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Dossier : La culture, c’est pas du luxe !

Mythes et limites de la politique culturelle

André Malraux, painted portrait / Thierry Ehrmann CC BY 2.0
André Malraux, painted portrait / Thierry Ehrmann CC BY 2.0

La politique culturelle participe souvent, sans le vouloir, à la reproduction des inégalités sociales. Une véritable démocratisation culturelle implique de repenser la place faite à chacun dans la société.


« L’action culturelle (…) permet de poser la question de l’exclusion humaine d’une manière plus radicale que ne le fait l’accès au droit au logement, au travail, aux ressources ou à la santé. On pourrait penser que l’accès à ces autres droits devient inéluctable, lorsque le droit à la culture est reconnu.1 » Cette citation de Joseph Wresinski est surprenante, tant elle renverse la hiérarchie implicite sur laquelle s’est fondé l’État-providence. Selon la trajectoire habituellement suivie en Europe depuis la Seconde Guerre mondiale, le droit à la culture parachève et couronne l’édifice, une fois les autres droits acquis2. Or Wresinski met le droit à la culture au principe de tous les autres. Car l’accès à la culture donne les capacités de lutter pour les autres droits : on peut y puiser les ressources qui permettent l’émancipation.

Pour comprendre cette inversion, il faut revenir sur les trois principales modalités que la politique culturelle essaie de mettre en œuvre : la démocratisation culturelle, la participation de tous et la reconnaissance tant de la diversité que des droits culturels.

Échecs de la démocratisation culturelle

Depuis la Révolution de 1789, l’accomplissement démocratique signifie l’égal accès de tous les citoyens aux divers services publics. Le droit à la culture a ainsi été porté comme une revendication de justice pour démocratiser le régime, aider à l’épanouissement du citoyen et l’émancipation du peuple et intégrer le plus grand nombre à la culture nationale. Telles étaient les voies de l’invention du monde nouveau. De multiples revendications sont marquées par le signe du « populaire » : universités populaires après l’affaire Dreyfus, théorisation d’un « théâtre du peuple » par Romain Rolland et d’un « théâtre civique » par Louis Lumet, projets de Jacques Copeau… Le « Théâtre national populaire » dont Jean Vilar prendra la tête dans les années 1950 porte l’espoir de la démocratisation de la culture, nourri par la politique du ministère des Affaires culturelles d’André Malraux.

Le droit à la culture a été porté comme une revendication de justice pour démocratiser le régime.

La particularité française – la fameuse « exception culturelle » – a été l’intégration (au même titre que l’éducation ou la santé) des arts et de la culture dans la progressive construction juridique et administrative du service public. La volonté d’étendre ce dernier à toutes les couches de la population a également légitimé l’intervention de l’État dans le domaine artistique. Deux grandes stratégies ont été mises en œuvre : une politique de l’offre, visant à rapprocher les lieux de culture des citoyens, et une politique de la demande, privilégiant la réduction du prix de la culture (gratuité ou tarification adaptée des spectacles et des musées par exemple).

Mais, le plus souvent, ces expérimentations se sont soldées par des échecs. De manière récurrente, on a cherché à faire venir le public au spectacle, dans le but de lui apporter des bénéfices qu’il ne demandait pas (du moins pas sous les formes proposées) – élévation de l’âme, connaissance, émotion esthétique… Au XIXe siècle, Proudhon soulevait le problème auquel nous faisons toujours face : comment un peuple sans éducation peut-il aimer et faire siennes des œuvres d’art dont les codes ne s’acquièrent qu’à travers une éducation spécifique ? Ce n’est pas tant qu’il méprise l’offre qui lui est faite mais il ne comprend ni ce que c’est, ni « à quoi ça sert ». Aussi ne parvient-il pas à aimer les allégories, les métaphores, les codes, bref, le langage de cette offre : il ne le connaît pas, il ne le parle pas. Devant cet échec de l’art pour aller au peuple, des militants plus radicaux ont demandé à l’art de se faire peuple, de se mettre « à son niveau », créant des produits culturels où il pourrait se reconnaître, rire des travers de la société ou frémir d’horreur, tout en sachant que ce n’est pas « sérieux ». Les industries culturelles ont capté à leur profit ces sentiments ambivalents, adaptant leurs produits et saturant l’espace public, non sans condescendance et cynisme.

