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Sans toit, qui suis-je ?

(c) Aurore Chaillou/Revue Projet
(c) Aurore Chaillou/Revue Projet
Monsieur Z. a vécu dix ans à la rue. Madame N. a connu les hébergements d’urgence avec sa fille. Ils sont désormais locataires. Que représente un toit quand on en a été privé ? Et comment apprivoise-t-on son nouveau logement ?

« Le principal, c’est se retrouver soi », Monsieur Z.

Monsieur Z. rêverait d’habiter une maison entourée de verdure, où il y aurait beaucoup de bois, des matériaux naturels et puis des animaux. « Mais c’est un luxe, tout le monde peut pas se permettre de vivre comme ça. » Monsieur Z. a la cinquantaine, les cheveux courts, des yeux gris-vert. Dans une autre vie, il a étudié les sciences du traitement de l’information dans une école d’ingénieur de Cergy. « J’ai connu les débuts d’internet en France. » Assis dans le studio qu’il occupe depuis trois ans dans une ville des Hauts-de-Seine, il se souvient de ses débuts ici.

Quand une dame du service social lui a dit qu’il y avait peut-être un appartement pour lui, il n’y a d’abord pas cru. Lorsqu’il s’installe ici, après dix ans d’expérience de la rue, il n’ose toujours pas vraiment y croire. « Ce qui m’a marqué quand je suis arrivé ici, au logement, c’est la boîte aux lettres. Je suis allé la voir trois ou quatre fois dans la journée. J’ai dit ‘Mon Dieu, j’y crois, j’y crois pas’. »  Parce qu’une boîte aux lettres, quand on a passé des années dehors, ce n’est pas rien. « C’est reprendre le contact. On vous écrit, vous écrivez… »

Des meubles de son 20 m2, Monsieur Z. n’en a choisi qu’un seul. Les autres lui ont été donnés ou il les a trouvés. Il est arrivé avec deux valises, remplies en partie de livres et de DVD dégottés sur des brocantes. Le dictateur, de Chaplin, Le parrain, d’autres classiques du cinéma, un bouquin de Jean Vanier, des romans…  Au rez-de-chaussée d’un immeuble de quatre étages, son studio donne sur un passage pavé, dominé par un arbre. Au début, il vivait « un pied dedans, un pied dehors ». « Les premières nuits que j’ai passées ici, j’ai eu du mal à être enfermé. Enfermé dans un appartement. Fallait que je laisse ouvert, fallait que j’entende mes bruits. » Les bruits de la circulation, des travaux en cours, les bruits de la ville.

«  Je rentre, je suis chez moi, je me sens en sécurité et je peux me détendre. »

La nuit, il dormait la porte ouverte, aux aguets. Dans la rue, on aiguise sa vue et son ouïe. « Tout ça, c’est de la sécurité. » Dehors, on ne s’installe pas n’importe où. On s’assure d’abord que le lieu est sûr, pas de gens qui traînent, pas de trafic de drogues, etc. « On est à l’affût. Moi je suis devenu animal dans ce sens-là. Il manquait plus que j’aille à la chasse, mais on n’a pas le droit en ville, sinon, j’aurais chassé, il me manquait plus que ça ! », explique-t-il, un sourire en coin. Il lui a fallu deux ans pour abandonner un peu cette méfiance et se sentir enfin à l’aise dans son studio. « Là, je rentre, je suis chez moi, je me sens en sécurité et je peux me détendre. Je relâche tout, je pose l’ancre. Mais quand vous êtes dehors, vous avez pas d’endroit, vous êtes comme si vous étiez pourchassé. Toujours en train de tout surveiller. Y’a pas de moment où vous avez pas les nerfs sur maxi quoi. C’est pour ça que c’est très fatigant, c’est hyper usant d’être constamment en train de surveiller. » « Le principal, c’est se retrouver soi, et dehors, on est toujours tout nu. Ça, c’est dur à vivre. » « On n’y pense pas, mais on n’a pas d’intimité dehors. »

« Surtout », a-t-il conseillé à des gens qui se retrouvaient dans la rue sans en connaître les règles, « trouvez un endroit fixe, où vous reviendrez le lendemain. Il faut que vous ayez un endroit où vous revenez, un repère. » « C’est hyper important pour l’équilibre mental. Parce que si vous changez à chaque fois d’endroit, au niveau de la sécurité, vous saurez pas où vous en êtes. »

Ce qui a permis à Monsieur Z. de tenir le coup ? « Faut pas prendre ça au sérieux. » « Je me suis dit, c’est une épreuve. Je l’ai pris comme ça, c’est comme un jeu, un jeu entre guillemets, mais j’ai dit, c’est comme ça, on va y aller, comme les gens qui vont en haut de l’Everest, moi, ça va être la rue. » Il pensait que cette mauvaise blague ne durerait que quelques mois, « mais pas autant de temps, j’avoue. »

