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Dossier : La culture, c’est pas du luxe !

Pour une politique culturelle du temps libre

Cristian CC BY-NC-ND 2.0
Cristian CC BY-NC-ND 2.0

La culture, prise dans son sens le plus large, permet aux individus de développer leur sens critique. Mais pour rester émancipatrice, elle doit s’inscrire dans un rapport au temps propice à la contemplation et à la réflexivité.


La notion d’émancipation est à la mode. Des « gilets jaunes » à La République en marche, nombreux sont les mouvements sociaux et partis politiques qui prétendent libérer l’individu des tutelles qui enserrent ses capacités de réflexion et d’action. Mais quels rapports entre des luttes qui dénoncent toute forme de domination politique, sociale, économique ou culturelle, et des politiques publiques qui s’opposent aux « inégalités de destins » en récompensant « le talent, l’effort et le mérite »1 ? Instituer le peuple comme acteur de sa propre histoire ou mettre fin à la transmission par héritage des inégalités sociales, ces deux visées s’appuient sur des approches a priori contradictoires. Collective, lorsqu’il s’agit de favoriser la capacité du peuple à sortir d’un état de subordination et à conquérir son autonomie politique ; individuelle, quand on insiste sur la possibilité offerte à l’individu de s’affranchir de son origine sociale.

Au-delà de ces controverses toutefois, Malgré des approches contradictoires, tous les partisans d’un progrès général de la société depuis la Révolution française s’accordent à dire que la liberté s’acquiert via l’instruction et le développement de ses connaissances. Ils s’inscrivent ainsi dans l’héritage des Lumières, qu’Emmanuel Kant définissait comme « la sortie de l’homme hors de l’état de tutelle dont il est lui-même responsable. L’état de tutelle est l’incapacité de se servir de son propre entendement sans la conduite d’un autre. […]. Sapere aude2 ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement !3 ». Pour le philosophe de Königsberg, c’est alors tout autant l’apprentissage des sciences que le développement de la sensibilité esthétique qui permettent d’accéder à la Raison.

C’est tout autant l’apprentissage des sciences que le développement de la sensibilité esthétique qui permettent d’accéder à la Raison.

Une émancipation par quelle culture ?

Très vite, cependant, un malentendu s’instaure puisque la formation du jugement esthétique se trouve peu à peu associée à la fréquentation quasi exclusive des œuvres d’art. Les « intellectuels » (écrivains, peintres, poètes, etc.) s’imposent alors comme des remparts contre l’obscurantisme tout au long du XIXe siècle. Une approche qui trouve son apogée avec la création en 1959 du ministère des Affaires culturelles, qui se donne pour mission de « rendre accessibles les œuvres capitales de l’humanité, et d’abord de la France, au plus grand nombre de Français4 », mais qui légitime du même coup une frontière, à la fois symbolique et organisationnelle, entre ce qui relèverait du domaine de la « vraie » culture et le reste : les pratiques « amatrices », « folkloriques », ainsi que l’ensemble des activités physiques et sportives, reléguées dans l’infra-culturel et renvoyées à d’autres secteurs d’intervention publique. Une césure qui institutionnalise l’idée que seules les pratiques artistiques (et plus encore celles « consacrées » par l’État) seraient en mesure de favoriser l’émancipation politique des individus et des groupes5.

Parce qu’il a largement contribué à associer le jugement artistique à un processus de distinction et de domination, le projet culturel d’André Malraux n’a pas manqué d’être critiqué. De façon générale, la sociologie a montré que, dans la mesure où ce sont les institutions et les groupes qui forgent les goûts des individus, ces derniers ne sont jamais à même de s’émanciper complètement des tutelles institutionnelles6. Peu importent les moyens mobilisés et les façons de faire : des Maisons de la culture aux clubs sportifs, des colonies de vacances aux Universités populaires, rien ne peut nous détacher de ce que nos expériences passées ont déposé en chacun de nous…

Le pouvoir des institutions culturelles

Mais si les institutions encadrent nos choix, elles sont aussi le produit de notre activité sociale et de nos imaginaires : nous avons donc les moyens de les mobiliser pour favoriser des remises en question, voire engendrer des bifurcations biographiques. L’expérience du Centre Pompidou a montré par exemple qu’il est possible de transformer la relation aux arts plastiques des publics qui en sont les plus « éloignés », socialement et culturellement. De 1977 à 1996, environ 2 000 « correspondants » ont fidélisé près de 36 000 adhérents sur les 50 000 adhésions que le Centre comptait chaque année. Recrutés au sein des comités d’entreprise, des associations de loisirs, des mouvements de jeunesse, des écoles et des lycées, leur mission était de participer à la constitution d’un réseau de fidèles de l’institution. Responsables d’un groupe d’au moins dix personnes, les correspondants assuraient le lien entre l’institution culturelle et les publics, en encourageant les adhésions, en organisant des visites et des cycles d’initiation, en recueillant les critiques et les propositions.

