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Internet fait partie intégrante de la stratégie de censure du gouvernement chinois, renforcée par l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping en 2012. De quelle marge de manœuvre les citoyens disposent-ils encore pour exprimer une contestation sociale en ligne ?
Dès que les activistes agissent à visage découvert, ils sont arrêtés. » Les propos de Séverine Arsène, sinologue associée au Médialab de Sciences Po, sont sans détour. De nombreux cybermilitants chinois sont bâillonnés par le gouvernement pour leurs opinions ou actions : la communauté internationale s’en insurge régulièrement. On pense à Huang Qi, cyberdissident fondateur de tianwang64.com, un site Internet informant des cas d’expropriation ou de corruption. En détention depuis 2016, il encourt la réclusion à perpétuité pour « divulgation de secret d’État ». Zhen Jianghua, arrêté en septembre 2017, publiait sur son site des conseils techniques pour contourner la censure.
Pour Pierre Haski, président de Reporters sans frontières, cette gouvernance d’Internet s’appuie sur « la négation de tout ce qui peut menacer l’ordre social en Chine et donc en particulier les valeurs universelles [comme] la démocratie constitutionnelle occidentale, l’essor de la société civile ou la critique du socialisme à la chinoise.1 »
Cette gouvernance d’Internet s’appuie sur « la négation de tout ce qui peut menacer l’ordre social en Chine » (P. Haski)
Depuis le milieu des années 2000, le pays déploie une « grande muraille numérique » faisant de l’Internet chinois « une sorte d’Intranet géant purgé de toute information en provenance de l’Occident2 ». Cette muraille mêle censure et propagande. Elle bloque l’accès à tous les sites étrangers qui ne coopèrent pas avec le gouvernement (en refusant de leur fournir les données de leurs utilisateurs par exemple). On peut citer Google, Facebook, WhatsApp, Netflix, Instagram ou Twitter, désormais tous interdits sur le territoire chinois.
La grande muraille fonctionne par filtrage d’URL (les adresses des sites) et de mots-clés. Pour contrôler les sites autorisés, la Chine passe par les fournisseurs d’accès : des entreprises à capitaux publics comme China Mobile, China Telecom ou China Unicom. Ces derniers sont rendus responsables de ce qu’il se dit sur leurs plateformes et sont ainsi amenés à exercer eux-mêmes une censure sur les sujets trop sensibles. La même responsabilité incombe aux sociétés de services, contraintes de modérer les commentaires de leurs utilisateurs. Les entreprises Tencent, Baidu et Weibo ont d’ailleurs été mises à l’amende en septembre 2017 à cause de leur manque de bonne volonté en matière de censure. Les citoyens eux-mêmes sont incités à surveiller et à dénoncer les propos déplacés sur les réseaux sociaux… pour tenter de gagner un iPhone par exemple, comme le proposait le réseau social Weibo en 2017. Déléguer et distiller ainsi la responsabilité de surveillance à toutes les échelles créé une méfiance généralisée et rend particulièrement redoutable le système de contrôle chinois. Car quoi de plus efficace que l’autocensure ?
Plusieurs formes d’intimidation peuvent être mises en place. On peut, par exemple, être invité à passer quelques heures au poste de police pour répondre à des questions… Ce risque suffit à juguler de nombreux militants. L’étape suivante passe par la fermeture du compte utilisé pour communiquer (WeChat, Weibo, un blog, etc.). Mais la principale ligne rouge reste l’organisation d’actions collectives, susceptibles de mener rapidement à une arrestation pour « trouble à l’ordre public ». La sévérité de la répression dépendra fortement de la contestation : religions, minorités ethniques ou droits de l’homme attirent particulièrement l’attention. Même les réfugiés politiques à l’étranger n’échappent pas aux pressions du gouvernement chinois s’ils ont gardé des attaches familiales sur le continent.
La principale ligne rouge reste l’organisation d’actions collectives, susceptibles de mener rapidement à une arrestation pour « trouble à l’ordre public ».
