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Dossier : Internet réinvente-t-il le militantisme ?

Grand débat : ce que la technique dit du politique

2 fév. 2019 lors du Grand débat national organisé à Reims. / CC G.Garitan
2 fév. 2019 lors du Grand débat national organisé à Reims. / CC G.Garitan

Dans le cadre du « grand débat national », de nombreuses plateformes de concertation et de participation citoyennes ont été créées, testées, contestées. Chacune d’entre elles reflétant un projet politique différent.


Les récentes crises sociales en France ont donné une actualité inédite aux usages des technologies numériques de l’information et de la communication en démocratie : la colère des « gilets jaunes » a trouvé dans les réseaux sociaux un écho qui a permis une forte médiatisation de leurs revendications. Suite à quoi, plusieurs plateformes – issues du mouvement de la civic tech1 – ont été mobilisées dans le cadre du « grand débat national », de janvier à mars 2019. Quels enseignements peut-on tirer de cette séquence pour la démocratie numérique ? Les acteurs de la civic tech ont-ils, enfin, pu se saisir d’une expérimentation à grande échelle, susceptible de véritablement donner à voir le potentiel de leurs outils ? Mais le grand débat a aussi joué un rôle de révélateur des tensions entre les différents positionnements au sein de la communauté civic tech, invitant à penser la diversité des usages des technologies numériques pour transformer la démocratie.

Le grand débat a joué un rôle de révélateur des tensions entre les différents positionnements au sein de la communauté « civic tech ».

Assez logiquement, les pouvoirs publics se sont tournés vers les acteurs de la civic tech proposant des dispositifs de « démocratie participative 2.0 » lorsqu’ils ont cherché à équiper le grand débat national d’outils pour élargir au maximum la participation. Plusieurs plateformes, portées par des startups à la pointe du marché, se sont positionnées. Après de multiples rebondissements, le gouvernement a finalement choisi Cap Collectif et sa plateforme, déjà mobilisée dans plusieurs consultations publiques. L’État possédait d’ailleurs, à son égard, un droit de tirage grâce à un marché-cadre lui permettant de déployer l’outil très rapidement.

Mais, à ce stade, le débat était déjà très critiqué pour son manque de transparence et d’indépendance politique (pilotage par des ministres, investissement direct du président de la République, cadrage du débat autour des quatre thèmes identifiés au préalable, etc.). Que devait faire un prestataire qui revendique une activité militante sur la participation citoyenne en parallèle d’activités marchandes ? Devait-il s’engager pour « améliorer » le processus de l’intérieur ou, au contraire, rester à l’extérieur, en dénonçant ses faiblesses méthodologiques et politiques ? La question, loin d’être nouvelle, se posait dans un contexte actualisé. Faisant le choix de la prestation, Cap Collectif a adapté son outil aux demandes de son commanditaire.

À ce stade, le débat était déjà très critiqué pour son manque de transparence et d’indépendance politique.

Deux formes de participation étaient alors disponibles pour l’internaute. La première était de répondre à un questionnaire fermé – des questions dites « rapides » – dans une logique de sondage en ligne. L’autre possibilité, a priori plus ouverte, consistait à « partager ses propositions » sur les principaux thèmes. Pour autant, l’expression n’était pas véritablement libre et le participant devait – là encore – répondre à des questions cadrant son expression. Par ailleurs, les internautes n’avaient aucune possibilité d’interaction entre eux : il n’était pas possible de discuter avec un autre participant ou de voter pour ou contre une contribution. Sur la plateforme du grand débat national, il n’était pas question de débattre ni de co-construire des propositions…

Qu’est-ce que la « civic tech » ?

Popularisé aux États-Unis à partir de 2013, le terme civic tech désigne toutes les initiatives issues de la société civile et mobilisant les technologies numériques pour contribuer à des missions d’intérêt général. On le traduit d’habitude par « technologies citoyennes » ou « technologies à visée citoyenne ». Mais cette traduction littérale met l’accent sur l’outil technique et fait passer le projet politique qu’il contribue à « mettre en technologie » au second plan. Il semble au contraire essentiel de penser la civic tech en termes d’activités démocratiques (participation, mobilisation, information, interpellation…) et de mettre en avant ce que les citoyens et les pouvoirs publics pourraient faire des outils numériques2. Concrètement, deux définitions de la civic tech cohabitent. La première prend en compte les usages du numérique pour proposer de nouveaux services aux institutions – plateformes participatives, applications mobiles de dialogue entre citoyens et élus – dans une logique de « démocratie participative 2.0 ». La seconde définition regroupe les dispositifs orientés vers la vigilance citoyenne et l’interpellation des pouvoirs publics. Ils agissent comme une sorte de « lobby citoyen » par l’intermédiaire d’outils de pétition en ligne, de surveillance de l’activité des parlementaires, de pédagogie sur le fonctionnement des institutions, entre autres choses. – CM

L’autre débat

Rapidement, les « gilets jaunes » ont contesté la légitimité du débat et du dispositif. Un collectif a monté une plateforme appelée « Le vrai débat » pour offrir une alternative aux citoyens. Sollicité, Cap Collectif a accepté de mettre son outil à disposition gratuitement. Les deux débats ont donc été équipés par le même prestataire ! Mais avec un design et un cadrage radicalement différents.

