Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
Depuis la fin du XIXe siècle, des associations humanitaires, religieuses, sportives, culturelles, etc. ont permis de rendre effectif un engagement à l’échelle de la planète. Leur nombre n’a cessé de croître tout au long du XXe siècle et en particulier après la seconde guerre mondiale, jusqu’à connaître un pic dans les années 1990. Un néologisme fut alors créé pour désigner l’ensemble hétéroclite des acteurs non-institutionnels à l’échelle internationale : la société civile mondiale. C’est dans ce cadre que le militantisme s’est mondialisé et qu’il est devenu possible, pour un citoyen d’un État particulier, de s’engager pour des causes qui dépassent le cadre national, voire qui obligent à s’opposer à des orientations politiques nationales.
Pour étrange qu’elle soit, cette situation du militantisme mondialisé n’est toutefois pas nouvelle. Nous n’avons évidemment pas attendu les années 1990 pour voir des citoyens s’opposer à leur État au nom d’idéaux qu’ils jugeaient supérieurs à l’échelle nationale ou plus importants que les obligations étatiques. Quoi de plus classiques que de tels dilemmes ? Le sujet politique est par définition (parce qu’il est un sujet) tiraillé entre les différentes loyautés (locales, intimes, morales, nationales, etc.) qui le mobilisent et qui jouent un rôle décisif dans sa délibération et son action politique. Mais la nouveauté introduite par ce développement d’une société civile mondialisée est double : elle démocratise la possibilité d’un engagement politique à l’échelle mondiale (par-là, elle donne un sens inédit à l’antique notion de « citoyen du monde » puisqu’il est alors effectivement possible d’agir et de s’engager comme tel à grande échelle) ; elle porte sur des objets spécifiques qui n’existaient pas auparavant. Cette double spécificité peut-elle modifier notre rapport à la participation politique traditionnelle, vécue dans le cadre de notre citoyenneté étatique ?
Que le monde puisse être considéré comme une communauté réelle d’engagement est un fait relativement récent. Le monde devient un lieu d’effectivité politique, un lieu où il est effectivement possible de s’engager. Il n’est plus simplement un objet théorique que l’on peut se représenter intellectuellement, il devient une dimension concrète de notre existence. À cela, il y a au moins deux raisons principales.
La première raison peut être analysée sous le thème de la réduction du monde. Une fois entièrement découvert, le monde a tendance à se réduire, au sens où la connaissance que l’on en a, couplée au développement de la technique, entraîne mécaniquement une diminution des espaces. Cette caractéristique de notre époque (Paul Valéry l’appelle « le temps du monde fini1 ») est donc avant tout un argument géographique : une fois que toute la terre habitable est cartographiée, une autre période peut prendre le relais dans la manière que les hommes ont d’habiter le monde, une période qui pourrait être définie par la mise en relation de tous avec tous ou par le développement des liens. Un tel argument a été formulé par anticipation, il y a plus de deux cents ans : Emmanuel Kant, dans son Projet de paix perpétuelle2, explique que la nature même de la terre implique que nos relations s’y intensifient et se juridicisent. Réalité géométrique : sur une sphère, nous sommes condamnés à entrer de plus en plus en relation les uns avec les autres, et à développer entre nous des relations réglées par le droit si l’on ne veut pas disparaître.
Nous sommes condamnés à être de plus en plus au courant de ce qui se fait ailleurs sur la planète.
Dès lors, nous sommes condamnés à être de plus en plus au courant de ce qui se fait ailleurs sur la planète – notre conscience morale peut se porter sur des objets autrefois inaccessibles. De fait, on sait aujourd’hui ce qui se passe ailleurs dans le monde plus immédiatement qu’on ne l’a jamais su, et, sans que cela n’implique nécessairement que se développe une volonté de s’engager pour que les choses changent, cela aboutit au moins à une situation dans laquelle notre conscience du monde se développe.
Il faut toutefois se garder de l’angélisme ou des illusions naïves concernant cette réduction du monde. Dire que ce qui se passe ailleurs sur la planète est plus aisément connu aujourd’hui qu’hier ou que notre conscience du monde se développe ne signifie évidemment pas que tous les hommes partagent un sentiment de fraternité universelle ou éprouvent de la compassion vis-à-vis des souffrances et des injustices qui leur sont rapportées. Dire en somme que tous deviennent proches, ne signifie pas qu’ils soient perçus comme prochains. Loin s’en faut. À bien des égards, l’effet pourrait même être inverse : voir les autres se rapprocher peut pousser à se barricader chez soi. Ce que change cette réduction, ce sont les conditions dans lesquelles notre action politique peut être pensée (et son échelle) : sans qu’elle n’entraîne nécessairement d’engagement individuel, celui-ci est rendu plus aisément possible.
