Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
« C’est un texte sur lequel personne ne voudra revenir », estimait Michel Sapin, ministre de l’Économie et des finances, le 21 février, après l’adoption définitive par l’Assemblée nationale de la loi « Devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre ». Cette loi, malgré ses insuffisances, malgré les risques de censure par le Conseil constitutionnel, est une avancée historique. Elle marque un coup d’arrêt à une logique de renoncement à nos valeurs au nom de la compétitivité. Comme le résume le juriste Antoine Lyon-Caen, « Il s’agit pour l’action publique de reprendre l’initiative, pour essayer de domestiquer des pouvoirs privés devenus très supérieurs dans leur puissance aux pouvoirs publics ». Concrètement, si la filiale de Vinci au Qatar confisque les papiers d’identité de ses salariés népalais pour la construction des stades du futur Mondial, si les fournisseurs de Benetton, Camaïeu ou Carrefour exploitent les couturières du Bangladesh, les groupes ne pourront plus se défausser. Dorénavant, la loi française ne fait plus comme si les multinationales n’existaient pas, comme si les filiales en Asie et leurs sous-traitants étaient des entités parfaitement distinctes du siège en France. Celui-ci sera tenu de veiller au respect des droits humains et des conventions internationales de l’environnement dans toute sa chaîne d’approvisionnement.
À qui doit-on cette étape décisive contre l’impunité en matière de criminalité économique ? La réponse est donnée par Danièle Auroi, Dominique Potier et Philippe Noguès, les « trois mousquetaires » qui ont ferraillé durant tout leur mandat de députés, de 2012 à 2017 expliquent : « Sans les ONG, cette loi n’existerait pas ». Mais que font ces ONG, ces citoyens réunis en associations, pour aboutir, avec finalement de faibles moyens, à de telles avancées ? C’est sur ce pan encore méconnu de l’action associative que nous voudrions revenir ici.
Nées après les décolonisations, les associations de solidarité internationale ont conçu leur action, historiquement, autour de la mise en pratique de cette solidarité, collectant des fonds « ici » pour des actions ou des acteurs « là-bas ». La solidarité n’étant pas unidirectionnelle, elles ont assorti leur action au « Sud » d’une pédagogie des enjeux de développement à destination de l’opinion française. Dans les années 1980, des pionniers ont complété la gamme des modes d’action : le militant tiers-mondiste n’était pas qu’une tirelire, un vulgarisateur ou un animateur de courses contre la faim, il était aussi un actionnaire parfois, plus souvent un consommateur et un citoyen. D’où les tentatives naissantes d’infléchir l’économie par ses achats (commerce équitable), son portefeuille d’actions (investissement socialement responsable), ou son engagement politique. Des associations comme Survie1 ou Agir ici pour un monde solidaire sont nées de cette idée que la citoyenneté ne s’arrêtait pas au bulletin glissé dans l’urne, que les citoyens ne pouvaient pas se désintéresser des politiques menées en leur nom. Elles voulaient mener la bataille d’un monde solidaire à une tout autre échelle : les montants consacrés à l’aide publique au développement représentaient alors 40 fois ceux collectés par les ONG ; le remboursement de la dette exigé par la Banque mondiale et le FMI (où la France pèse) grevait jusqu’à 70 % du budget de certains États… des sommes à côté desquelles tout projet d’école ou de dispensaire financé par la solidarité internationale paraît dérisoire.
Cet engagement du monde de la solidarité internationale dans ce qui allait devenir le « plaidoyer » n’est pas allé de soi.
Cet engagement du monde de la solidarité internationale dans ce qui allait devenir un mode d’action à part entière, le « plaidoyer » – pour ne pas dire lobbying – n’est pas allé de soi. Certains ne s’en pensaient pas légitimes : prendre la parole sur des enjeux de développement, c’était parler à la place des premiers concernés, les « partenaires » du Sud. Ou pas compétents : la sphère politique comme la sphère médiatique, avec leurs codes, peuvent sembler hermétiques à de simples citoyens. D’autres n’en eurent pas tout de suite le courage : l’engagement sur le terrain politique fait courir des risques d’incompréhensions, de divisions, de pertes de donateurs.
