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Dossier : Internet réinvente-t-il le militantisme ?

Okhin, hacker battant

tookapic Visual Hunt CC0 1.0
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Okhin est un « hacktiviste » : il détourne, contourne, défait les systèmes qui contreviennent aux libertés des citoyens sur Internet. Pour tenter de changer le monde avec des lignes de code.


Cet après-midi, j’ai rendez-vous avec un « hacker ». Et pas n’importe lequel : Okhin est l’une des figures médiatiques du hacking français. J’ai beaucoup de questions : comment devient-on hacker ? Peut-on s’engager politiquement derrière son écran ? Comment les militants du web agissent-ils ? Je m’attends à une rencontre hors de ma réalité. Je ne suis pas déçue.

Grand et fin, une casquette de la NSA sur sa crête de cheveux orangés, Okhin parle vite, très vite. Il dénote quelque peu dans les locaux sages de la Revue Projet. Entre deux gorgées de café, il raconte l’univers dans lequel il évolue depuis presque vingt ans, du ministère de l’Intérieur à la Quadrature du Net1. Il parle de ses engagements, de ses victoires, de ses coups durs… Bienvenue dans le monde des pirates informatiques !

Il raconte l’univers dans lequel il évolue, du ministère de l’Intérieur à la Quadrature du Net.

Bidouilleur militant

« Moi, je suis avant tout un bidouilleur. » Les hackers, ces Géo Trouvetout 2.0, sont capables de démonter (puis de remonter) un ordinateur, un micro-ondes, une imprimante… Bill Gates et Steve Jobs, respectivement fondateurs de Microsoft et Apple, ont commencé en démontant de vieilles bécanes dans leur garage, en ouvrant les unités centrales de leurs ordinateurs. Ces bricoleurs cumulent avec leur passion de la bidouille un étonnant talent pour écarter tout objet de sa vocation première en le piratant, en le contournant : c’est cela qu’on appelle le hacking. Et ça marche aussi pour les sites Internet ! « Un hacker, c’est quelqu’un qui a une grande curiosité, qui aime comprendre le fonctionnement des choses pour contourner des problèmes. »

Ces bricoleurs cumulent avec leur passion de la bidouille un étonnant talent pour écarter tout objet de sa vocation première.

À 37 ans, Okhin n’est plus un novice : « Au début des années 2000, je cherchais du boulot. On ne m’avait pas appris à me poser des questions politiques : en école d’ingénieur, on ne parle que de l’aspect technique du métier. » Son premier employeur est l’un de ses futurs « meilleurs ennemis » : l’administration française. Il travaille sur la mise en place du fichier automatisé des empreintes digitales (FAED) pour le ministère de l’Intérieur. Un comble pour ce futur défenseur de la protection des données personnelles sur Internet !

En parallèle, Okhin passe beaucoup de temps sur les canaux IRC (les Internet relay chat, des forums de discussion en ligne) où il côtoie de nombreux hackers. Salarié le jour, il devient pirate la nuit. « Lorsque nous décidions à plusieurs de hacker une institution, ce n’était pas réfléchi. C’était souvent à 2 ou 3 heures du matin, lorsque tout le monde s’ennuyait. Pour être honnête, c’est assez jouissif de s’en prendre à un site officiel ! » L’écouter, c’est comme entrer dans une série, quelque part entre Mr Robot et Le bureau des légendes. C’est fascinant, drôle et un peu vertigineux.

Les Printemps arabes : victoires et désillusions

Mais l’ennui peut aussi conduire à un engagement politique novateur. Pour Okhin, le basculement se fait lors des Printemps arabes. Quand, en 2011, le président tunisien Ben Ali coupe Internet, Telecomix – un collectif international d’hacktivistes2 auquel appartient Okhin – décide de voler à la rescousse des militants et de rétablir le réseau. « On ne coupe pas Internet, c’est un principe de base. » Pour nos bidouilleurs, il s’agit d’un défi technique… renforcé par l’envie de faire un énorme pied de nez au pouvoir en place. Au fil des semaines, les membres du collectif étudient de plus près leur nouveau terrain d’action et rencontrent plusieurs Tunisiens vivant en France : « On essayait de comprendre ce dont ils avaient besoin et ce qu’on pouvait faire, sans les mettre en danger. Dans la culture hacker, on a un peu tendance à faire les choses et à se poser des questions après. Pour une fois, c’était l’inverse. » Telecomix met de nombreux serveurs Internet à disposition des Tunisiens, gratuitement. Le collectif, premier témoin de la révolution, devient une véritable courroie de transmission vers les médias européens, contournant la censure de l’État tunisien. Contrairement à d’autres groupes de cyberactivistes (comme les Anonymous), les membres du collectif s’exposent à visage découvert et parlent à la presse, incarnant partout dans le monde une nouvelle forme d’engagement.

