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Comment revendiquer ses droits aux soins, au logement, à l’alimentation, à l’éducation, au travail ou aux loisirs quand ses références culturelles (langues, savoirs, arts, valeurs, traditions, modes de vie etc.) sont méprisées ? C’est là tout l’enjeu de la reconnaissance des « droits culturels ».
« Droits culturels », « pouvoir d’agir ». Deux expressions qu’il s’agit de mieux articuler pour en comprendre la portée. Le « pouvoir d’agir » concerne les capacités des personnes à revendiquer et à exercer leurs droits fondamentaux. Or chaque individu s’exprime à partir de ses références culturelles. Si celles-ci ne sont pas prises en compte, l’accès aux droits fondamentaux est entravé. D’où l’importance de reconnaître à chacune et à chacun leurs « droits culturels ».
« Ce que vous nommez “droits culturels” correspond pour nous à l’éthique du travail social, au développement social local, au pouvoir d’agir ou encore à l’éducation populaire : il s’agit de prendre en compte les personnes dans leurs capacités à agir sur ce qui les concerne. » Cette interpellation de travailleurs sociaux a mené à une interrogation : les droits culturels n’apporteraient-ils rien de plus que ce que nous connaissons déjà ? En 2016 fut ainsi lancée par Réseau culture 21 la recherche-action « Les droits culturels : leviers du pouvoir d’agir ? » avec le souci de croiser une diversité de thématiques, d’acteurs et de pratiques afin de vérifier cette hypothèse : les droits culturels permettent d’approfondir les « capacités » des personnes.
La question du pouvoir d’agir concerne tout le monde, habitants d’un territoire comme professionnels de l’action publique.
La question du pouvoir d’agir concerne tout le monde, habitants d’un territoire comme professionnels de l’action publique, et la capacité d’action des uns dépend fortement de celle des autres. Nombre de travailleurs sociaux rencontrés dans le cadre de cette recherche-action se sentent pris en étau entre les situations complexes des personnes à accompagner et leurs directives essentiellement réduites à des résultats chiffrés. L’organisation même de leur travail tend à les isoler.
Quel rapport avec les droits culturels ? Cela concerne la culture du travail dans laquelle ils évoluent. Leurs conditions de travail, au sein d’institutions très hiérarchisées, se dégradent, parfois jusqu’à l’absurde, les éloignant des motivations qui les ont fait s’engager dans le métier, notamment, les droits garantis à tous par le service public. Les espaces où ils peuvent participer à la définition et à l’organisation de leurs pratiques s’amenuisent, l’information circule difficilement au sein des services, ils n’ont aucun retour des notes envoyées à la hiérarchie pour faire part des dysfonctionnements du service public… Souvent contraints de faire avec « des bouts de ficelles », ils doivent compter sur leur propre réseau de relations pour débloquer des situations.
La numérisation des procédures aggrave encore les choses. D’une part, toute personne n’a pas les outils adéquats ni les compétences pour les utiliser, d’autre part, une dimension importante du travail social y est gommée : celle de pouvoir être un interlocuteur et de témoigner de la violence sociale que vivent les gens au quotidien. Cette dématérialisation crée des blocages et des retards dans le traitement des dossiers, contraignant parfois les personnes à vivre des mois sans indemnités, jusqu’à générer des situations de surendettement, voire des mises à la rue.
Au sein des collectifs de quartiers prioritaires de la ville rencontrés dans le cadre de cette recherche-action, des adultes-relais accompagnent les habitants dans leurs démarches administratives1. Ces postes, occupés par des femmes à la migration récente, favorisent leur accès à l’emploi, mais les maintiennent dans la précarité. En dépit de la pertinence de leur travail dans les quartiers, elles peinent à être reconnues comme des professionnelles à part entière. Elles restent bien souvent sous-estimées par les autres professionnels, mieux placés dans l’échelle sociale, dont l’expertise diplômée et mieux rémunérée est aussi reconnue comme supérieure à la leur. Elles jouent pourtant un rôle complexe d’interface entre l’institution et les familles qui fait cruellement défaut en leur absence. Par leur rôle de charnière entre les ressources des communautés et celles des institutions, leur travail renforce considérablement la capacité de l’ensemble des acteurs à résoudre leurs problèmes.