Quelques outils permettent encore de contourner les blocages gouvernementaux, mais ils sont peu répandus. « Très peu de réseaux échappent encore à la surveillance, explique William Nee, chargé des droits de l’homme dans le milieu des affaires pour Amnesty International à Hong-Kong. Les applications étrangères, cryptées, sont compliquées d’utilisation pour le citoyen lambda, qui ne parle pas anglais. Militer demande beaucoup de connaissances techniques. »
Les VPN (Virtual private network) ou « réseaux privés virtuels » offrent encore un accès à des sites interdits hébergés à l’étranger. Utiliser un VPN revient à changer de localisation virtuellement : un utilisateur qui se connecte à Internet depuis la Chine via un VPN français aura accès à tous les sites autorisés en France. On le télécharge comme n’importe quelle autre application sur un smartphone. Les études, bien qu’approximatives, estiment qu’entre 3 et 5 % des Chinois en utilisent un – dans les milieux d’affaires ou les milieux universitaires notamment.
Le gouvernement cherche toutefois à en restreindre l’usage : il a officiellement demandé en 2017 à toutes les entreprises de télécommunication de retirer les VPN de leurs magasins d’applications mobiles. Ils restent cependant indispensables aux entreprises étrangères basées en Chine pour le bon fonctionnement du commerce international. De même, les ambassades doivent y avoir recours. Plutôt qu’un blocage des VPN, le gouvernement privilégie donc une stratégie de ralentissement, pour en compliquer l’accès au citoyen ordinaire. Ainsi, peu de personnes y ont recours car ils représentent un investissement financier (souvent quelques euros par mois) et un investissement personnel. Beaucoup renoncent à accéder à un site si celui-ci met plus d’une seconde à se charger. Et cette forme de censure est très efficace, car discrète : le non-fonctionnement peut toujours être mis sur le compte d’un problème technique.
Plutôt qu’un blocage des VPN, le gouvernement privilégie une stratégie de ralentissement.
Passer par un VPN lorsqu’on est un citoyen chinois est par ailleurs de plus en plus risqué, comme en atteste la recrudescence des sanctions liées à l’utilisation de ces outils. En 2017, une peine de cinq ans et demi de prison et une amende de 64 000 euros ont été infligées à Wu Xiangyang pour avoir conçu, développé et mis en vente un tel logiciel. En 2018, on a également assisté à une augmentation des cas d’intimidation de citoyens chinois échangeant sur Twitter via un VPN.
La censure du gouvernement chinois ne se limite pas aux propos des cyberdissidents politiques. Vulgarité, pornographie mais aussi rap ou hip-hop… Tout contenu jugé contraire aux valeurs du Parti est soumis à des restrictions. D’une manière générale, la Chine bannit tout embryon de contre-culture qui nuirait à « l’harmonie sociale » du pays. Les jeunes générations parlent d’ailleurs d’« harmonisation » pour évoquer la censure. Ainsi, Peppa Pig, un dessin animé britannique sur une famille de cochons a-t-il été retiré de la plateforme de vidéos Douyin (aussi connue sous le nom de Tik Tok) en 2018. Dépassant le public enfantin, Peppa suscitait un fort engouement chez les adultes et menaçait de devenir une icône subversive… Avec le perfectionnement des nouvelles technologies, un véritable jeu du chat et de la souris s’est instauré entre les internautes et les ingénieurs chargés d’automatiser le système de censure. « Trouver des noms de codes, des moyens détournés de faire passer une information ou de parler d’un sujet est devenu un grand sport pour les jeunes Chinois. C’est même ancré dans la culture populaire aujourd’hui ! » explique Séverine Arsène. C’est donc bien d’ingéniosité qu’il faudra rivaliser pour s’exprimer sur le web chinois !
1 Interview à retrouver dans la vidéo « L’Internet en Chine selon Xi Jinping – Le topo », arte.tv, 27/11/2017.
2 Ibid.