Ainsi, d’un côté, l’idéal de la démocratisation culturelle affirme son volontarisme, son optimisme, sa pédagogie. Le partage de la culture savante prend place parmi les piliers de la société et l’exercice de la citoyenneté se lie à l’effort de développer tout ce qui peut faciliter l’identification à une communauté nationale. De l’autre, un marché de produits culturels de consommation immédiate se développe, sans autre préoccupation que ses profits et ses clientèles.

Pour les grandes, petites et moyennes bourgeoisies, le champ culturel est le lieu où elles peuvent se classer et se distinguer les unes des autres. Derrière la prétention de la culture nationale à figurer l’identité d’un peuple uni se cache un puissant appareil de reproduction des inégalités et de domination. Telles sont les principales leçons de la sociologie de la culture qui prend son essor au XXe siècle.

Derrière la prétention de la culture nationale à figurer l’identité d’un peuple uni se cache un puissant appareil de reproduction des inégalités.

On doit pourtant constater que, de Malraux à Lang, la politique culturelle moderne continue de laisser penser que « l’œuvre d’art parle pour elle-même ». Par sa puissance propre, elle provoquerait un « choc émotif », une révélation esthétique… Sans que soient remis en cause les contenus de la culture et les valeurs portées.

La voie de la participation culturelle

Au cœur de Mai 68, la déclaration de Villeurbanne rassemble des professionnels du monde du spectacle et vise à faire entendre leurs revendications concernant l’avenir d’un service public culturel français. Est émise une théorie pour rendre compte de la non-participation des couches populaires aux politiques culturelles, définissant ainsi le « non-public » : « Tous ceux qui n’ont encore aucun accès ni aucune chance d’accéder prochainement au phénomène culturel sous les formes qu’il persiste à revêtir dans la presque totalité des cas. » Les promoteurs de cette déclaration appellent à une « politisation de l’action culturelle », un mouvement collectif pour prendre conscience de cet écart et de la nécessité du partage. L’action culturelle fournirait « les moyens de se politiser – ou, si l’on préfère, de se civiliser3 ». Autrement dit, elle permettrait de se choisir librement, par-delà les sentiments d’impuissance et d’absurdité suscités par un système social au sein duquel les femmes et les hommes ne sont pas en mesure d’inventer ensemble leur propre humanité.

L’objectif est d’intégrer à la politique culturelle des formes d’expression jusqu’à présent rejetées par la « culture légitime », mais fortement acclamées par le public.

Mais un autre changement lié à la mondialisation achève de dissoudre le principe de démocratisation : l’élargissement de la notion de culture. Au-delà d’une recherche de nouveaux publics, il s’agit de la reconnaissance démocratique du droit à l’expression culturelle. L’objectif est d’intégrer à la politique culturelle des formes d’expression jusqu’à présent rejetées par la « culture légitime », mais fortement acclamées par le public (bande dessinée, mode, rock et autres musiques jeunes, expressions ethno-culturelles, etc.). En refusant de les inclure, la politique culturelle se coupe du public qui se reconnaît en elles et, surtout, laisse les industries culturelles satisfaire ces goûts nouveaux, approfondissant davantage la coupure avec le public. De ce point de vue, il est particulièrement important de montrer que l’action culturelle tend vers l’intégration sociale des jeunes et des communautés d’origine étrangère.