La conception du monde, comme lieu d’effectivité politique, est aussi due à l’apparition d’objets cosmopolitiques de mobilisation. J’entends par là des « causes » ou des sujets de préoccupation qui ont une dimension mondiale et qui nous concerne en tant qu’habitants de la planète. Si le monde devient plus sensible pour un certain nombre de personnes, c’est bien parce qu’il se présente à elles sous la forme de tels objets, susceptibles d’être reconnus comme cause d’engagement. Que l’on pense, par exemple, à la pauvreté mondiale, à l’écologie, ou aux risques globaux (sanitaires, économiques, militaires, patrimoniaux, etc.) : nous avons là trois objets qui non seulement concernent le monde en tant qu’entité, mais qui placent aussi les habitants de la planète face à des responsabilités nouvelles et face à une échelle d’action politique inédite. De tels objets appellent au moins trois observations.
Premièrement, ils n’existaient pas auparavant – en tout cas pas en tant que réalité mondiale – et ont donc dû être d’abord construits par la pensée. Le risque écologique ou la pauvreté mondiale ont ainsi été l’objet de mesures et d’analyses qui ont permis de les concevoir non pas seulement comme des sommes de réalités locales à traiter localement, mais aussi comme des réalités mondiales impliquant un traitement et des responsabilités à l’échelle mondiale. Il y a toujours eu de la pauvreté dans le monde sans pour autant que l’on parle de pauvreté mondiale3.
Deuxièmement, ce sont essentiellement des objets négatifs de mobilisation – qui contraignent à la réaction. Considérer, en effet, que ces objets (aux premiers rangs desquels les risques globaux) constituent quelque chose comme un « impératif cosmopolitique », c’est modifier en profondeur le sens de l’engagement dans le monde. De fait, les risques globaux créent, face à eux, une communauté bien réelle des habitants du monde, que ceux-ci le veuillent ou non (il ne dépend pas de chacun d’être ou non concerné par la déforestation ou par une pandémie). Ils nous obligent, comme ils obligent la politique mondiale – constat dressé notamment par le sociologue allemand Ulrich Beck en des termes qui ont le mérite de la clarté, sinon celui de la mesure : « Kant ou la catastrophe ! 4 ».
Troisièmement, ces objets contribuent à mettre au jour une particularité de l’échelle mondiale : sa capacité de mobilisation. De nombreux objets existent à cette échelle et contribuent à lui donner une consistance politique. Or il n’est pas sûr que les autres échelles supranationales puissent prétendre à la même consistance. On se demande souvent comment une éventuelle citoyenneté mondiale (quelle que soit la forme qu’elle prenne) pourrait être ressentie par les habitants de la planète dans la mesure où même la citoyenneté européenne n’est pas ressentie comme une citoyenneté véritable par les citoyens européens. Mais le monde est par nature une échelle différente des autres, probablement plus propice à l’engagement. Que serait un objet européen de mobilisation ? Aurait-il la même extension, la même force ou le même pouvoir de contrainte ?
Cette évolution implique un bouleversement dans l’usage de l’antique notion de « citoyenneté mondiale ». Des écoles cynique ou stoïcienne jusqu’aux retours plus tardifs de la notion (aux XVIIe et XVIIIe siècles), celle-ci ne désigne pas une citoyenneté au sens juridique et politique du terme : un ensemble de droits, de devoirs, d’obligations, etc. Son usage élargi, « métaphorique », désignait une sorte de représentation de soi-même au sein du monde, ou de l’humanité entière. Une non-citoyenneté, en somme.
Mais une rupture est introduite dans la vision du cosmopolitisme : concevoir le monde comme une communauté d’engagement fait de la citoyenneté mondiale une citoyenneté effective, non pas, bien entendu au sens plein d’un statut juridique (personne n’hérite de droits spécifiques du fait d’un statut de « citoyen du monde »), mais il s’agit bien d’une citoyenneté active et pratique. Qui ne va pas sans poser question.