À l’aube du nouveau millénaire, les campagnes pour l’annulation de la dette des pays du Sud et contre une libéralisation à tout crin du commerce mondial ont vu converger des mouvements d‘horizons très divers – syndicats, mouvements confessionnels, associations de solidarité et de défense des droits… – autour d’un agenda éminemment politique, articulé aux sommets du G7, de l’OMC, du FMI... Ce qui préfigurait l’altermondialisme allait désinhiber les grandes ONG dans leur rapport au politique. Le CCFD choisissait pour délégué général le fondateur d’Agir ici, Jean-Marie Fardeau, et sous son impulsion, naissait en 2000 un sibyllin « service des relations thématiques », future direction du plaidoyer. À leur tour, les grosses associations étoffaient progressivement leurs équipes de plaidoyer (Secours catholique, Médecins du Monde, Action contre la faim…), tandis que de plus petites faisaient le choix d’alliances internationales stratégiques pour peser davantage politiquement (Agir ici devenue Oxfam France, Peuples Solidaires s’alliant à ActionAid) et que des réseaux anglo-saxons (Human Rights Watch, One, Care, Vision du Monde, Avaaz…) ouvraient une succursale en France, un pays qui compte encore sur le plan diplomatique, et… un « marché du don » jugé sous-exploité2. Dans les années 2010, plus une grande association de développement n’ignore le plaidoyer3 . Il serait présomptueux d’en tirer ici le bilan. Aussi nous contenterons-nous d’évoquer deux causes abordées de plus près.
Constatant l’existence d’un « voile juridique » entretenant l’illusion que le siège d’une multinationale et ses filiales sont des entités distinctes, l’association de juristes Sherpa a été la première association à énoncer, en 2007, la nécessaire reconnaissance en droit d’un lien de fait et, partant, de la responsabilité qu’il ouvre pour les sociétés mères en cas de violations des droits par leurs filiales, sous-traitants ou fournisseurs4. Cette proposition fit l’objet d’une campagne menée par le CCFD-Terre Solidaire et Oxfam France à l’occasion des élections européennes de 2009, qui dénonçait le « Hold-up international » des « sociétés à irresponsabilité illimitée ». Une campagne d’opinion, c’est à la fois la production d’un rapport d’expertise, nourri par des études de cas dans les pays du Sud (ici, des plantations de bananiers au Cameroun), par des salariés chargés de plaidoyer, des outils de sensibilisation (un tract, une pétition, etc.), un travail de conviction pour infléchir les programmes des partis au niveau national, et des tentatives de médiatisation de la cause. Au CCFD, qui plus est, les bénévoles se forment pour interpeller leurs candidats, localement. En 2009, rares furent les partis à avoir pris la peine d’élaborer un programme à l’occasion d’un scrutin sans doute jugé mineur… mais plus de la moitié des eurodéputés français élus signèrent la charte d’engagement proposée. Certes, la proposition n’avancera guère au Parlement européen, mais le discours progresse au sein de la société civile5. Tandis que le nombre grandit des structures qui en font un cheval de bataille (Éthique sur l’étiquette, Amnesty, Les Amis de la Terre, avant le ralliement des syndicats), que d’éminents juristes apportent leur caution, une nouvelle campagne d’opinion, à l’occasion de la présidentielle et des législatives de [en] 2012, convainc une poignée de députés d’en faire une priorité de leur mandat. Le socialiste Dominique Potier, élu en Meurthe-et-Moselle, le dit sans fard : « J’imaginais me mobiliser sur autre chose, mais le CCFD m’a fait comprendre qu’il avait une mission plus ambitieuse pour moi ». De même, c’est grâce à des bénévoles du CCFD-Terre Solidaire du Puy-de-Dôme et du Morbihan que sont repérés les députés Danièle Auroi et Philippe Noguès. En avril 2013, l’effondrement du Rana Plaza au Bangladesh sur les ouvrières du textile jette une lumière crue sur l’irresponsabilité derrière laquelle se cachent les groupes dont on retrouve des étiquettes dans les décombres.
