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D’où est venue cette idée d’une ferme pour accueillir des détenus en fin de peine ?
Samuel Gautier - J’ai passé deux ans, comme bénévole, à la ferme de Moyembrie (Aisne), une structure pionnière en matière de réinsertion de détenus. Elle a été créée en 1990 et est depuis une dizaine d’années membre du mouvement Emmaüs. Ce lieu m’a profondément marqué : j’ai voulu essaimer. J’ai reçu un accueil favorable de l’administration pénitentiaire et d’Emmaüs. À Lespinassière (Aude), on est reparti des mêmes fondamentaux : travaux agricoles, vie communautaire et ouverture sur l’extérieur. Notre vocation est orientée vers les longues peines, ceux qui ont passés de longues années derrière les barreaux (entre cinq et vingt ans). La structure est petite (10 personnes accueillies, 3 salariés) et elle est située au cœur du village. L’objectif est de permettre à ceux qui ont connu la prison de « réapprendre » la liberté et de déconstruire les habitudes prises en détention : défiance, roublardise, trafic, rapports de domination (derrière les murs, paraître fort est un moyen de survie)… Mais comment y parvenir quand le seul point commun est l’expérience de la prison ? Aussi pense-t-on accueillir ici, à terme, des étudiants qui se cherchent, des professionnels qui ont besoin de faire un break, pour permettre aux gars de se libérer de l’étiquette « prison » et de déconstruire plus facilement les habitudes prises derrière les barreaux.
Quelles convictions vous poussent ?
Samuel Gautier - Il y a de la colère en moi. Presque de la rage ! La justice envoie trop facilement les gens dans ces lieux mortifères que sont les prisons et bien peu en sortent avant la fin, en aménagement de peine, alors que les textes le prévoient pourtant. On manque de personnel, de conseillers en insertion et probation pour accompagner les personnes en détention. Et on manque de solutions à offrir à ces conseillers. Les magistrats eux-mêmes voient l’aménagement de peine comme une récompense pour ceux qui se sont bien comportés. Or l’aménagement devrait être automatique ou, à défaut, octroyé en priorité aux personnes très en marge. Une des clés de la réussite de Moyembrie vient de son caractère familial, du choix que la structure a fait de n’accueillir que 25 personnes sous écrou en même temps. Il n’en faut pas plus. Mais il faut multiplier les structures à taille humaine, pour un accompagnement intégral.
Emmaüs souhaite développer dix lieux de ce type, un dans chaque inter-région de l’administration pénitentiaire. Les services de l’État en reconnaissent d’ailleurs la nécessité1. Mais un tel projet ne se décrète pas :il faut des personnes qui le portent, un lieu, de l’argent, des soutiens… Quand l’État veut construire une prison, il y met des moyens juridiques et financiers. Nous, nous devons prendre notre bâton de pèlerin et convaincre tout le monde. Développer une structure mixte, qui offre du travail, un hébergement et un accompagnement social suppose en effet de trouver de multiples sources de financement, non sans aléas.
Développer des activités agricoles en bio, c’est un choix ?
Samuel Gautier - Pour celui qui n’a vu que du béton depuis des années, à qui on n’a jamais donné de responsabilités, qui n’avait à prendre soin de rien, l’agriculture est une nouveauté… J’ai connu des gens très stables démolis par la prison : elle désocialise, déresponsabilise, infantilise… On y perd toute notion du temps. L’agriculture, au contraire, permet de reprendre conscience du temps qui passe. De vivre les saisons dans son corps, de ressentir son corps par l’effort physique. Travailler de ses mains, utilement, est bénéfique pour les humains. Et produire de la bonne nourriture, c’est valorisant pour soi. En revanche, tout le monde n’est pas fait pour vivre en communauté. Nous avons besoin de structures intermédiaires entre le dedans et le dehors, de sas, de lieux où l’on redonne du sens.
Quel regard portez-vous sur les réformes pénales et les attentes des habitants ?
