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Le problème du chez soi n’est pas nouveau en France. La plupart des questions posées ici auraient pu l’être à la fin du XIXe siècle. Les logements populaires d’alors étaient en effet insuffisants et indignes. L’offre ne répondait pas à la demande. Alors que la population urbaine augmentait lentement, mais sûrement, les investisseurs construisaient des « appartements » aux loyers rémunérateurs, avec des pièces distribuées depuis une entrée et un couloir et non des « logements » pour le peuple. Un logement, c’est directement sur le palier une chambre qui en commande parfois une autre. Les ouvriers ne pouvaient prétendre à mieux. Ils gagnaient autour de 1500 francs par an, avec de grandes différences selon les métiers et les lieux. Un loyer de 300 F par an était donc très lourd. La ville de Paris dégrevait d’impôts les logements loués moins de 300 et moins de 500 F par an. Sur un million de logements, 41 % coûtaient moins de 300 F et les trois-quarts moins de 500 F. Les pauvres ne pouvaient louer que des logements misérables. Voici en 1910 une couturière du XIIIe arrondissement qui gagne 2 F par jour et ne vivrait pas sans l’assistance de la mairie : pour 160 F par an, elle dispose d’une pièce d’environ 3,50 m2 et d’« une petite cuisine de 2 m 30 sur 1 m 30 avec les portes branlantes et les fenêtres disloquées1 », dans un immeuble avec W.-C. sur le palier et eau dans la cour, alors que souvent les W.-C. sont dans la cour et l’eau dans la rue, à la fontaine. Ces immeubles dits « de rapport » étaient mal entretenus, les propriétaires répugnant à faire des travaux. Il faudra des années pour raccorder les eaux usées aux égouts et amener l’eau à tous les étages – je ne dis pas dans tous les logements. Peu rentable, le logement populaire était sacrifié à la fois en nombre et en qualité.
Les villes de province n’étaient pas mieux loties. À la fin du XIXe siècle, les eaux ménagères courent toujours dans les rues de Rouen ou de Bordeaux. À Toulon, le tonneau roulant qui recueille les excréments à heure dite est un progrès. Le surpeuplement, défini par plus de deux personnes par pièce, y compris la cuisine, règne quand l’industrialisation a engendré une croissance rapide de la population. Il épargne des villes comme Bordeaux ou Nice, mais il frappe 14 % des habitants à Paris, le quart de la population à Lille, le tiers à Limoges, Saint-Étienne ou Dunkerque et presque la moitié à Brest (47,3 %). Par rapport aux quartiers sordides où s’entassent les pauvres, comme les courées de la rue des Hautes-Hayes à Roubaix, les cités des compagnies minières ou métallurgiques sont des havres de confort, même quand les maisons n’y ont que deux pièces.
La prise de conscience de cette situation conduit les réformateurs sociaux, des républicains modérés, à créer des logements à bas coût : diverses lois de 1894, 1906 et 1908 créent des sociétés pour construire des « habitations bon marché ». Mais l’investissement n’étant pas rentable, ces sociétés trouvent difficilement des capitaux. D’où la mise à contribution des départements et des communes, avec le soutien de l’État : ce sont les offices publics d’HBM (1913). Avant 1914, leurs résultats sont insignifiants. Entre les deux guerres, ils sont limités car le blocage des loyers anciens rend les logements HBM neufs peu compétitifs, sauf pour les familles nombreuses, les grands logements étant rares en dehors du parc social.
Même si ces logements sont misérables, les gens du peuple avaient envie d’un chez soi. Les innombrables cafés de l’époque – 480 000 pour 40 millions d’habitants – ne remplacent pas le chez soi. On les fréquente beaucoup, notamment pour manger chaud, car dans un logement sur cinq, on ne peut pas faire de feu. Certains ne peuvent même pas faire cuire des œufs sur un réchaud. Mais il y a dans le peuple un effort farouche pour « se mettre dans ses meubles ». Sans meubles, impossible en effet de louer un logement : les loyers se règlent par trimestre, à terme échu, et le propriétaire prend pour garantie les meubles qu’il vendra en cas d’impayé. Le jeune qui débute ou le paysan qui vient du village va habiter chez un parent ou un « pays ». À défaut, il loue un « garni » à la journée ou à la semaine, qu’il paye d’avance. Il n’est pas chez lui : quand il sort, il doit donner la clé au concierge.
