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Dossier : La culture, c’est pas du luxe !

Les droits culturels, un chemin vers l’altérité

Sandrine Néel // CC BY 2.0
Sandrine Néel // CC BY 2.0

Les « droits culturels » sont souvent méconnus. Pourtant, en permettant à chacun de composer sa manière d’être au monde, ils confèrent le droit de participer à la vie de la cité et rendent possible la relation, au-delà de nos différences.


En 2007, un groupe international d’universitaires rédigeait la déclaration de Fribourg sur les droits culturels. Huit pages qui ont fait couler beaucoup d’encre, notamment au moment de l’inscription de ces « droits culturels » en droit français1. Pourtant, en dehors du secteur culturel – où ils sont parfois mal compris –, ces droits demeurent encore largement méconnus sous cette appellation. Difficile donc d’y voir un concept porteur d’un espoir d’émancipation et de transformation sociale. Cet article se propose pourtant, une fois le terme dégagé de sa gangue de malentendus, d’en examiner le potentiel de reliance dans une véritable perspective politique.

Le droit de participer à la cité

« Le terme “culture” recouvre les valeurs, les croyances, les convictions, les langues, les savoirs et les arts, les traditions, institutions et modes de vie par lesquels une personne ou un groupe exprime son humanité et les significations qu’il donne à son existence et à son développement.2 » Cette définition simple doit permettre d’éviter un premier piège, lié à la manière d’entendre le qualificatif « culturel » en France. Loin de se réduire au périmètre étroit délimité par le champ d’intervention du ministère de la Culture, les droits culturels s’appliquent à l’ensemble de ce qui donne la liberté de composer une façon singulière et sociale d’être au monde : les arts comme la cuisine, la science comme le patrimoine, le cinéma comme le logement, les langues comme le sport, etc. Autrement dit, et de manière vertigineuse, les droits culturels nous concernent tous et dans toutes les facettes de la vie. Les douze articles de la déclaration de Fribourg, centrés sur la notion de dignité des personnes et la reconnaissance de l’égalité de ces dignités, résument à eux-seuls tout un corpus juridique de textes internationaux en leur donnant une cohérence d’ensemble. Ainsi, les droits culturels ne se limitent pas à la vie artistique de la cité : ils soulignent le droit de participer à la vie de la cité tout court, d’être pleinement citoyen.

 Les droits culturels concernent les arts comme la cuisine, la science comme le patrimoine, le cinéma comme le logement, les langues comme le sport.

Des conquis sociaux et politiques

Une fois levé ce premier contre-sens, nous commençons à cerner les enjeux politiques, philosophique, moraux et pragmatiques de cette notion. L’approche par les droits culturels a en effet une portée transversale : droit du travail, droits politiques et civiques, droits sociaux, droit d’expression, droit à l’information, droit à l’éducation, droit à la formation, droit au logement, droit de circulation, etc. Un droit n’est que la cristallisation, à un moment donné, d’un rapport social marqué par des champs de luttes, liées à des intérêts antagonistes. Les droits culturels sont donc des « conquis » politiques et ils concernent un ensemble très vaste de sphères de l’action publique3.

 Un droit n’est que la cristallisation à un moment donné d’un rapport social marqué par des champs de luttes.

Quelles sont les conditions d’accueil au guichet des caisses d’allocations familiales, dans l’école de mes enfants ou à la maison de retraite de mes grands-parents ? Quelles sont les marges de liberté laissées aux personnes en situation de handicap, à celles qui ont fait le choix d’un habitat nomade ou aux défenseurs des langues régionales ? Aux montagnards désirant venir en aide à des personnes étrangères entre deux frontières ? Quelle possibilité d’intervention d’habitants de quartiers populaires dans une opération de « rénovation urbaine » ? De riverains de sites en proie à des risques sanitaires et écologiques ? Derrière ces interrogations, quelle conception de l’autre (et donc de moi) et quelle éthique de la relation se révèlent ?

Interroger les droits culturels amène rapidement à interroger la notion de « liberté ». Mais pour remettre en cause l’approche communément admise selon laquelle la liberté des uns s’arrêterait là où commence celle des autres. Il s’agit précisément de l’inverse. Bakounine l’écrivait déjà : « Je ne suis vraiment libre que lorsque tous les êtres humains qui m’entourent, hommes et femmes, sont également libres. La liberté d’autrui, loin d’être une limite ou la négation de ma liberté, en est au contraire la condition nécessaire et la confirmation. Je ne deviens libre vraiment que par la liberté d’autres, de sorte que plus nombreux sont les hommes libres qui m’entourent et plus profonde et plus large est leur liberté, et plus étendue, plus profonde et plus large devient ma liberté.4 »

Il conviendrait certainement d’explorer la façon dont cette approche particulière de la notion de liberté, véhiculée par la déclaration de Fribourg, permettrait peut-être de concevoir un peu autrement le rapport entre liberté, égalité et fraternité.