Dans les années 1980, la direction du développement culturel4 a ainsi proposé diverses expérimentations. Les publics « éloignés », « empêchés », « publics du champ social »… sont autant de nouvelles catégories préconstruites que l’on souhaite intégrer dans le circuit des contenus culturels5. Dans les villes, la thématique de la participation culturelle s’inscrit durablement dans de multiples dispositifs. Elle s’accompagne d’un discours sur un ensemble de valeurs positives : la participation culturelle développe la confiance en soi, elle accroît le capital social par des rencontres, elle ouvre aux problèmes de la vie urbaine, elle connecte la culture à d’autres préoccupations sociales, économiques, écologiques, etc. On constate que les publics qui boudent les salles aiment à se retrouver pour des spectacles de rue, plus populaires. Présentés par des acteurs ni tout à fait amateurs ni vraiment professionnels, ils développent une esthétique hybride empruntant au mime, à l’improvisation, à la dérision et comportant souvent une vision acide de la vie quotidienne et des accents de dénonciation sociale. On se préoccupe de « l’art à l’état vif », c’est-à-dire de manifester la mission sociale de l’art dans la lutte contre l’exclusion en allant au-devant de la musique et de la danse qui se pratiquent dans les « quartiers difficiles ».

Enfin, l’explosion du numérique rebat les cartes : la masse des expressions de toute sorte, permises par et produites à travers les réseaux sociaux, fait régner un « expressivisme » digital qui tord les critères de saisie habituels des pratiques culturelles et remodèle les standards bien établis.

L’« expressivisme » digital tord les critères de saisie habituels des pratiques culturelles et remodèle les standards bien établis.

De nouveaux espoirs ?

L’éducation artistique et culturelle fait désormais partie des préoccupations et des pratiques des collectivités et vise en priorité les enfants et les jeunes. Elle peine cependant à s’affirmer comme une politique publique stabilisée. L’officialisation du « parcours d’éducation artistique et culturelle » dans la loi sur la refondation de l’école en 2013, la signature conjointe d’une charte entre les ministères de l’Éducation nationale et de la Culture ont ouvert la voie à une conscience plus aiguë des responsabilités politiques et de l’engagement des opérateurs culturels dans ce vaste chantier. Le budget consacré à l’éducation artistique et culturelle au sein du programme « Transmission des savoirs et démocratisation de la culture » est passé de 33 millions d’euros en 2013 à 145 millions d’euros en 20196. Des délégations académiques se mettent en place pour gérer les nombreux dossiers de partenariat avec les institutions culturelles locales. Des programmes emblématiques, comme le projet Démos (Dispositif d’éducation musicale et orchestrale à vocation sociale) de la Philharmonie de Paris, ont rencontré un beau succès. Cette politique transversale affiche des objectifs ambitieux (100 % des enfants bénéficiaires de l’éducation artistique et culturelle en 2020). Pour autant, mesurer l’effort financier véritable fait par le gouvernement et les collectivités locales est aujourd’hui très difficile. On notera que le nouveau programme « pass Culture », destiné à élargir les pratiques des jeunes en leur offrant des bons d’achat pour un montant de 500 € l’année de leurs 18 ans, est présenté comme la promesse d’une très large participation des jeunes à la vie culturelle. Très timide en 2018, la subvention au pass Culture est passée à 34 millions d’euros en 2019. Mais le besoin de financement est de l’ordre de 425 millions d’euros !

En reconnaissant des « droits culturels », certaines lois7 ont voulu répondre à une situation culturelle un peu « hors contrôle ». D’une certaine façon, cette reconnaissance rompt avec l’idée de non-public puisque chacun a désormais la possibilité d’affirmer la légitimité de ses préférences culturelles, de se voir reconnu dans sa capacité à participer à l’élaboration même de cette expression. On a ainsi renversé la logique : l’individu n’est plus face à une offre culturelle qu’il doit choisir ou non, il porte en lui une « valeur » qui doit être reconnue. Cependant, rien ne garantit que ces nouveaux droits seront effectivement exercés. Comme pour tous les autres droits sociaux, on peut n’y pas recourir8.