« On ne coupe pas Internet, c’est un principe de base. »

Et quand, en Égypte, Hosni Moubarak coupe à son tour Internet, Telecomix inonde de fax les cybercafés du pays. Dessus, des marches à suivre pas à pas pour aider la population à se connecter malgré tout. « On y ajoutait des conseils pour les street medics3 qui soignaient les manifestants dans la rue. On était beaucoup plus efficaces que les services secrets français ! »

Les hackers seraient-ils devenus indispensables à toute révolution, nouveaux Robins des bois capables de contourner tous les systèmes ? Pas tout à fait. Car « sans la rue, Internet ne peut rien faire. Il y a des révolutions et des changements de régime qui se font uniquement par la rue, sans faire usage du web, dont on n’entend jamais parler ! » Et il y en a d’autres qui, malgré une forte mobilisation numérique, échouent.

Codes et âmes

En Syrie, après plusieurs victoires et coups d’éclat, Telecomix se heurte à ses propres limites. Lancés à corps perdu dans la bataille, les membres du collectif sont disponibles à toute heure pour répondre aux demandes et former les militants syriens. Au risque de se perdre… Okhin reconnaît à quel point ces quelques mois ont été éprouvants. « La Syrie, c’est la douche froide. La plupart des hackers syriens ayant choisi de rester sur place ont été arrêtés, torturés et tués. Le mouvement s’est fait massacrer. Je comprends qu’Internet ne suffit pas à changer le monde. » Puis vient la nécessité de reconnaître son impuissance : « Que l’on soit connecté ou pas, il y aura des morts. Il m’a fallu accepter d’aller dormir, de sortir pendant que mes amis syriens risquaient leur vie. » Au bout d’un an et demi, Okhin, épuisé, lâche sa souris et son clavier et quitte le collectif. Mais contrairement à d’autres membres de Telecomix, il réussit à refaire surface, acceptant d’être vivant, même si la Syrie a laissé des traces.

« Que l’on soit connecté ou pas, il y aura des morts. Il m’a fallu accepter d’aller dormir, de sortir pendant que mes amis syriens risquaient leur vie. »

S’il est beaucoup moins actif au sein de Telecomix aujourd’hui, il en parle comme d’un clan : « C’est un gros réseau de solidarité. On veille les uns sur les autres. » Lors des retrouvailles annuelles, les membres désertent leurs forums pour des rencontres dans la vraie vie, où les liens de solidarité se renforcent. Avant de repartir au combat, chacun derrière son écran.

Sortir de l’entre-soi

Après un passage à la Fédération internationale des droits de l’homme où il formait des militants aux usages d’Internet, Okhin est aujourd’hui salarié de la Quadrature du Net. Cette nouvelle période est synonyme de rencontres avec des ONG, entrées en résistance bien avant la naissance des canaux IRC. Cette rencontre entre traditions militantes n’est pas forcément simple, chacun regardant les autres avec méfiance : des hackers ont du mal à saisir pourquoi la plupart des associations ne maîtrisent pas la technique qu’elles utilisent en permanence ; et les ONG, comme le grand public, ont encore un peu peur des hackers et de leur besoin de liberté. « Avec la Quadrature du Net, nous rencontrons des groupes militants sur le terrain et nous en revenons à l’éthique du hacking : acquérir et transmettre le plus d’éléments au plus de personnes possibles. Tout en acceptant d’apprendre aussi de toutes celles et ceux qui ont plus d’expérience que nous. » Okhin appelle régulièrement le milieu hacker à s’ouvrir, à sortir d’un entre-soi tentant pour toutes celles (de plus en plus nombreuses !) et ceux qui maîtrisent l’art des lignes de code.

Okhin appelle régulièrement le milieu hacker à s’ouvrir, à sortir d’un entre-soi.

Au fond, la question portée par tous les militants du web touche à notre maîtrise de la technique et à notre dépendance à celle-ci : « Personne ne comprend à quel point Internet est peu sécurisé. Lorsqu’une banque est attaquée et ses données diffusées, on croit naïvement qu’il devait s’agir d’un énorme braquage. Et personne ne questionne le fait que la banque détienne autant de données sur ses utilisateurs ! C’est beaucoup plus simple d’accuser les méchants hackers de les avoir volées. »

En attendant un nouvel Internet où les 4,4 milliards d’utilisateurs inventeraient « une gestion collective et en commun des techniques et des données », Okhin espère la fin des Gafam. Et continue de tout faire pour que cela arrive un jour. Comme beaucoup, il essaie de changer le monde, à son échelle, avec les moyens du bord et des lignes de code. Espérons qu’il réussira !

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1 La Quadrature du Net est une association française qui « promeut et défend les libertés fondamentales dans l’environnement numérique ». Concrètement, ses membres font un grand travail de veille et de sensibilisation sur les projets de réglementation ou de mainmises privées sur Internet.

2 Ce terme vient de la contraction d’« activiste » et de « hacker ». Les hacktivistes sont souvent vus comme les « gentils » hackers, ceux qui défendent une cause. On parle aussi de « cyberactivistes ».

3 Secouristes, formés ou non, venant en aide aux foules lors de manifestations de rue [NDLR].


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