En avril 2013, l’effondrement du Rana Plaza jette une lumière crue sur l’irresponsabilité derrière laquelle se cachent les groupes dont on retrouve des étiquettes dans les décombres.
En novembre 2013, la proposition de loi « devoir de vigilance » est déposée par les groupes socialiste et écologiste, puis en 2014 par les communistes et les radicaux de gauche. Mais dans le schéma classique d’une loi, l’exécutif propose, la majorité obtempère, moyennant quelques amendements. Seule une loi sur dix est d’initiative parlementaire. Or le ministère des Finances juge, comme le Medef, que la loi nuirait à la compétitivité des entreprises françaises. Il faudra attendre janvier 2015 pour que la proposition soit mise à l’ordre du jour. Mais elle subit un nouveau revers. Le président de l’association française des entreprises privées (Afep) – qui regroupe les géants tricolores – se fend d’une lettre à Emmanuel Macron, alors ministre de l’Économie : « Cher Emmanuel, ce texte est juste déraisonnable ». En février, une version amoindrie est déposée : l’accès des victimes à la justice est limité ; seules les très grandes entreprises (au moins 5000 salariés en France) sont concernées. Adoptée à l’Assemblée, la loi essuie des tirs de barrage au Sénat, dont le doyen s’emporte : « Cette proposition de loi est suicidaire pour nos entreprises, qui ne sont pas responsables des conditions de travail dans le monde entier et qui ont assez de normes à respecter. Arrêtez de les emm… ! » (Serge Dassault)6.
« Les représentants des ONG et syndicats m’ont offert une bouffée d’air au milieu de ce combat », admet le sénateur Didier Marie. L’énergie que les parlementaires ont dû déployer pour mener à bien cette bataille contre un exécutif hostile, c’est bien la société civile que la leur a insufflée. Elle qui a produit des notes, des contre-argumentaires, sollicité des experts pour répondre aux objections, préciser les termes de la loi, envisager des reformulations. Elle qui a médiatisé l’enjeu, courant les plateaux et les radios, accompagnant des journalistes au Bangladesh pour que les enjeux soient expliqués sur le petit écran, exhibant des autruches géantes pour symboliser l’inertie du gouvernement, tournant en dérision les discours de l’Afep par des « Prix Pinocchio » ou une « déclaration des droits des multinationales », commandant un sondage, portant plainte contre Auchan ou Lafarge pour les agissements commis en leur nom au Bangladesh ou en Syrie. Elle qui a, par l’engagement de ses bénévoles, partout en France, diffusé une pétition, manifesté devant les grandes enseignes, mobilisé les réseaux sociaux et, surtout, fait comprendre aux députés que leur vote sur chaque amendement était suivi, jusque dans leur circonscription.
La loi adoptée n’est pas celle dont rêvaient les ONG. Il reste l’hypothèque du Conseil constitutionnel, saisi par des parlementaires et dont le verdict est attendu incessamment à l’heure de terminer cet article. Mais « le pied est dans la porte ». De prochaines mandatures pourront pallier les lacunes du texte. Et onze parlements nationaux soutiennent son adoption à l’échelle européenne…
C’est à partir de 2004 que les associations de solidarité internationale se sont emparées de l’enjeu des paradis fiscaux. La communauté internationale avait promis de réduire de moitié la faim et la pauvreté dans le monde ? Des centaines de milliards de dollars s’évaporaient des pays du Sud vers les places financières offshore… Mais le discours des ONG n’est pas encore tout à fait mûr, et aucun gouvernement n’est prêt à l’entendre. Aussi naissait, début 2006, la plate-forme paradis fiscaux et judiciaires, où le Secours catholique, le CCFD, Attac, Survie et Transparence International étaient rapidement rejoints par les syndicats de la magistrature et des finances publiques, puis Oxfam, etc. Le sujet étant technique, et les manières de l’aborder différentes selon les acteurs, il fallut quelque temps avant d’articuler un discours commun et de hiérarchiser les propositions. Quelque temps aussi pour que les réseaux européens et internationaux d’ONG prennent la mesure de l’enjeu, avec le soutien intellectuel de repentis regroupés au sein du Tax Justice Network et souvent sous l’impulsion des ONG françaises. La présidentielle de 2007, puis dans un contexte marqué par la crise financière, les européennes de 2009, les régionales de 2010 et la réception du sommet du G20 en 2011 donnent l’occasion d’articuler une stratégie commune.
