu comprendre à quel point l’action culturelle est primordiale… Mieux que par de grandes théories, je voudrais illustrer concrètement combien l’intuition de Joseph Wresinski était juste et continue de l’être.

Les mosaïques du Blosne

Nous sommes à Rennes. Grégoire et Antoinette, volontaires permanents d’ATD Quart Monde, s’installent avec leurs enfants dans un quartier défavorisé : le Blosne. De grandes tours, de nombreuses nationalités, des habitants éloignés les uns des autres, des jeunes désœuvrés, de la drogue. Ces volontaires sont « en présence », à l’écoute de la vie des personnes, de leurs besoins, de leurs rêves. Ils partagent l’éducation des enfants, cherchent à créer des liens, animent une bibliothèque de rue. Ils observent avec respect, sans a priori. On les connaît, on les apprécie.

« Si on avait des choses belles comme ça dans notre quartier, il y aurait moins de violence ! »

Le musée de Rennes organise une exposition sur une famille de mosaïstes italiens : les Odorico. Leurs œuvres du début du XXe siècle décorent encore de nombreux bâtiments de la ville. Grégoire propose une visite au musée au cours de laquelle il entend : « Si on avait des choses belles comme ça dans notre quartier, il y aurait moins de violence ! » Petite phrase, grands effets… Commence une aventure qui vise à permettre la création commune de mosaïques. Mais cela demande un savoir ! Une artiste mosaïste, Stéphanie Leray-Corbin, accepte de venir régulièrement animer un atelier. Grégoire cherche une subvention de la ville pour pouvoir la dédommager. Le bailleur, Archipel Habitat, prête une salle.

Pendant toute une année, plus de 150 enfants et adultes vont se retrouver et créer ensemble une cinquantaine de panneaux. Stéphanie transmet son savoir, ses connaissances techniques et encourage l’expression artistique. On se met à deux ou trois pour chercher une idée, dessiner, placer les tesselles, les coller… Avec l’idée que tout le monde peut participer, sans oublier personne ! Ainsi, quand on apprend qu’une jeune femme seule avec son bébé ne sort pratiquement pas de chez elle, on va la chercher et elle rejoint le groupe. « J’avais besoin de trouver une écoute, du réconfort. Je m’enfermais. L’aventure mosaïque a été le début de ma réintégration dans une vie sociale. » Une petite fille va fureter à la bibliothèque du quartier pour rapporter des livres sur l’histoire des mosaïques. Une participante reconnaît : « Je n’ai jamais dit que, par le fait d’être parmi ce petit monde, je me suis sentie des ailes. (…) Tout le monde y a mis de son cœur, de sa bonne humeur. (…) Nous sommes devenus des amis, ce qui peut éviter les méfiances. Et comme nous avons tous des enfants, ces derniers se connaissent mieux. »

« L’aventure mosaïque a été le début de ma réintégration dans une vie sociale. »

Ces moments partagés ont lié les habitants du quartier, petits et grands. Les mosaïques terminées, ils ont souhaité les exposer, que leurs œuvres puissent être vues de tous ! Trouver un lieu à la hauteur de leurs attentes fut long. Mais le bailleur a finalement accepté de les installer dans les entrées de cinq des grands immeubles, qu’il a fallu refaire car elles étaient sales et dégradées. Chaque entrée a maintenant sa frise, installée dans un cadre neuf, éclairée comme dans un musée. Elles sont respectées de tous.

Pour ce résultat, il aura fallu la présence de volontaires d’ATD Quart Monde bien intégrés dans le quartier, soucieux de rencontrer les personnes les plus mal considérées et les moins visibles, mais aussi une exposition au musée de Rennes, le désir des habitants, le savoir partagé d’une artiste, des complicités et des appuis (bailleur, musée, mairie…) et l’envie de faire des choses ensemble.

Dona Carlotta : oser le livre

En Amérique du Sud, Dona Carlotta s’est décidée à prendre, pour la première fois de sa vie, un livre dans ses mains. L’exemple peut paraître anodin mais lorsqu’on pense au parcours de cette mère de sept enfants et aux conditions de vie de sa famille, on comprend qu’il aura fallu une longue présence des animateurs de la bibliothèque de rue avant que ne s’établissent les bases d’une confiance assez forte. « Peut-être aurai-je le temps de le lire », dit-elle en empruntant un petit livre. Peu à peu, elle prend goût à la lecture. Goût qu’au fil des mois, elle veut partager, comme le raconte un animateur : « C’était un véritable jour de fête dans la maison. À la porte apparaissaient peu à peu tous les enfants : ils disposaient les livres à terre et nous nous asseyions. Dona Carlotta prenait le temps d’accompagner les plus petits dans la recherche du livre qui les captiverait le plus, elle prenait le temps de susciter l’intérêt des plus grands et de veiller à ce que tout le monde ait un livre qui lui convienne. Nous savions qu’au cours de la semaine, elle lirait à ses plus jeunes enfants le livre que chacun avait choisi et qu’elle échangerait avec les plus grands sur ce qu’elle était en train de lire. La famille au complet se rassemblait autour des livres. »

© ATDQM

© ATDQM

Pour Dona Carlotta, ce temps passé en famille autour de la lecture n’est pas vain. Elle constate avec fierté que ses enfants s’expriment avec plus d’assurance, qu’ils ont une meilleure estime d’eux-mêmes. Cela aurait-il été possible sans la persévérance des animateurs de la bibliothèque de rue et sans les efforts et la conviction de Dona Carlotta ?