Samuel Gautier - Depuis des années, on nous explique que ne pas envoyer quelqu’un en prison, c’est se montrer laxiste. Mais ce sont ceux qui construisent des prisons qui sont laxistes ! Avec un taux de plus de 60 % de récidive, la prison échoue. Elle coûte énormément d’argent, détruit les hommes… Construire des places de prison et y enfermer des gens qui vont nourrir une sourde colère et de la rancœur envers la société, c’est presque mettre en danger la vie d’autrui… Qui a le courage de l’expliquer ? Il y a longtemps qu’on n’a pas eu un grand ministre de la Justice. À part, peut-être, Christiane Taubira, tous les autres se sont reniés. Pourtant, ils savaient cela ! Je crois qu’il y a de l’irrationalité sur ces questions, utilisées à des fins politiciennes depuis de nombreuses années. Plus grand monde, hélas, ne s’intéresse aux chiffres, aux études, aux faits. Or l’Observatoire international des prisons a développé une très grande expertise sur ces questions.
Quant au regard de nos concitoyens, la seule chose qui permettra de le faire changer, c’est la rencontre. C’est le but du documentaire À l’air libre2 : des hommes témoignent de la prison, à visage découvert, plein écran. L’avant-première, dans un village proche de Moyembrie, a réuni plus de 250 personnes ! Et des milliers de gens ont croisé le regard de ces hommes de Moyembrie à l’occasion de projections-débats. Le village de Lespinassière, lui, a une vraie tradition d’accueil et le conseil municipal soutient le projet. C’est une chance. Ils ont rassuré les inquiets, mais bien des clichés étaient déjà tombés du fait de l’implantation antérieure d’un centre de vacances des compagnons d’Emmaüs.
« Ce sont ceux qui construisent des prisons qui sont laxistes ! Avec un taux de plus de 60 % de récidive, la prison échoue. »
Peut-on imaginer que des peines courtes soient entièrement purgées à la ferme ?
Samuel Gautier - Je n’ai pas la réponse... À Moyembrie et à Lespinassière, les gars ont une épée de Damoclès au-dessus de la tête : si ça ne se passe pas bien, ils retournent en prison. De fait, ils réfléchissent avant de faire des conneries. Mais les courtes peines, c’est une autre population : surtout des jeunes en perte de repères et issus de quartiers populaires. Pour eux, un travail d’intérêt général au service de la communauté (et non du secteur marchand), un travail pour réparer sa faute, avec, bien sûr, un véritable accompagnement social, serait bien plus porteur que quelques mois en prison ! Et on peut imaginer bien des alternatives encore, comme autant de propositions pour les magistrats. Il faut créer, innover, imaginer d’autres réponses pénales. Inspirons-nous de ce qui se fait ailleurs et créons ensemble d’autres possibles !
À Moyembrie, les gens posaient souvent la question de l’efficacité de ce type de structure. L’équipe d’encadrement pense, à juste titre selon moi, qu’une évaluation n’aurait de sens qu’en tenant compte de l’ensemble des parcours de vie de chacun des résidents. Parce que le poids des années de prison est parfois trop lourd, et le séjour à la ferme trop court, pour pouvoir y régler tous ses problèmes. Certains se retrouvent en détention deux mois après leur sortie. Mais ce retour en prison peut aussi être l’occasion d’un déclic : ils prennent conscience que ce qu’ils ont vécu à Moyembrie, c’est ça qu’ils veulent vivre. Cela leur donne l’énergie de rebondir. Notre objectif est de leur montrer qu’autre chose est possible, quelque chose qu’ils n’ont peut-être jamais vécu. Ensuite, qui sait ce que donneront les graines semées ?
Propos recueillis par Martin de Lalaubie, le 8 mars 2018.
1Cf. le rapport du secrétariat général à la modernisation de l’action publique et le rapport conjoint de l’Inspection judiciaire, de l’Inspection des finances et de l’Inspection des services pénitentiaires.
2Samuel Gautier et Nicolas Ferran, À l’air libre, France, 2016, 70 min.