L’individu n’est plus face à une offre culturelle qu’il doit choisir ou non, il porte en lui une « valeur » qui doit être reconnue.

Cette institutionnalisation des droits culturels n’épuise pas les interrogations que l’on peut avoir à son égard. Il y a une différence forte entre les mouvements de participation fondés sur la « reconnaissance » dans une offre existante, l’activation de potentialités (empowerment) et la simple conscience d’une expressivité. La réception des droits culturels peut également être très différente selon que ceux-ci sont considérés comme des droits de la personne (dans une vision émancipatrice) ou comme des droits collectifs (dans une vision communautariste de groupes, qui assimileraient le cadre culturel de la société à une domination injustifiée).

La réception des droits culturels peut être très différente selon que ceux-ci sont considérés comme des droits de la personne ou comme des droits collectifs.

Le militantisme ou activisme culturel est une des manifestations de l’emprise des droits culturels. Il a trouvé dans les friches et les squats à la fois une nouvelle matérialité (des équipements peu chers et non normés), une logique symbolique forte mais ambiguë (celle de l’économie morte et une alternative au mode de production) et des acteurs assumant leur marginalité artistique pour mieux épouser ou se rapprocher des marginalités sociales. Mais à chaque fois que ces friches se développent, elles sont absorbées – ou tentées – par un mouvement d’institutionnalisation. À l’espoir de changement suscité par ces nouveaux lieux succèdent parfois l’amertume et un scepticisme radical à l’égard de toute tentative de répondre aux aspirations des plus démunis. Or il faudrait sortir de cette idée que les lieux pauvres ont le monopole de la culture pour les pauvres.

On le voit, le rapport entre expansion de la démocratie et expansion du droit à la culture accuse des limites, tout en continuant de nourrir expérimentations et espoirs. Il nous fait toucher une vérité exigeante autant que dérangeante : le public n’est pas le peuple ; les spectateurs eux-mêmes ne forment pas nécessairement un public, et un individu n’est pas forcément un spectateur, même en présence d’un spectacle. Il peut décider de l’être, de « prendre » le droit ou le bénéfice qui s’offre à lui, ou s’en abstenir. En tout cas, il aura une propension d’autant plus forte à l’abstention ou à la défection qu’il sent qu’on ne s’adresse pas à lui, mais à une part de lui-même. Or une prestation publique, culturelle ou autre, ne doit pas s’adresser à une catégorie. Elle doit, avant toute chose, s’adresser à une personne.

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1 Joseph Wresinski, Culture et grande pauvreté, Éditions Quart Monde, 2004, p. 40.

2 Selon la Déclaration universelle des droits de l’homme (1948) : « Toute personne, en tant que membre de la société, a droit à la sécurité sociale ; elle est fondée à obtenir la satisfaction des droits économiques, sociaux et culturels indispensables à sa dignité et au libre développement de sa personnalité » (article 22) ; « toute personne a le droit de prendre part librement à la vie culturelle de la communauté, de jouir des arts et de participer au progrès scientifique et aux bienfaits qui en résultent » (article 27).

3 Michel Kneubühler (dir.), « Non-public » & droits culturels. Éléments pour une (re) lecture de la déclaration de Villeurbanne, La passe du vent, 2018, p. 24.

4 Une direction du ministère de la Culture en service de 1982 à 1987 [NDLR].

5 Cf. Delphine Saurier (dir.), « Entre les murs/Hors les murs. Culture et publics empêchés », Culture et musées, n° 26, 2015.

6 Ministère de la Culture, Présentation du projet de loi de finances 2019, 2018.

7 Loi n° 2015-991 du 7 août 2015 portant nouvelle organisation territoriale de la République, Journal officiel, n° 0182 et loi n° 2016-925 du 7 juillet 2016 relative à la liberté de la création, à l’architecture et au patrimoine, Journal officiel, n° 0158.

8 Philippe Warin, Le non-recours aux politiques sociales, Presses universitaires de Grenoble, 2016.


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