Leur travail renforce considérablement les capacités de l’ensemble des acteurs à résoudre leurs problèmes.
La technicisation des procédures administratives laisse penser qu’il n’y aurait qu’une seule manière de faire. Or, les pratiques d’accompagnement mises en œuvre sous-tendent des valeurs et des choix, plus ou moins en accord avec le respect des droits fondamentaux des personnes. Vouloir mieux les respecter, implique de tisser des liens plus étroits entre acteurs afin de développer des responsabilités partagées et permettre, en fin de compte, une gouvernance démocratique au sein des services publics.
La logique de prescription est très prégnante chez les professionnels de l’action publique : c’est à eux qu’incombe la charge de produire le diagnostic et de trouver les solutions. Même si cela est fait avec bienveillance et dans le respect des personnes, prescrire réduit la participation des personnes à accepter ou refuser les propositions qui leur sont faites, sous peine de sanction ou de pénalité en cas de refus. Les rapports sont asymétriques et infantilisants. C’est par le manque, l’incapacité, la défaillance, que les personnes sont désignées, empêchées de dire autre chose d’elles-mêmes. Rééquilibrer les relations suppose de partir de ce qu’elles sont prêtes à faire pour améliorer leur situation, pour ensuite, pas à pas, atteindre des objectifs tangibles.
C’est par le manque, l’incapacité, la défaillance, que les personnes sont désignées, empêchées de dire autre chose d’elles-mêmes.
Dans le secteur associatif, cette logique prescriptive est souvent à l’œuvre pour l’obtention de subventions. Adoptant une posture en surplomb, certains financeurs expliquent quoi faire et comment le faire, poussant les acteurs à revoir leurs modes d’organisation, niant par là-même la spécificité des pratiques développées. Difficile de se faire entendre sur des pratiques n’entrant pas dans le cadre des bilans institutionnels. Tout un pan du travail, lié à ce qui se vit réellement sur un quartier, semble ainsi incompréhensible et invisible pour les institutions.
Certains financeurs vont jusqu’à faire acte de discrimination auprès des collectifs d’habitants, sinon ouvertement (« il y a trop d’enfants noirs ici »), du moins indirectement, en faisant appel à l’importance de la mixité, sans questionner ce que cela signifie dans certains lieux. Appeler de ses vœux la « mixité », qu’on la veuille sociale, ethnique ou confessionnelle, est un piège : en obligeant les personnes à s’identifier à partir de catégories visibles et quantifiables, on les réduit à l’expression d’un seul élément de leur identité.
Nombre de difficultés vécues sont imputables non pas à un nombre trop important de « noirs », d’« arabes », de « pauvres » ou de « musulmans » dans un même espace, mais bien aux situations d’injustices sociales et économiques, à un mépris des droits culturels de chacun, à un manque de reconnaissance d’une égale dignité dans l’expression de ses références culturelles. Pour éviter d’essentialiser les personnes jusqu’à annihiler leur liberté de se définir et d’agir, il est essentiel de cultiver la diversité des savoirs et de croiser les points de vue sur le monde.
Il est essentiel de cultiver la diversité des savoirs et de croiser les points de vue sur le monde.
Avec les stratégies de « contrôle » des institutions d’une part et celles de « résistance » des collectifs d’autre part, les uns et les autres semblent se discréditer mutuellement, rendant les politiques publiques inefficientes. L’enjeu est d’instaurer des relations équilibrées entre acteurs pour pouvoir débattre des missions de service public, de l’efficience des dispositifs et de leurs objectifs, d’évaluer leurs impacts sur les conditions de vie des habitants.