Si les institutions encadrent nos choix, elles sont aussi le produit de notre activité sociale et de nos imaginaires.

En façonnant la relation des individus à l’art, ce type de médiation permet d’infléchir les influences de l’habitus cultivé – sans pour autant les remettre en cause. Cette approche rappelle surtout l’ancrage profondément social des pratiques culturelles, associées ici à la qualité des relations que les correspondants étaient capables de développer. De là à les considérer comme de simples prétextes à la sociabilité, il n’y a qu’un pas que l’animation socioculturelle, par exemple, n’hésite pas à franchir. À partir des années 1990, c’est toutefois la politique de la ville qui a le plus particulièrement mobilisé les artistes et les associations sportives afin de les mettre au service de la « cohésion sociale »7.

Une approche qui, en devenant systématique, tend à faire passer au second plan la finalité révolutionnaire assignée à la culture par les Lumières, qui est de lutter contre l’obscurantisme. Autrement dit, « fabriquer » des citoyens aptes à se méfier de leurs intuitions. Car c’est là que se joue la singularité de l’approche esthétique si on la compare à d’autres activités sociales : dans sa capacité à favoriser un retour sur nos identités sociales, sur nos manières d’interpréter nos parcours, de nous définir, de ressentir et de donner sens à notre environnement.

La capacité des pratiques culturelles à nous projeter dans d’autres univers amène à transformer son rapport à soi et au monde.

Lire des textes littéraires ou regarder des séries télé permettent par exemple de s’essayer à des rôles, de puiser des modèles d’action, d’élaborer et de réélaborer ses identités8, tandis que la danse, la musique ou encore le bricolage peuvent être réinvestis comme des moments d’expression collective pour affirmer sa différence sociale et changer les catégories de perception du monde9. De façon générale, la capacité des pratiques culturelles à nous projeter dans d’autres univers amène à travailler les schémas de sa propre expérience et donc à transformer son rapport à soi et au monde. Dès lors, plutôt que de s’interroger sur les vertus comparées des activités artistiques ou sportives, du jardinage ou de la collection de timbres, il semble beaucoup plus bénéfique de comprendre comment et dans quelles circonstances la création ou la transmission d’un imaginaire contribuent ou non à bousculer des dispositions, des goûts et des désirs, et engagent l’individu dans un retour réflexif.

Libérer du temps pour l’émancipation

Force est de constater, toutefois, que ce travail réflexif se confond aujourd’hui davantage avec les injonctions contemporaines à « être soi », à « se trouver soi-même », qu’avec une volonté de transformer collectivement les cadres politiques de son existence10. De fait, c’est bien l’approche exclusivement individuelle de l’émancipation qui est aujourd’hui privilégiée par les pouvoirs publics, les aptitudes singulières étant appelées à s’affranchir des appartenances sociales. Avec le risque de creuser une hiérarchie entre les « méritants » et les autres, celles et ceux qui demeurent cantonnés aux tâches d’exécution. De façon générale, le projet d’une émancipation « par la culture » reste parasité par la question des différences culturelles entre les classes sociales – les qualités réflexives, de créativité et de distanciation étant associées à certains métiers et milieux. Or, si les statuts sociaux dessinent des hiérarchies difficilement contournables, ce qui fonde les inégalités culturelles réside d’abord dans les modes de socialisation. Dans ces conditions, la première condition d’une émancipation par la culture est temporelle, tant il importe d’abord et avant tout de se soustraire aux rythmes du travail et du repos pour pouvoir se consacrer au développement de ses aptitudes proprement humaines, autrement dit à la culture, que celle-ci relève du bricolage, de la peinture ou du football. C’est ce qu’avaient compris en 1936 les hommes et les femmes du Front populaire lorsqu’ils ont entrepris de faire basculer l’organisation des loisirs de la sphère privée à la sphère publique, avec l’idée que l’octroi d’un temps libre représente un droit que les ouvriers méritent par leur travail en même temps qu’un moyen d’épanouissement.

Il importe de se soustraire aux rythmes du travail et du repos pour pouvoir se consacrer au développement de ses aptitudes proprement humaines, autrement dit à la culture.

Suffit-il pour autant de se libérer du travail pour s’émanciper ? En produisant autant, voire plus, en moins de temps, le taylorisme industriel et l’automatisation ont permis de libérer du temps de loisir. Les travailleurs ont pu gagner les congés payés, l’interdiction du travail des enfants, le droit à la retraite, etc. Mais ce temps « libéré » est souvent devenu un temps de consommation et de « divertissement », au sens de « ce qui fait diversion » : il permet avant tout de regarder ailleurs et d’oublier les tracas de la vie réelle en étant absorbé dans le « spectacle »11.