Elle constate avec fierté que ses enfants s’expriment avec plus d’assurance, qu’ils ont une meilleure estime d’eux-mêmes.

Il faut un long temps de vie partagée, d’actions menées ensemble pour que les personnes – et en particulier celles qui vivent de plein fouet l’exclusion et le rejet – osent exprimer, avec leurs mots et avec leurs mains, ce qui les anime et les maintient debout, ce qui leur permet de nouer des liens de fraternité et non de subir des liens de dépendance.

Le grand cairn de Barnenez

Situé dans le Finistère, cet énorme monument mégalithique, construit il y a plus de six mille ans, est une architecture funéraire composée de onze dolmens et tombes à couloir. Restauré il y a cinquante ans, il atteste d’un savoir-faire technique remarquable. Le Centre des monuments nationaux en assure la gestion et l’entretien.

Jacqueline, artiste peintre, a toujours fait des ateliers de peinture avec des adultes du « quart monde »2. L’été, elle anime en particulier un groupe « Art et Partage » chez elle, à Comana, pour, selon ses mots, « un temps de ressourcement, mais aussi de justice ». Lors d’une visite du grand cairn de Barnenez avec des habitants de la région, une rencontre avec les responsables du Centre fait naître un rêve : que chaque visiteur, rêveur, curieux, réceptif, devienne spectateur de son propre monde face à l’immensité du temps que porte le cairn. Faire résonner les pierres à travers des écrits et des créations graphiques en s’interrogeant : « Que suis-je devant le monde de Barnenez ? »

© Christine Varesi
© Christine Varesi

Pendant six mois, sur des panneaux aciérés, devant le cairn, ont été exposées les œuvres qu’ils ont peintes, écrites, rêvées. « Qui étaient les personnes enterrées ? On nous a parlé de personnes de haut rang : comment le savent-ils ?, s’interroge Danièle. J’ai dessiné onze calaveras (crânes) mexicains, un par chambre funéraire… Des masques qui conjurent les questions. Mais a-t-on le droit de représenter les morts ? » Venue de Paris, Jeannine raconte : « Au départ, j’ai osé aller à l’atelier de Jacqueline, puis je n’ai plus arrêté. J’ai pu exposer à l’Unesco : cent maisons joyeuses, toutes différentes. C’est important la joie, même infime, lorsqu’on vit des choses difficiles. C’est comme l’univers qui rassure. Alors, devant le cairn, j’ai peint les fleurs. Parce qu’elles sont toutes petites face aux mégalithes, mais elles ne sont pas insignifiantes. » Anna, elle, peint les ancêtres : « Vietnamienne d’origine, devant le cairn, cette manifestation d’une communauté immigrante au faîte de sa magnificence, je pense à nos ancêtres. Car finalement nous sommes tous un seul et même peuple. Alors j’ai dessiné l’œil des anciens, l’offrande du lotus et l’âme sur sa jonque, voguant d’une rive à l’autre. »

C’est important la joie, même infime, lorsqu’on vit des choses difficiles. C’est comme l’univers qui rassure.

Louise et la lecture

Louise est une mère de famille qui a vécu dans la rue, en France. Alors qu’elle cherchait à emprunter des livres, elle recevait à chaque fois la même réponse de la part des bibliothèques : on ne peut pas prêter de livre à quelqu’un qui n’a pas de domicile fixe. Jusqu’au jour où, au Centre Georges-Pompidou à Paris, quelqu’un lui dit : « Asseyez-vous, vous pouvez emprunter un livre. » Quand on lui demande : « Qu’est-ce que vous cherchiez dans les livres à l’époque où vous étiez à la rue ? », Louise répond : « Je cherchais à m’évader. Quand vous lisez, vous oubliez vos problèmes, même s’ils ne disparaissent pas pour autant. (…) J’oubliais que j’étais dans la rue. Et le soir, il fallait que je trouve un endroit où dormir avec mon fils. (…) Si je n’avais pas pu lire, je m’enfonçais, c’était fini, je me laissais mourir. Oui, la lecture me nourrissait. Je voudrais montrer au grand public que la lecture est quelque chose de capital, au même titre que la nourriture et les couvertures. La lecture est pour tout le monde. »

« Je voudrais montrer que la lecture est quelque chose de capital, au même titre que la nourriture et que les couvertures. »

L’action culturelle d’ATD Quart Monde vise à libérer les personnes, à les mettre en lien, en « communauté de lien » avec d’autres pour se rencontrer, se découvrir, agir, créer, réfléchir et se transformer ensemble.

Pour Joseph Wresinski, la culture a été un acte de résistance à la misère et à l’exclusion. Aujourd’hui, pour Dona Carlotta, pour Louise et pour bien d’autres à travers le monde, l’enjeu reste le même : résister en se construisant en tant que personne, en gagnant en estime de soi, en créativité, en révélant ses valeurs, en développant ses potentialités. Et cela, personne, quelle que soit sa situation, ne peut y parvenir seul. Oser s’autoriser à peindre, écrire, inventer, s’appuyer sur la création bâtie dans la durée au sein d’un groupe, apprendre à se dire avec les mots justes et devant tout le monde, se retrouver, s’écouter… N’est-ce pas ce que nous devrions tous souhaiter et le souhaiter pour tous ?

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1 Joseph Wresinski, interview télévisée donnée à Claudine Faure, 1987.

2 Ce terme désigne les personnes les plus défavorisées, en grande précarité, quel que soit le pays où elles vivent [NDLR].


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