Outre le secret bancaire et les sociétés écrans, les multiples stratégies par lesquelles les multinationales déplacent leur profit à l’abri de l’impôt deviennent la cible de la société civile.
Outre le secret bancaire et les sociétés écrans, ce sont les multiples stratégies par lesquelles les multinationales déplacent leur profit à l’abri de l’impôt qui deviennent la cible de la société civile. D’où cette revendication : publier, dans chaque pays d’implantation, la nature de l’activité, le nombre de salariés, le chiffre d’affaires, les profits réalisés, les impôts versés et les subventions reçues afin de mettre en lumière ces jeux comptables consistant à déclarer les profits dans des filiales où personne, ou presque, ne travaille. Dans le jargon, on parle de reporting pays par pays. L’idée, énoncée par un expert-comptable britannique, se heurte à bien des obstacles. Au sein de la société civile, le président de Transparence International s’y montre réticent, avant de la faire sienne en 2011. Pascal Saint-Amans, qui pilote à l’OCDE la bataille des paradis fiscaux, à la demande du G20, estime d’abord que « la solution du country-by-country reporting est très difficile à mettre en œuvre et n’apporterait pas grand-chose d’intéressant »7, mais finit par l’inclure en 2014 (dans une version moins ambitieuse) dans le plan « BEPS » qu’il préconise au G20 contre les transferts artificiels de profits. La France adopte la mesure en 2015. La portée en est limitée aux grands groupes (plus de 750 millions € de chiffre d’affaires), et les données ne sont transmises qu’au fisc du pays siège, au lieu d’être rendues publiques. Cet enjeu de la publicité, déterminant pour que les pays en développement puissent eux aussi exploiter les données, fera l’objet d’un feuilleton parlementaire à rebondissements, le gouvernement allant jusqu’à ordonner, en pleine nuit, un second vote à l’Assemblée pour enterrer la mesure, le 16 décembre 2015, après avoir pris soin de réveiller quelques députés et d’en « retourner » d’autres qui s’étaient pris à croire à l’indépendance du pouvoir législatif…8 Une publicité limitée sera votée un an plus tard, mais finalement censurée le 8 décembre 2016, au nom de la liberté d’entreprendre, par le Conseil constitutionnel - de plus en plus en proie, lui-même, au lobbying des syndicats patronaux.
La lenteur des avancées a quelque chose de rageant, quand la mesure proposée n’est guère qu’une étape pour obtenir que les impôts soient payés là où la valeur est effectivement ajoutée. Un principe au fondement de notre pacte social et qui ne devrait souffrir aucune contestation. Mais si la course est semée de tant d’embûches, c’est que les grands groupes doivent en bonne partie leur prospérité à cette capacité d’allouer la valeur créée où bon leur semble, à rémunérer généreusement des brevets ou des produits d’assurances en Irlande, au Luxembourg ou aux Bermudes. C’est un véritable bras de fer qui est engagé entre société civile et multinationales, avec pour arbitre un État qui semble craindre davantage les foudres des unes que celles des autres.
Sur le temps long, c’est la société civile qui est en train de l’emporter.