Sur « Le vrai débat », il n’y a plus quatre thèmes, mais huit, et un espace d’« expression libre » où tous les sujets peuvent être abordés sans la contrainte d’un cadrage préalable. Le format d’écriture est différent : il ne s’agit plus de répondre à des questions mais de produire une contribution argumentée et justifiée. Chacune doit avoir un titre et spécifier les bénéfices théoriques de la proposition. Il est ensuite possible, pour l’auteur ou pour n’importe quel utilisateur, de rajouter des sources pour contextualiser la proposition. Les internautes sont en mesure de discuter les contributions des autres participants, de voter pour les plus pertinentes, de s’opposer ou même de donner un avis « mitigé », contribuant ainsi à un mécanisme agrégatif. Le résultat des votes est présenté sous forme de camembert, rendant très visible la volonté d’une majorité de citoyens.

Sur « Le vrai débat », il n’y a plus quatre thèmes, mais huit, et un espace d’« expression libre » sans cadrage préalable.

Ce positionnement ambigu du prestataire – en même temps au service du pouvoir et de ses contestataires – montre que Cap Collectif a cherché à faire feu de tout bois, mettant la plateforme à disposition de tous ceux qui souhaitent « améliorer » la démocratie par l’implication citoyenne, sans porter de jugement sur le projet politique proposé. Ériger de cette manière le pragmatisme en horizon politique permet-il de transformer durablement le fonctionnement de nos institutions démocratiques ? Rien n’est moins sûr.

Mettre les contributions en libre accès

Le déroulé du débat, la sélection du prestataire et des choix technologiques qu’il incarne ont été très critiqués par les acteurs porteurs d’un « lobby citoyen ». Regroupés au sein du collectif « Code for France », ces derniers ont dénoncé le manque de transparence de l’outil de la consultation, construit sur un code « propriétaire » : son architecture technique est protégée et ne peut pas être examinée par les citoyens3. Concrètement, les réglages de la plateforme, à l’image de l’algorithme de hiérarchisation des contenus, ne peuvent être évalués. On ne connaît donc pas le critère qui permet à une contribution de se retrouver en première page : est-ce la plus récente ? Les sujets qui dérangent sont-ils relégués dans les dernières pages ? Le collectif s’est également mobilisé pour obtenir la mise à disposition des données issues de la consultation en open data4. Il s’agissait de rendre accessible à tous, et dans un format exploitable par une machine, l’ensemble des contributions pour permettre des analyses alternatives à la synthèse officielle, favorisant une forme de réflexivité citoyenne. Cette opportunité a été saisie par de nombreux acteurs non-officiels5.

La « grande annotation », projet associatif soutenu par Code for France, a connu un certain succès. Le but : permettre aux citoyens de faire, à la main, le travail de l’intelligence artificielle, en annotant les contributions pour leur associer des mots-clés après lecture humaine. Plus de 1 000 personnes ont ainsi annoté 250 000 contributions. Une telle approche met l’accent sur la qualité des propositions plutôt que sur la répétition des occurrences. Les utilisateurs étaient chargés de classer les contributions les plus construites et de rétrograder les moins développées (en dessous de dix mots par exemple) pour ne pas faire monter artificiellement certains mots-clés. Trois validations manuelles étaient nécessaires pour qu’une annotation soit validée.

Ces acteurs font le pari que les technologies de l’information et de la communication numériques peuvent servir à former des citoyens en mettant à profit les valeurs portées par les outils (transparence, participation et collaboration).

Ces acteurs font le pari que les technologies de l’information et de la communication numériques peuvent servir à former des citoyens plus informés, capables de porter un regard critique sur le fonctionnement de nos institutions en mettant à profit la culture du numérique et les valeurs portées par les outils (transparence, participation et collaboration). En revanche, cette posture implique un positionnement plus aux marges de l’action publique, avec moins de visibilité que ceux qui choisissent de s’impliquer dans les projets portés politiquement.

Les « civic tech », reflets d’un projet politique

Cette rapide analyse montre, une fois de plus, combien il importe de ne pas imaginer les technologies de l’information et de la communication numériques comme des outils « neutres ». Elle nous invite à observer la manière dont elles rendent possibles des projets politiques radicalement différents. Les choix techniques effectués rendent compte de visions diverses de la démocratie et de la place que peuvent y occuper les citoyens.

Les choix techniques effectués rendent compte de visions diverses de la démocratie et de la place que peuvent y occuper les citoyens.

Les civic tech permettent de saisir ce phénomène : certains acteurs mobilisent les technologies pour rendre la collaboration avec les institutions plus efficace, contribuant directement à la problématisation de l’action publique grâce aux propositions des citoyens. D’autres cherchent à transformer la citoyenneté pour la rendre plus réflexive, ancrée dans la culture du numérique. Le grand débat a servi de révélateur, rendant publique la confrontation entre deux approches. Il a rappelé l’importance de penser notre emploi des technologies en tenant compte des rapports de pouvoir qui se structurent autour de leurs usages.

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1 Voir encadré ci-dessous « Qu’est-ce que la civic tech ? ».

2 Clément Mabi, « Citoyen hackeur. Enjeux politiques des civic tech », La vie des idées, 2017.

3 Voir l’article « Internet, dates et notions clés » p. 17 dans ce numéro [NDLR].

4 Ibid.

5 Le collectif Code for France a ainsi lancé un recensement des initiatives d’analyse et de réutilisation des données du grand débat.


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