« J’ai tiré avantage de ma situation. L’avantage c’est quoi ? J’ai pu rencontrer des gens de tous bords, tous milieux sociaux, j’étais confident ; mais carrément ils me racontaient leur vie. C’est-à-dire que les gens m’oubliaient. Moi, j’étais une boîte aux lettres et j’arrivais même à mettre des gens en lien avec les autres, c’était assez extraordinaire. De ma misère est sorti quelque chose. C’est là que j’ai essayé de prendre les choses négatives, comme ça, les transformer en positif. »

« Ce qui m’a le plus marqué, je crois que c’est l’indifférence. »

C’est aussi l’écriture qui lui a permis de tenir. Il a rempli « deux journaux de bord ». « J’écrivais tous les jours et je mettais en concentré ce que je sentais, ce que je voyais, je notais tout. C’est peut-être un moyen pour moi de faire sortir des choses très profondes dont je pouvais pas parler aux autres. Ça me permettait de garder un lien entre moi et la société d’où je viens. » Et puis, ajoute-t-il, « j’étais toujours à la recherche d’un logement, donc le service social connaissait ma situation, la mairie connaissait ma situation, donc j’ai toujours gardé des liens pour pouvoir trouver un appartement. Parce qu’un toit, c’est ce qui nous fait décoller. » « Ce qui m’a le plus marqué, je crois que c’est l’indifférence. Et de me dire qu’il était si facile de se retrouver sans rien au niveau social. »

D’abord un logement, ensuite un travail. « Je connais des gens qui travaillent et qui vivent dans leur voiture, mais bon. » Le quinquagénaire a contacté une association de gardiennage d’animaux avec laquelle il aimerait travailler. Il garde espoir et une farouche détermination à vivre. Toujours voir la lumière dans l’obscurité. « Même si la lumière est toute petite. »

Inventer des « solidarités nouvelles pour le logement »
Depuis trente ans, l’action de Solidarités Nouvelles pour le Logement (SNL) s’ancre dans la conviction que toute personne doit pouvoir habiter un logement décent pour trouver sa place dans la société. SNL témoigne, en mobilisant d’autres acteurs, que l’on peut trouver des solutions concrètes au mal-logement. En Île-de-France, l’association crée et loue des logements temporaires accessibles aux personnes les plus précaires, pour lesquelles aucune solution de logement stable n’existe. Bénévoles et salariés s’unissent localement avec ces nouveaux locataires, pour les accompagner jusqu’à une solution de logement pérenne.

« Chez soi, on est maître de sa vie », Madame N.

« Ici, je me sens chez moi. Quel que soit ce que les aménagements vont me coûter, je me sens chez moi. Et il n’y a pas de plus grand bonheur que ça. » Voici trois mois, Madame N., 49 ans, a emménagé avec sa fille dans un F3, dans les Hauts-de-Seine. Un logement qu’elle loue au principal bailleur social de la ville. Auparavant, elles vivaient toutes les deux dans une commune voisine, dans un appartement passerelle de l’association Solidarités Nouvelles pour le Logement (SNL), qui accompagne des personnes en grande précarité afin de leur permettre d’accéder au parc social classique. Là-bas aussi, explique-t-elle, « je me sentais chez moi, mais c’était pas de façon pérenne. »

Sa fille y serait bien restée. « Il a fallu lui expliquer que c’est une chaîne. SNL nous a ouvert les bras pour pouvoir être logées, avoir un moment de répit. Aujourd’hui, on a l’occasion de partir dans un autre appartement où chacune de nous aura son espace de vie, donc il faut donner l’occasion aux autres d’avoir un moment de répit. Elle m’a dit : ‘Ils peuvent pas prendre notre appartement et nous on va rester là-bas ?’ Je lui ai dit : ‘C’est bien beau, mais ça marche pas comme ça’. Petit à petit, elle a accepté. »

« À partir du moment où vous avez votre clé, vous gérez votre vie, vous décidez de tout. »

Mais se sentir chez soi, qu’est-ce que cela signifie, au juste ? « À partir du moment où vous avez votre clé, vous la mettez à la porte, vous ouvrez la porte et vous rentrez chez vous, je pense qu’il n’y a pas d’autre signification, vous vous sentez chez vous, vous gérez votre vie, vous décidez de tout. Ça va, ça ne va pas, mais vous êtes maître ou maîtresse de vous-même. »