Sur le temps long, c’est la société civile qui est en train de l’emporter. Dix ans plus tôt, pas grand monde n’aurait parié que la mesure, même incomplète, serait devenue la norme. Il a fallu une combinaison d’expertise salariée, de ténacité, d’alliances, un patient travail de pédagogie, auprès des élus, des journalistes, pour expliquer les enjeux, rallier de nouveaux avocats de la cause. Il a fallu multiplier les études de cas. Ceux de la banane de Jersey, de la bière du Ghana, du cuivre zambien étaient parlants, mais lointains. Les rapports en série sur les surprenantes implantations offshore des banques ou des géants du Cac 409, les scandales autour d’Apple, Amazon, Google, McDonald’s, Ikea & Co, les secrets révélés par de courageux lanceurs d’alerte issus des grands cabinets d’audit au Luxembourg, rendaient l’enjeu plus proche. Il a fallu l’engagement tous terrains de bénévoles pour sensibiliser l’opinion, convaincre les candidats puis les élus, tenir les médias en alerte. Un peu d’imagination aussi, du « tour de France des paradis fiscaux » en 2009, en parallèle d’une Grande Boucle qui ralliait Monaco, Andorre et la Suisse, à un Haka, en passant par le démantèlement à la pelle d’un paradis fiscal installé place de la Bourse ou, plus récemment, le fauchage de chaises dans des agences bancaires… Pour les ONG, il ne s’agissait plus seulement d’agir au nom de la solidarité internationale, mais contre les mêmes mécanismes de confiscation de la richesse et de contournement de la loi, au Nord et au Sud.
Les scandales sont un puissant accélérateur parce qu’ils obligent les responsables politiques à répondre. En cela, Jérôme Cahuzac s’est révélé le meilleur allié des ONG – et après lui, le Offshore Leaks, le Swissleaks, le Luxleaks, les Panama Papers, etc. Mais ces révélations seraient de peu d’effets si les propositions n’étaient pas prêtes, précises, cohérentes. Face au scandale, un dirigeant cherche les idées disponibles. Les ONG pallient en ce sens le court-termisme souvent reproché aux médias et aux politiques, mais aussi –ce que l’on dit moins- la compétence aléatoire de hauts fonctionnaires du Trésor qui, quoique brillants, changent de poste à un rythme qui ne leur permet guère d’accumuler l’expertise nécessaire.
Les scandales sont un puissant accélérateur parce qu’ils obligent les responsables politiques à répondre.
Face à un État souvent autiste, les associations savent trouver d’autres relais : c’est auprès des régions que les militants du CCFD-Terre Solidaire ont d’abord trouvé un écho favorable. En juin 2010, l’Île-de-France (rejointe ensuite par le Rhône-Alpes et une quinzaine d’autres régions) se déclarait « Stop paradis fiscaux ». L’engagement visait à obtenir un reporting par pays des banques avec lesquelles elles travaillaient. Mais ces dernières n’ont pas daigné leur répondre, ce qui a motivé certaines familles politiques à envisager de rendre la mesure contraignante. Sous la pression de la plate-forme paradis fiscaux, la mesure était insérée dans la loi bancaire, en février 2013. Quelques semaines plus tard, l’Europe en élargissait la portée par une directive.
Bien des personnes engagées pour un monde plus juste sont gagnées par une forme de découragement. L’inquiétude est légitime face à un monde tiraillé entre logiques nationalistes belliqueuses et tyrannie des puissances d’argent, alors que notre humanité n’a jamais eu tant besoin de coopérer pour prendre soin d’une maison commune dangereusement malmenée. Elle l’est d’autant plus que la classe politique peine à proposer un récit porteur d’espérance, laissant le champ libre à l’expression des peurs et au repli sur soi.
Le découragement se nourrit aussi d’une culture de l’échec qui imprègne certains milieux militants, qui ont parfois le sentiment de ne faire que résister à des logiques adverses et non de bâtir le monde auquel ils aspirent. Surtout, la politique est faite de compromis, de concessions : jamais les victoires ne paraissent totales. Les porteurs d’une exigence de changements radicaux rapides s’en accommodent mal. D’où la tentation de l’intransigeance chez certains. Une intransigeance utile quand elle martèle la gravité de violences auxquelles on se serait habitué, quand elle rappelle le cap poursuivi quand d’autres prennent les moyens pour la fin. Mais elle fatigue quand elle nourrit l’illusion de la table rase, ou qu’elle ne débouche sur rien.