Une première question concerne la légitimité démocratique des engagements mondiaux, à la fois par rapport aux gouvernements élus et dans leur ambition propre. Que vaut, en effet, un mouvement d’action mondialisé par rapport à la voix d’un État démocratique ? D’où tient-il sa légitimité ? Et que vaut l’ambition d’un tel mouvement lorsqu’il prétend parler au nom de tous ? Cette mise en question de la valeur démocratique d’un engagement pratique vaut bien sûr pour toutes les échelles d’action politique : on peut toujours reprocher à un mouvement de ne représenter qu’une partie réduite de la population, ou une somme d’intérêts particuliers. Mais l’échelle globale rend la question plus pressante encore : les objets de mobilisation sont théoriquement plus généraux, et l’espace politique est plus libre que les espaces nationaux. Dans les années 1990, certains mouvements mondiaux se sont mis à occuper des espaces politiques qui n’existaient pas auparavant, sur lesquels ils ont eu l’ambition d’attirer l’attention des États ou de l’opinion publique ; mais leur prétention à parler au nom de tous (ou au nom d’un bien commun auquel ces mouvements auraient un accès direct) n’était pas bordée par des voies institutionnelles. Cela donne bien entendu lieu à tous les types d’abus, comme l’explique Mary Kaldor, certains « considèrent que les différents groupes et organisations qui s’autoproclament ’société civile mondiale’ veulent représenter une opinion mondiale et se substituer au fonctionnement de la démocratie représentative au niveau national, ce qui s’avère profondément anti-démocratique.5 »
La réponse normative (la justification de l’action par le recours à des principes généraux tels que les droits de l’homme) a le mérite d’élargir la base de légitimation au-delà du simple cadre de la légitimité par les urnes, mais cette réponse pose de nouveaux problèmes à son tour. Sans même parler des questions de définition des droits de l’homme. Cette référence explicite ne saurait suffire à rendre mécaniquement toute action légitime : il est tout à fait possible de mener des actions incompatibles avec les exigences démocratiques ou celles des droits de l’homme, alors même qu’on les invoque6.
L’articulation des différentes loyautés demandées au citoyen (par statut ou par engagement volontaire) pose une autre question. Exercer quelque chose comme une citoyenneté mondiale ne peut-il pas entrer en concurrence avec l’exercice de la citoyenneté nationale ? S’engager dans le monde ne risque-t-il pas signifier se désengager de ce qui nous est plus proche ? Cette critique de la posture cosmopolite, que l’on trouve déjà chez Rousseau, porte sur sa dimension possiblement anti-politique : l’attachement au monde (quelle que soit sa forme) risque entraîner un détachement du proche. « Défiez-vous de ces cosmopolites qui vont chercher au loin des devoirs qu’ils dédaignent remplir autour d’eux. Tel philosophe aime les Tartares pour se dispenser d’aimer ses voisins7. »
Et même dans le cas où l’on maintient ensemble les différents niveaux d’attachement, que faire en cas de conflits ? Car si l’on peut certainement soutenir l’idée selon laquelle être un citoyen français aujourd’hui suppose, en partie, de se sentir concerné par des problématiques mondiales (comment donner un avis éclairé sur la vie politique nationale sans avoir conscience des enjeux internationaux au sein desquels nous sommes pris ?), il reste que nos loyautés peuvent aussi être contradictoires et impliquer des choix politiques différents. En tant que citoyen français nous pouvons avoir intérêt à ce que le droit international facilite la vente d’armes, tandis qu’en tant que citoyen du monde engagé dans telle ou telle ONG, nous pouvons penser que la vente d’armes devrait être restreinte ou davantage encadrée. De la même façon, la déforestation en Amérique du Sud ne me concerne pas en tant que citoyen français (pas directement en tout cas) mais elle me concerne en tant que citoyen du monde – en tant qu’habitant de la planète. Que faire alors de cette schizophrénie ? Il faut prendre soin de formuler ce problème en termes clairs : il ne s’agit pas de remettre en cause la pertinence de l’échelle étatique ou internationale pour le traitement des problèmes de ce genre, mais de remettre en cause leur exclusivité. Autrement dit, le problème n’est pas que mon intérêt de citoyen français soit représenté au sein des institutions internationales (même si la manière dont il l’est peut être discutée), mais plutôt que mon intérêt de cosmopolite, lui, ne le soit pas.
Le bien commun comme critère fondamental des délibérations : les intérêts particuliers passent après l’intérêt général.
Ce type de conflits est résolu, à l’intérieur de l’État, par l’institution, au moins en théorie, du bien commun comme critère fondamental des délibérations : les intérêts particuliers passent après l’intérêt général. Mais ce modèle n’est pas applicable à l’échelle globale où, aussi démocratique que puisse être la prise de décision sur le plan procédural, l’intérêt général est toujours défini au sein d’institutions internationales, c’est-à-dire représentant les États et leurs intérêts.