Madame N. marque une pause avant de poursuivre. « Quand je dis ‘Je suis maître de chez moi’, je pense aux périodes où je devais appeler le 115. Parce que j’ai fait pratiquement deux ans, trois ans à traîner mes bagages partout. » À l’époque, Madame N. compose régulièrement le numéro vert du Samu social qui lui donne l’adresse d’un hôtel où elle va pouvoir se mettre à l’abri pour quelques nuits. « J’ai fait beaucoup de départements d’Île-de-France, le 77, le 78, le 95… » Et quand on s’en remet à ce dispositif d’hébergement d’urgence, on ne décide pas où l’on va passer la nuit. « C’est le 115 qui décide. Et à l’époque ma fille avait sept ans. Vous imaginez ? Vous trimballez une petite fille qui n’a rien demandé, à gauche, à droite, dans des hôtels en piteux état... Une fois, j’ai dû pousser le lit contre la porte et tenir ma fille toute la nuit jusqu’au matin pour que personne n’entre. »

Pendant cette période, Madame N. continue à travailler. Sa fille fréquente l’école. Ensemble, il leur faut parfois traverser l’Île-de-France d’Est en Ouest pour être à l’heure. « On se levait à 5 heures du matin. On avait deux heures de trajet. Donc quand je dis ‘je suis chez moi, c’est moi qui décide’, c’est beaucoup de choses. » Depuis son installation dans un appartement passerelle fin 2014, Madame N. a pu se réapproprier l’organisation de son quotidien.

« C’est des petites choses qui font un homme, qui font une femme, qui font une personne. » Avoir une boîte aux lettres avec son nom dessus par exemple. « C’est votre identité, ça prouve que vous êtes un peu quelqu’un dans la société. » Car lorsque « vous n’avez pas de clé pour ouvrir votre boîte, vous êtes obligé de passer au CCAS [centre communal d’action sociale] pour recevoir votre courrier. On vous dit ‘Attendez, à 14 heures on vous reçoit’. Il y a des jours pour récupérer son courrier. Et si parmi ces courriers, il y a un courrier important et que la date est passée, vous faites comment ? »

« Pour trouver un travail, avoir une adresse, votre adresse, ça rend crédible. »

Et « pour trouver un travail, avoir une adresse, votre adresse, ça rend crédible. » Une crédibilité à laquelle n’a pas droit la personne qui est hébergée par un tiers. « Quand vous allez chercher du travail et que vous mettez ‘chez’, on tient pas compte du fait que vous êtes peut-être compétent, on se dit : ‘Ça doit être quelqu’un d’instable’.»

Soulagée d’avoir trouvé le logement social où elle vit, Madame N. ne cache pas, cependant, une certaine déception : « À mon sens, les travaux n’ont pas été faits pour quelqu’un qui sort de soucis de logement, qui a été encadré par une association et qui recommence une vie. Ils ont juste fait la cuisine, la salle de bains et les toilettes. Le reste, c’était le locataire qui devait s’en charger. Il y avait plusieurs papiers peints les uns sur les autres, les portes étaient délabrées. »

Madame N. confie que c’est grâce à sa fille qu’elle a gardé la tête haute pendant tous ces mois où elles allaient d’hôtel en hôtel. « Elle me disait ‘Ça va aller maman, tu vas voir, on va s’en sortir’. Quand on a passé deux nuits au commissariat, parce qu’il n’y avait pas d’hôtel pour nous, c’est la première fois que j’ai craqué devant ma fille. C’est elle, devant les policiers, qui m’a dit ‘Maman, faut pas pleurer, je suis là, je te soutiens.’ Je me suis dit : ‘Plus jamais je craquerai’. »

Un projet qu’elle aimerait réaliser avec sa fille ? « Partir toutes les deux pendant deux bons mois, nous prélasser quelque part. » Avant d’avoir un logement, partir en vacances était impossible. « Les moyens, déjà, faisaient défaut et, si par extraordinaire j’avais les moyens d’y aller, je pouvais pas recevoir de courrier pour le logement, parce que dès que vous le recevez, vous avez dix jours pour répondre. Vous répondez pas, vous perdez le logement. Je ne pouvais pas faire autre chose que de rester là et d’attendre. »

La maison de ses rêves ? Elle n’y a jamais pensé. « Si l’environnement de l’emploi évolue dans le bon sens, peut-être que c’est ma fille qui pensera à la maison de ses rêves. Moi, mes rêves, c’est qu’elle réussisse, qu’elle soit épanouie, qu’elle n’ait pas à revivre ce qu’on a vécu, qu’elle oublie et que ça s’efface même de sa mémoire. Ça, c’est mon rêve. Qu’elle oublie tout ça pour passer à autre chose. »

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