D’où la tentation, aussi, de déserter l’action politique pour contribuer, de façon jugée plus gratifiante et constructive, à la construction d’un monde plus juste, plus sobre, plus heureux. Les multiples initiatives locales qui inventent, notamment dans l’économie sociale et solidaire, un nouveau monde, sont porteuses d’un espoir contagieux. Mais si ce monde sobre et juste est à inventer, le monde que l’on voudrait ancien est encore celui dans lequel nous vivons. Si une majorité consommait Bio-coop, sans doute n’aurait-on plus besoin de lutter contre l’accaparement des terres. Si chacun plaçait ses économies à la Nef, ou dans des coopératives d’éoliennes, la finance de marché aurait moins besoin d’être encadrée. Si nous utilisions des logiciels libres plutôt que Google et Microsoft, nous récupèrerions la main sur les données et la richesse créée. Si tout le monde roulait à vélo et renonçait à ses week-ends en avion à Barcelone ou Stockholm, le pouvoir des émirs et des majors du pétrole perdrait son assise… Mais dans l’intervalle, que fait-on ?
Sachons reconnaître aussi l’espoir dans les avancées politiques obtenues, pied à pied, par la société civile.
Sachons reconnaître aussi l’espoir dans les avancées politiques obtenues, pied à pied, par la société civile. Le plaidoyer mené par les associations est, lui aussi, le lieu d’une véritable « radicalité » (étymologiquement, aller à la racine). Que l’on s’attaque aux causes du réchauffement climatique, aux brevets qui privent les malades du sida d’accès aux soins, à la privatisation des semences, au contrôle des armes ou aux minerais du sang, il faut du temps pour emporter des batailles. Et la victoire n’est jamais acquise.
La bonne nouvelle, c’est que nous ne sommes pas impuissants. Les deux histoires développées ici reposent sur l’engagement d’élus locaux ou nationaux. Elles apportent un démenti à l’idée selon laquelle la mondialisation ne peut être régulée qu’au niveau mondial. C’est la rhétorique de tous ceux qui ne veulent aucune contrainte. Avec un tel discours, aurait-on couvert les accidents du travail, établi un droit aux congés payés… aboli l’esclavage ? Tout l’honneur du responsable politique tient dans sa capacité à faire prévaloir des valeurs universelles sur la défense d’intérêts particuliers. Son courage tient en grande partie à celui que lui inspirent les citoyens.
1 Dont nous publions un texte de l’ancien président, F-X Verschave, dans ce numéro.
2 Les « fundraisers » ont d’ailleurs bien repéré que, quand elle porte sur des enjeux médiatisés, l’expertise mobilisée pour le plaidoyer peut fonctionner comme une rente, par l’exposition qu’elle apporte aux associations.
3 Ce qui est vrai aussi, souvent avec une longueur d’avance, dans les champs de l’environnement (Amis de la Terre, Greenpeace, WWF, Fondation Nicolas Hulot, France Nature Environnement) ou des droits de l’homme (Amnesty, FIDH, Acat)
4 « Redefining the corporation : how could new EU corporate liability rules could help ? », Sherpa, septembre 2007 et « Chaînes d’approvisionnement et responsabilité : des moyens juridiques pour lier les sociétés mères », Sherpa, novembre 2007.
5 En France, le Forum citoyen pour la RSE, animé par le CCFD-Terre Solidaire, regroupe associations, syndicats et personnalités qualifiées, permettant aux alliances de se nouer, aux stratégies de s’affiner. En Europe, le réseau ECCJ fait sienne la proposition d’un devoir de vigilance.
6 En première lecture, le Sénat brandit même, avant de se rétracter, une arme utilisée une seule fois depuis la seconde guerre mondiale : la « motion préjudicielle » (art. 44 du règlement) afin de subordonner l’examen du texte à l’adoption d’une directive européenne.
7 Sénat, Rapport de la commission d’enquête sur l’évasion des capitaux et des actifs hors de France et ses incidences fiscales, juillet 2012.
8 Sur cette saga, lire Denis Dupré, « Comment 97 % des députés ont fait capoter la loi pour lutter contre l’évasion fiscale », <www.huffingtonpost.fr>, 5 octobre 2016.
9 La Revue Projet y a pris sa part, avec une étude qui eut droit au 20 heures de France 2. Cf. J. Merckaert, « Qu’emporte le Cac 40 au paradis ? », février 2014.