Cet effort, accompagné de relecture historique de quelques épisodes fondamentaux (la révolution de 1848 ou la commune de Paris en 1871 par exemple) donnerait probablement à penser autrement l’aporie décrite par Habermas comme une contradiction, une tension irréductible entre développement du capitalisme (qui engendre des inégalités) et développement de la démocratie (qui postule une égalité).

Revenons au texte de Fribourg. Il y est question, notamment, de respect des droits d’autrui et de la diversité culturelle, de dignité, d’identité culturelle, de partage de connaissances, de liberté d’expression, d’information pluraliste, de « droit de participer (…) à l’élaboration, la mise en œuvre et l’évaluation des décisions qui [nous] concernent » (article 8), de droits des personnes défavorisées « en raison de leur situation sociale ou de leur appartenance à une minorité » (article 9), de responsabilité des acteurs publics de « respecter, protéger et réaliser les droits énoncés dans la présente Déclaration dans des conditions d’égalité, et [de] consacrer au maximum leurs ressources disponibles en vue d’en assurer le plein exercice » (article 11)…

Quels échos une telle ouverture rencontre-t-elle chez celles et ceux qui sont engagés dans des luttes politiques et sociales visant, par l’économie solidaire, à réencastrer les mécanismes du marché dans des objectifs du « bien vivre ensemble » ? Chez ceux qui perpétuent l’ambition de l’éducation populaire en inventant une société permettant la participation de tous à la citoyenneté ? Quelles armes procure-t-elle aux militants associatifs s’attaquant, en actes, à la double insoutenabilité de nos modèles de développement (l’accroissement des inégalités et la catastrophe environnementale) ? Quels outils met-elle à disposition de ceux qui expérimentent avec les « communs » un nouveau rapport à la propriété ? Ou de ceux qui, dans le sillage de Nancy Fraser, pensent la bidimensionnalité des politiques publiques pour tenir ensemble la question de la reconnaissance des identités culturelles et celle de la résolution des inégalités économiques ?

La différence, particule élémentaire de la relation

Répondre à ces questions nécessite peut-être de faire un pas de côté en écoutant, par exemple, la résonance des droits culturels dans l’œuvre d’Édouard Glissant : « Penser que sa propre valeur entre dans un entrecroisement de valeurs, c’est un beaucoup plus grand, noble et généreux projet que celui de tenter que sa propre valeur devienne valable pour le monde entier. (…) La différence, ce n’est pas ce qui nous sépare. C’est la particule élémentaire de toute relation. C’est par la différence que fonctionne ce que j’appelle la Relation avec un R.5 » Mais pour qu’il y ait relation, il faut que l’identité des différents qui se rencontrent soit assurée (et que je puisse changer en échangeant avec l’autre sans me perdre ou me dénaturer). De là découle l’invention de « l’identité-racine » et de « l’identité-relation ». Ces deux concepts sont indissociables de celui d’« archipel », cher à Glissant. Comme pour les îles d’un archipel, le contact, la relation entre les identités, n’implique pas leur fusion ; le monde peut être regardé comme une somme de différences, toutes également nécessaires6. La notion d’archipel permet de réfléchir en dehors des pensées totalisantes de système.

Pour qu’il y ait relation, il faut que l’identité des différents qui se rencontrent soit assurée.

Les actions concrètes de transitions écologiques, les communs, l’éducation populaire, l’action publique, l’économie solidaire... sont autant d’îlots de résistance et de résilience permettant de penser hors du système totalisant (totalitaire en puissance) de la globalisation-mondialisation libérale. Peut-être est-ce là le principal enjeu des droits culturels : relier ces îles de mouvements politiques et sociaux, être les pirogues de cet archipel. Pour espérer, ainsi, éviter les catastrophes écologico-illibérales à venir…

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1 « La responsabilité en matière culturelle est exercée conjointement par les collectivités territoriales et l’État dans le respect des droits culturels », loi  n° 2015-991 portant nouvelle organisation territoriale de la République (loi NOTre), article 103,  Journal officiel, n° 0182, 08/08/2015 ; «  L’État (…) et les collectivités territoriales (…) définissent et mettent en œuvre, dans le respect des droits culturels (…) une politique de service public construite en concertation avec les acteurs de la création artistique », loi n° 2016-925 relative à la liberté de la création, à l’architecture et au patrimoine (loi LCAP), article 3, Journal officiel, 08/07/2016.

2 Déclaration de Fribourg, Les droits culturels, article 2.

3 « Ne me parlez pas d’acquis sociaux mais de conquis sociaux » disait Ambroise Croizat, ministre du Travail (1945-1947) qui a participé à la mise en œuvre de la Sécurité sociale.

4Mikhaïl Bakounine, « Dieu et l’État », dans Œuvres, éd. P.-V. Stock, coll. « Bibliothèque sociologique », 1895, p. 281.

5 Édouard Glissant, L’imaginaire des langues, Gallimard, 2010.

6 Muriel Rosemberg, « La géopoétique d’Édouard Glissant, une contribution à penser le monde comme Monde », L’Espace géographique, n° 45, vol. 4, pp. 321-334, [NDLR].


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