L’expérimentation des conférences familiales, dans le département du Nord (59) montre comment la prise en compte des droits culturels peut permettre le développement du pouvoir d’agir dans le cas de la protection de l’enfance. Inspirée des pratiques traditionnelles des Maoris en Nouvelle-Zélande, il s’agit d’une méthode qui permet aux familles d’être actrices dans la résolution des problèmes qu’elles rencontrent. Sortant d’une logique prescriptive, le travailleur social instaure les conditions pour que l’enfant puisse nommer sa « famille élargie » (grand-parent, tante, ami de la famille, voisin, enseignant…). Un cadre est posé pour regrouper ces personnes autour de l’enfant, afin d’établir ensemble un plan d’action pour améliorer la situation. Changeant de posture, les travailleurs sociaux aident à renouer des liens plutôt que de prendre le relais de familles identifiées comme défaillantes par l’institution. Et même si le placement de l’enfant est finalement proposé, celui-ci est mieux vécu par ceux qui auront été acteurs de cette décision.
Les travailleurs sociaux aident à renouer des liens plutôt que de prendre le relais de familles identifiées comme défaillantes par l’institution.
La famille est un lieu clé pour comprendre l’enjeu des droits culturels. Certains jeunes peuvent être tiraillés entre plusieurs référentiels culturels (par exemple, se marier avec une personne de même confession ou non, adopter une manière de se nourrir et de se vêtir, etc.) et ressentir des conflits de loyauté vis-à-vis de leur famille. La violence peut être désamorcée par la création d’espaces d’interprétation et de transmission intergénérationnelle, propices à l’expression de chacun et à la négociation.
Le droit au patrimoine, qui comprend le droit de transmettre dans sa langue, éclaire particulièrement le développement du pouvoir d’agir. Le travail sur le plurilinguisme permet de relégitimer les parents dans la transmission de leur propre langue à leurs enfants et de reconnaître la langue maternelle comme un atout éducatif. Il s’agit, in fine, de restaurer les relations parents/enfants, quelle que soit la langue mobilisée.
La tendance générale des politiques publiques, de l’accompagnement social jusqu’à la rénovation urbaine2, est d’uniformiser les façons de vivre des personnes en imposant de nombreuses normes. Aussi attentionnés que nous soyons, nous ne repérons souvent que les capacités que nous savons reconnaître au prisme de nos propres références culturelles. Certains savoirs sont ignorés du fait de notre incapacité à les voir.
Nous ne repérons souvent que les capacités que nous savons reconnaître au prisme de nos propres références culturelles.
Peut-être connaissons-nous quelques méthodes pour développer le pouvoir d’agir des personnes, mais nous en saisissons mal la matière même : celle d’un exercice plein et entier des droits culturels. Car nombre d’inégalités et d’injustices viennent du manque des conditions nécessaires pour pouvoir interagir avec ce qui nous entoure. Des liens semblent coupés, entraînant des ruptures, des enfermements, des exclusions. Il nous faut penser les politiques publiques comme des écosystèmes. Et les droits culturels ont ainsi une double fonction : ils posent la nécessité de reconnaître chacun dans les références culturelles dont il est porteur, mais aussi la nécessité pour toute personne d’interagir avec la diversité des ressources qui l’entoure.
1 « Le contrat adultes-relais permet à certaines personnes éloignées de l’emploi d’assurer des missions de médiation sociale et culturelle de proximité, dans le cadre d’un contrat d’insertion », selon certaines conditions d’âge et de résidence. « L’employeur doit être une administration, une association ou une entreprise privée chargée de la gestion d’un service public. » (Source : www.service-public.fr) [NDLR].
2 Depuis 2018, à Marseille, Clichy-sous-Bois, Saint-Denis, dans le 19e arrondissement de Paris et à Saint-Pol-sur-Mer, Réseau culture 21 mène une recherche-action sur la participation des habitants à la rénovation urbaine et sur les enjeux de diversité et de cohabitation dans l’espace public. Les premiers résultats soulignent combien les politiques de rénovation urbaine et de relogement relèvent encore d’une gestion de « masse », avec trop peu de considération pour l’histoire, les mémoires et les modes de vie des personnes.