Ces deux questions appellent à mon sens une réponse institutionnelle. Ils invitent à envisager l’intégration de nouveaux acteurs au sein d’un système hérité de l’ancienne pratique de la politique internationale, où les États, moins interdépendants hier qu’aujourd’hui, étaient les seuls à agir à l’échelle de la planète. Les États, qui financent et mettent en œuvre les grandes orientations politiques, restent incontestablement des acteurs privilégiés de la politique mondiale à venir, avec d’autres acteurs émergents comme des acteurs privés ou des institutions internationales. Mais intégrer les organisations non-gouvernementales dans le système mondial permettrait de ne pas faire porter sur les États l’entière responsabilité des décisions prises (rarement à la hauteur des objets traités), de donner un poids politique à l’engagement pratique de citoyens dans le monde et de permettre un traitement plus efficace des objets cosmopolitiques. Cette voie est développée dans un corpus de publications consacrées à ce qu’on appelle le « cosmopolitisme institutionnel ». Que l’on pense au projet de Cour mondiale des droits de l’homme ou au projet de Parlement mondial : il s’agit de penser les conditions sous lesquelles des institutions mondiales pourraient répondre aux deux problèmes évoqués, tout en donnant une effectivité juridique et politique à la « citoyenneté mondiale ».
Une effectivité juridique et politique à la « citoyenneté mondiale ».
Trop rapidement abordées ici, ces pistes ne sont pas des recommandations abstraites ou des espoirs naïfs. La période actuelle contraint à ce type d’évolutions. Du point de vue des changements considérables qui se profilent, il convient toujours de rappeler à l’école « réaliste », c’est-à-dire ceux qui pensent que de telles perspectives sont illusoires quant à la réalité de la pratique politique internationale, que ce qui serait naïf en la matière, ce serait plutôt de croire que les choses pourraient continuer comme avant. À bien des égards d’ailleurs, l’intégration est déjà en train de se faire au sein des institutions existantes qui incluent, petit à petit, les ONG dans leurs processus de décisions : la logique internationale intègre peu à peu la logique cosmopolitique. La recherche contemporaine fournit des propositions très concrètes en matière d’innovations institutionnelles afin de donner une plus grande effectivité politique à l’engagement de citoyens dans le monde : développement de parlements régionaux, référendums supranationaux, recours aux experts, création d’une Cour mondiale des droits de l’homme, etc. Avec un même objectif : faire en sorte que notre intérêt cosmopolitique – non pas à l’exclusion d’autres intérêts, mais en complément – puisse avoir un espace institutionnel pour s’exprimer, à l’échelle de la planète.
1 Ce qui désigne, pour P. Valéry, l’époque contemporaine, où toute la terre a été parcourue et mesurée. P. Valéry, Regards sur le monde actuel et autres essais, Librairie Stock, 1931.
2 Publié en 1795, il est édité aujourd’hui aux éditions Hachette BNF, chez Vrin ou Mille et une nuits.
3 Celui qui a le plus œuvré pour l’établissement de la responsabilité des pays riches dans la pauvreté mondiale est sans aucun doute Thomas Pogge. Cf. Thomas Pogge, « Reconnus et bafoués par le droit international : les droits de l’homme des pauvres du monde », trad. Solange Chavel, Raison Publique, avril 2007, n° 6, pp. 73-111. Ou encore « A Cosmopolitan Perspective on the Global Economic Order », in Gillian Brock et Harry Brighouse (dir.), The Political Philosophy of Cosmopolitanism. Cambridge University Press, 2005, pp. 92-109. Cf. aussi mon article consacré à ce problème : « Le cosmopolitisme et l’exigence de justice globale », in Michaël Foessel et Louis Lourme (dir.), Cosmopolitisme et démocratie, Puf, 2016, pp. 55-74.
4 Ulrich Beck, « Vivre avec le risque global », in Serge Champeau Daniel Innerarty et Javier Solana (dir.), Gouvernance mondiale et risques globaux, Presses Universitaires de Bordeaux, 2013, p. 50.
5 M. Kaldor, « L’idée de société civile mondiale », in Recherches sociologiques et anthropologiques, 38/1, 2007, §33.
6 On peut penser à l’exemple fameux de l’Arche de Zoé, en 2007, qui pensait agir au nom de la justice en commettant des actes illégitimes à bien des égards.
7 Ce passage se trouve dans L’Émile (I). La même critique se trouve dans la première version du Contrat Social.