Dès qu’il le peut, il cherche à s’installer et il achète des meubles d’occasion ou se rend chez Dufayel, les futures Galeries Barbès. Dufayel fait crédit et chaque semaine ses employés vont encaisser les quelques francs qui, au bout de plusieurs mois, le rembourseront. Même en bois blanc, ces modestes meubles résument une dignité populaire. Et quand on ne peut payer son loyer, on « sauve les meubles » : on déménage, aidé par quelques amis, de nuit, avec le lit, le matelas, la table sur une charrette, sans faire de bruit, « à la cloche de bois », pour ne pas alerter le concierge qui veille aux intérêts du propriétaire.
Les choses changent après la guerre de 1939-1945 et la reconstruction. De nouvelles procédures (zone à urbaniser par priorité, dite « Zup », zone d’aménagement concerté ou « Zac », etc.) dégagent des terrains à bâtir, l’industrialisation abaisse les coûts, on invente un financement, le 1 % logement, qui permet aux entreprises de loger les ouvriers qu’elles attirent. C’est un succès : au début des années 1960, on construit 500 000 logements par an. Puis l’on passe de l’aide à la pierre à l’aide à la personne. Le constat reste pourtant le même : le chez soi des pauvres est structurellement misérable ou assisté. Mais il se dédouble.
« Le chez soi des pauvres est structurellement misérable ou assisté. »
À côté du chez soi de la famille se développe celui de l’individu dans la famille. Il y a un siècle, la promiscuité était inévitable. Quand le mineur rentrait chez lui, sa femme avait fait chauffer de grandes bassines d’eau et il se lavait dans un baquet, au milieu de la cuisine. Faute de tout à l’égout et de W.-C., on utilisait un seau dit « hygiénique » que son couvercle n’empêchait pas d’embaumer. Adultes et enfants couchaient souvent dans la même pièce, parfois, à la campagne comme en ville, dans le même lit, ainsi l’écrivain breton Pierre-Jakez Hélias (notamment connu pour son livre Le cheval d’orgueil, Plon, 1975) dans celui de son grand-père. Aussi les soldats étaient-ils éblouis par la chambrée de la caserne : chacun son lit ! Paradoxalement, vivre sous le regard constant de l’autre entretenait une grande pudeur. Un employé de la ville de Paris trouve ainsi sur les marches d’un escalier des enfants « attendant qu’une chose importante se passant à l’intérieur se termine2 ».
Pour le peuple, la « privacy » date des années 1960. En 1954, 9 % seulement des logements disposaient à la fois d’une salle d’eau et de W.-C. intérieurs. Les grands ensembles généralisent ces équipements. Certains ont voulu y voir une imposition aux travailleurs des normes bourgeoises. L’hygiène et la propreté sont plutôt des valeurs que l’on a pris du temps à reconnaître au peuple… À l’époque, les bourgeois se demandaient ironiquement s’il était utile d’installer des baignoires dans les HLM, pour des locataires qui y mettraient du charbon ou des cages à lapin.
Le chez soi moderne ne sépare plus seulement la famille de la rue, sur laquelle elle débordait parfois, faute de place. En son sein, espaces communs et espaces privés se démultiplient : d’abord une chambre pour les parents et une pour les enfants, puis une pour les filles et une autre pour les garçons et, maintenant, chacun la sienne. Sauf pour les mal-logés, trop nombreux, qui se sont renouvelés et dorment où ils peuvent.
Cette brève histoire pose deux questions. La première porte sur le sens : qu’est-ce qui compte le plus ? Le chez soi de la famille ou la chambre personnelle ? Combien d’étudiants ont-ils une chambre, un studio ou un appartement dans la ville même où habitent leurs parents ? Combien de couples où chaque partenaire conserve son appartement ? Inversement, combien de grands enfants retournent vivre chez leurs parents ? Comment interpréter ces évolutions ? De quel « soi » le chez soi est-il l’enjeu ? La seconde question soulevée porte sur les causes de cette crise qui dure depuis plus d’un siècle. Ses raisons sont multiples : le coût du foncier, aggravé par la spéculation ; le risque, pour le loueur particulier, des impayés et des soucis créés par les locataires ; le taux d’effort insuffisant des ménages lié à la faiblesse des revenus, aux modes de vie et aux habitudes de pensée ; des normes de construction qui entraînent des coûts supplémentaires et que sais-je encore…
C’est triste à dire, mais la France a le génie des problèmes insolubles. Voici soixante ans qu’elle ne sait comment faire avec les mauvais élèves au collège : toutes les réformes ont été refusées ou abandonnées et dénoncer les pédagogues dispense de solution. Si nous vivons depuis cent trente ans avec une crise quantitative et qualitative du logement, c’est peut-être que nous n’avons pas voulu la résoudre. Pourquoi le voudrions-nous maintenant ?