À l’épreuve du capitalisme numérique

La façon dont les nouvelles technologies numériques envahissent nos vies illustre parfaitement les ambiguïtés d’une émancipation par la culture. Pour les plus optimistes, l’avènement d’Internet et des technologies nomades permet un meilleur accès aux offres culturelles, dans la mesure où elles rendraient possible une démocratisation culturelle quasiment gratuite et accessible partout et par tous. Un développement que le ministère de la Culture entend d’ailleurs accompagner, via le « pass Culture » (une application qui relaie les possibilités culturelles et artistiques) ou les « Micro-Folies » (une sorte de musée numérique, simple à implanter et peu onéreux)12. De nombreuses objections peuvent toutefois être apportées à cette thèse. D’abord parce que la montée de l’éclectisme des goûts et des pratiques culturelles que favorisent les nouvelles technologies manifeste moins un recul des inégalités qu’elle ne contribue à fragmenter la culture populaire13. Ensuite, parce que certaines études analysent une transformation du sens critique, via la généralisation du texte visuel transmis par la télévision ou la vidéo14. Mais, surtout, parce que l’enjeu principal du capitalisme numérique consiste à prendre en charge la totalité des moments d’existence en développant des techniques de captation de l’attention15. Dès lors, les possibilités culturelles offertes par les nouvelles technologies apparaissent moins comme des pratiques émancipatrices, des possibilités de penser, de contempler, de s’émerveiller et de donner un sens à nos actions que comme des activités de consommation pulsionnelle, soumises aux mêmes exigences de rentabilité et de performance individuelle que le monde du travail.

Les possibilités culturelles offertes par les nouvelles technologies apparaissent moins comme des pratiques émancipatrices que comme des activités de consommation pulsionnelle.

Le monde ultra-connecté dans lequel nous sommes plongés rappelle finalement la nécessité, si ce n’est d’une politique culturelle, en tout cas d’une politique du temps libre, apte à favoriser le développement des activités sociales à l’abri des pressions mercantiles, religieuses et politiques. Dans un contexte de privatisation croissante, il s’agit de repenser le rôle de l’État-providence et, plus largement, d’un service public qui ne serait plus (seulement) préoccupé par la diffusion de contenus culturels (dont on peut sans cesse interroger la légitimité et les effets symboliques et sociaux) mais aussi par sa capacité à fournir aux individus les moyens temporels de leur émancipation. Le temps de l’inactivité, celui qui rend possible l’activité d’inventer, de créer, de rêver, bref, de nous soustraire réellement au marché et au travail, est en train de reculer sous le joug notamment des nouvelles technologies. Or, avec ce recul, c’est un droit à l’inutilité et au temps perdu, à une émancipation sans conditions qui est remis en question, au profit d’une approche de plus en plus étroite et normative de la liberté, réduite à des choix de consommation et soumise au diktat de la performance.

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1 Béatrice Bouniol, « L’émancipation, une philosophie macronnienne » [sic], la-croix.com, 09/07/2018.

2 Locution latine signifiant « Ose savoir ! » [NDLR].

3 Emmanuel Kant, « Qu’est-ce que les Lumières ? », Œuvres philosophiques, tome II, Gallimard, 1985, [1784], p. 210.

4 Décret du 24 juillet 1959 du gouvernement, Journal officiel, 28/07/1959.

5 Lionel Arnaud, Agir par la culture. Acteurs, enjeux et mutations des mouvements culturels, L’Attribut, 2018.

6 Muriel Darmon, La socialisation, Armand Colin, 2007.

7 Alice Blondel, « “Poser du Tricostéril sur la fracture sociale”. L’inscription des établissements de la décentralisation théâtrale dans des projets relevant de la politique de la ville », Sociétés & Représentations, n° 11, vol. 1, 2001, pp. 287-310.

8 Dominique Pasquier, La culture des sentiments. L’expérience télévisuelle des adolescents, Éditions de la Maison des sciences de l’Homme, 1999.

9 Lionel Arnaud, « Une conscientisation “pratique”. Les mobilisations culturelles des habitants d’un quartier populaire de Fort-de-France entre autonomisation et politisation », Sociétés contemporaines, à paraître en 2020.

10 Lionel Arnaud, Réinventer la ville. Artistes, minorités ethniques et militants au service des politiques de développement urbain. Une comparaison franco-britannique, Presses universitaires de Rennes, 2008.

11 Guy Debord, La société du spectacle, Gallimard, 1967.

12 Maïlys Celeux-Lanval, « Les Micro-Folies ou la démocratisation culturelle à l’œuvre », BeauxArts, 19/02/2019.

13 Philippe Coulangeon, Les métamorphoses de la distinction. Inégalités culturelles dans la France d’aujourd’hui, Grasset, 2011.

14 Henry Jenkins, Mizuko Ito, danah boyd [sic], Culture participative. Une conversation sur la jeunesse, l’éducation et l’action dans un monde connecté, C & F éditions, 2017.

15 Yves Citton, L’économie de l’attention. Nouvel horizon du capitalisme ?, La Découverte, 2014.


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