Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
Dès la naissance, je m’inscris dans l’humanité entière : une humanité diverse, mais une. Le droit, produit de l’histoire, a beau me rattacher à une communauté délimitée, c’est là mon attachement le plus fort. Interdire aux associations, comme la maire de Calais en ce 2 mars 2017, de nourrir certaines personnes, parce qu’elles n’entrent pas (encore) dans la case « autorisé sur le territoire français », est un déni de cette commune humanité. Ce lien, comme celui qui m’unit aux couturières du Bangladesh, aux enfants du Congo, aux retraités grecs, m’oblige au-delà des institutions, des frontières, des catégories créées par les hommes. « Qui refuse d’assumer cette responsabilité du monde ne devrait ni avoir d’enfant, ni avoir le droit de prendre part à leur éducation » (H. Arendt).
Cette conscience d’une commune appartenance, cette responsabilité pour le monde ou, diront les chrétiens, cet amour du prochain, celui dont je me rends proche – même s’il est loin – ne sont pas nouveaux. Ils ont fondé – avec une certaine culpabilité postcoloniale – l’engagement de toute une génération derrière la cause des « pays du Sud » (autrefois, on disait Tiers-monde). Mais à l’ère de la mondialisation, le citoyen engagé semble pris de vertiges. L’idée même de développement s’est éventée. Les urgences sociales sont à sa porte, reléguant les problèmes du monde un peu plus loin dans le regard de ses proches. Les interdépendances sont telles, avec le reste du monde et même avec les générations à venir, que le champ de sa responsabilité politique est aujourd’hui infini, jusque dans son assiette dont il devrait savoir comment et par qui elle est remplie (cf. R. Brauman et G. Truc).
Surtout, le voilà gagné par le sentiment qu’il lui est impossible d’assumer même une part de cette immense responsabilité. La citoyenneté est née d’un ancrage territorial (cf. A. Baudart). En l’absence de citoyenneté mondiale (cf. L. Lourme), ce n’est pas à l’échelon européen mais national que se déclinent les passions politiques, se mènent les débats, s’octroient ou se détricotent les droits et les devoirs. Mais les canaux classiques de la décision politique paraissent obstrués, sinon vidés de leur capacité à infléchir une réalité qui les dépasse (cf. Y Sintomer). Même une émission comme Cash Investigation sur France 2, salutaire pour la démocratie, risque d’alimenter le défaitisme quand elle se contente de mettre en scène des journalistes-justiciers sans rendre compte de l’engagement tenace, souvent efficace, de simples citoyens mobilisés pour faire bouger les lignes. Le « travailleur empêché » (Yves Clot), privé de la fierté du travail accompli par le morcellement des tâches et l’accumulation des normes, aurait-il trouvé son pendant : le « citoyen empêché » ? D’où le repli sur des sphères d’accomplissement plus proches, la désertion du champ politique ou la vengeance par des votes transgressifs…
Les citoyens qui ont choisi le monde pour Cité doivent pourtant tenir bon. À la « mondialisation de l’indifférence » dénoncée par le pape François, ils opposent une commune humanité qui peut être source d’inspiration pour notre époque. Jamais les défis ne s’étaient posés avec une telle évidence à l’échelle du monde, et forcément à celle-là (cf. B. Perret). Face à de légitimes inquiétudes, il leur faut proposer une pédagogie du monde, revendiquer la solidarité internationale comme l’option politique qui permet de dépasser les antagonismes (cf. B. Salamand). Une pédagogie du politique aussi : on se trompe quand on juge l’état de notre démocratie à la crédibilité de ses dirigeants. L’essentiel se joue, non pas à l’étage supérieur du pouvoir, mais à l’étage central : celui de la société civile (cf. F.-X. Verschave). Une société civile qui résiste, propose, invente et peut faire plier les puissances d’argent à force de persévérance (cf. J. Merckaert). Qui désobéit aux lois quand des impératifs supérieurs – comme l’obligation de transmettre une planète habitable – sont violés (cf. C. Dubois). Une société civile aux marges de laquelle s’invente aussi une vie désirable, loin des modèles factices que l’on nous vend (cf. M. de Larrard). Mais la tâche est aussi de permettre à chacun.e d’accéder à cet étage central du politique, quand tant de nos concitoyens sont coincés au rez-de-chaussée ou à la cave. D’où l’importance des lieux de rencontre, de parole (cf. Under Construction), de formation (cf. K. Mahmoud-Vintam), pour tisser ou retisser autour de l’individu un maillage relationnel (cf. S. Paugam) qui l’autorise à se penser, non pas en spectateur désabusé, mais en acteur de la Cité.
À lire dans la question en débat « Monde cherche citoyens »