Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
Mehdi a 19 ans. D’origine algérienne, il vit à la Duchère, un quartier dit « populaire » du IXe arrondissement de Lyon. Ange, 21 ans, est d’origine camerouno-martiniquaise et habite dans une cité de Champigny-sur-Marne (94). Christelle a le même âge ; d’origine lilloise, elle vit à Saint-Fons, commune la plus pauvre de la métropole lyonnaise. Comme un jeune Français sur cinq depuis des décennies, ils ont quitté l’école à 16 ans, sans qualification, sans diplôme, sans horizon. Ils font partie des quelques 2 millions de NEETs : des jeunes de 16 à 29 ans qui ne sont ni en emploi, ni en études, ni en formation. Leur quotidien matériel tient en un mot : « galère ». Ce qui les réunit aussi, c’est un sentiment d’invisibilité, d’inaudibilité, voire de nullité. Le sentiment de ne pas avoir leur place dans une société qu’ils jugent violente, hypocrite, complaisante pour les puissants et implacable pour les faibles. Les uns se sont résignés à demeurer spectateurs de leur vie et de la société. Les autres ont laissé grandir un sentiment de révolte qui les rend sensibles aux postures les plus radicalement critiques vis-à-vis de la société. Tels sont quelques profils exemplaires de celles et ceux que nous côtoyons sur le terrain depuis bientôt dix ans dans le cadre des Cités d’Or, un mouvement pédagogique et civique qui travaille essentiellement avec des jeunes adultes (16-30 ans) en situation de décrochage scolaire et social, issus de nos quartiers populaires.
Ce qui réunit aussi les NEETs, c’est un sentiment d’invisibilité, d’inaudibilité, voire de nullité.
Pour ces jeunes, la citoyenneté n’est qu’un mot au sens mal défini – tout comme la République ou la laïcité –, un mot de « politiciens » (l’injure suprême !), un lieu commun qui a fini par perdre sa vitalité en même temps que sa signification. En cela, ils ne diffèrent pas d’une majorité de Français pour qui la démocratie est paradoxalement devenue synonyme de pouvoir d’un petit nombre. Comment expliquer ce sentiment d’extériorité et ce désengagement massif par rapport aux affaires communes ?
La réponse est sans doute à chercher du côté de la confiance. Confiance en soi d’abord, dans le fait d’avoir une parole, une expérience, une contribution, peut-être modeste mais irremplaçable, à apporter au débat public. Confiance aussi dans les institutions sociales qui suscitent et structurent la participation civique.
Or nous sommes aujourd’hui confrontés à un double déficit. Déficit de confiance en soi chez des citoyens qui finissent très tôt par se convaincre qu’ils sont incompétents pour se prononcer sur des sujets qui engagent pourtant leur avenir –ce qui questionne le rôle de l’école dans nos sociétés démocratiques. Déficit de confiance dans les institutions perçues comme opportunistes et sourdes à la voix des gens. Nombre de citoyens, notamment dans les quartiers populaires, ont le sentiment de ne sortir de l’invisibilité qu’à l’approche des élections, ou à l’occasion de consultations citoyennes où tout semble joué d’avance. Bref, l’exercice de la citoyenneté est affaire de pouvoir : pouvoir que l’on se donne ou que l’on se refuse ; pouvoir que l’on nous donne ou que l’on nous refuse.
Nous sommes confrontés à un double déficit. Déficit de confiance en soi chez des citoyens et déficit de confiance dans les institutions.
Or la confiance peut se restaurer dans une relation de reconnaissance réciproque. Quelle surprise et quelle consolation de se sentir écouté quand on ne l’a jamais été ! Quelle surprise et quelle consolation d’être consulté et de voir sa parole prise en compte dans la décision finale ! Et le résultat est visible : des visages et des cœurs naguère fermés s’éclairent ; une parole trop longtemps étouffée qui se libère quand la qualité de la relation – et de l’écoute – permet de dépasser la peur d’être jugé, de paraître bête ou ridicule.
Mais même lorsque la confiance est au rendez-vous, la citoyenneté est un art qui ne s’improvise pas, et qui suppose des compétences civiques sans lesquelles la participation devient un simulacre grâce auquel les mieux armés – ceux qui savent le mieux trouver et manier les mots, les concepts, les informations, les réseaux… – l’emporteront nécessairement sur les moins bien armés. En d’autres termes, on ne naît pas citoyen, on le devient.
On ne naît pas citoyen, on le devient.
Les Cités d’Or accompagnent ainsi des groupes d’une dizaine de jeunes qui, à travers la réalisation de projets collectifs, explorent de façon très pratique les fondamentaux dont nous avons tous besoin – quels que soient l’âge et la situation – pour devenir pleinement acteurs de nos vie et de la société : argumenter un point de vue et entrer dans un débat en apprenant, petit à petit, à distinguer les faits, les émotions et les valeurs ; s’informer de façon rigoureuse, se poser la question de la source et de sa fiabilité, recouper des informations, tenter d’échapper aux propagandes et rumeurs de toutes sortes ; cultiver confiance et soi et conscience de soi (à travers le théâtre), travailler sur le décalage qui existe entre l’image que l’on a de soi et l’image que l’on renvoie aux autres ; apprendre à entretenir et à enrichir son environnement humain dans lequel chacun d’entre nous puise l’essentiel des ressources matérielles, affectives, symboliques dont il a besoin pour conduire sa vie ; comprendre le fonctionnement du monde contemporain et entrer dans sa complexité. Mais quelle joie quand Ange comprend que « la violence, c’est l’arme des faibles, ceux qui n’ont pas les arguments, pas les mots » ; quand Nicolas s’exclame : « Je ne savais pas que moi aussi, j’avais une vision du monde ! » ; quand Mehdi se rend compte qu’il est aussi absurde d’affirmer que « les Juifs dominent le monde » que d’affirmer que « les Musulmans sont des terroristes »… Quelle joie quand, ayant fait la paix avec eux-mêmes, ils se découvrent capables d’échanger sur un pied d’égalité avec une Christiane Taubira, un Jean-Marc Borello ou un Jean-Louis Étienne devant un public médusé !
Le chantier est extraordinairement ambitieux, mais il assure la preuve que des personnes reconnues dans leurs capacités (confiance en soi), dans leurs droits et devoirs (respect de soi), et dans la contribution singulière qu’elles apportent au collectif (estime de soi), peuvent vite (re)devenir actrices de leur vie et de la société.
Pour dépasser un sentiment parfois tenace d’isolement et souvent d’impuissance, voire de nullité, et simplement accéder à soi et à la plénitude de ses potentialités, nous avons tous besoin de reconnaissance, dans le cadre familial, dans le cadre scolaire, dans la vie sociale. Nous avons également besoin d’enracinement : enracinement dans des combats qui ont été menés avant moi et pour moi, peu importe que ces combats se soient soldés par des succès ou des échecs ; enracinement dans un horizon, des projets et des rêves partagés.
Nous avons tous besoin de reconnaissance, dans le cadre familial, dans le cadre scolaire, dans la vie sociale.
Ma voix compte. C’est sans doute dans ce sentiment aussi fragile et puissant qu’un rocher de souffle que s’enracine la citoyenneté. Ma voix, pas seulement ce bulletin que je suis appelé à glisser dans une urne à intervalles réguliers, mais l’expression libre et éclairée de mes convictions, de mes aspirations, de mes peurs aussi. Telle est la leçon de Mehdi, d’Ange, de Christelle et de tant d’autres… Mais nos institutions sont-elles en capacité de l’entendre ?
Pour plus d’informations : lescitesdor.fr