Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
Audrey Tang a commencé sa carrière politique en hackant les sites du gouvernement taïwanais pour rendre leur contenu accessible à tous. Aujourd’hui ministre du numérique, elle entend faire de l’esprit du web la base de la démocratie de son pays.
Audrey Tang naît en 1981 à Taïwan. Elle se passionne pour la programmation à 8 ans, codant sur des cahiers. Cette programmeuse de génie prend sa retraite en tant que consultante à 33 ans pour mettre son talent au service de la politique. « Notre génération est la première à s’exprimer librement après quarante ans de dictature de Tchang Kaï-chek. […] Internet et la démocratie ont évolué ensemble.1 » Audrey cherche à démocratiser la politique en lui apportant l’autogestion, la confiance dans l’intelligence collective et de meilleurs outils pour rendre possibles des espaces de parole.
Sa vision de la politique est profondément inspirée de l’esprit de partage et d’autogouvernement des pionniers du world wide web. En effet, ni institution ni gouvernement ne régulaient Internet à ses débuts. Il s’agissait d’un ensemble de protocoles conçus par des opérateurs télécoms qui s’étaient mis d’accord pour rendre disponibles leurs lignes de code sur le réseau. Quiconque souhaitant prendre part à la construction de la « toile » devenait simplement membre en s’inscrivant bénévolement aux groupes de travail. Les documents publiés donnaient lieu à de longs débats en ligne ; les décisions étaient prises par consensus, sans système de représentation, ni de chef ou de lobby. Un accord n’était trouvé que lorsque plus personne n’exprimait d’opposition. Tous partageaient le même objectif : que le code fonctionne.
Sa vision de la politique est profondément inspirée de l’esprit de partage et d’autogouvernement des pionniers du world wide web.
En 2012, un clip du gouvernement taïwanais s’attire les foudres des internautes. Il présente des citoyens dépassés par la complexité d’une réforme économique, auxquels une voix off explique que, plutôt que de comprendre, « il est préférable de se retrousser les manches et de se mettre au travail ». Une ode à l’autorité insupportable pour la « société Internet », fondée sur la rapidité, la confiance, l’égalité et le partage.
Quatre hackers lancent alors un système d’audit citoyen du budget gouvernemental : rendant accessibles les données du Bureau des comptes et statistiques, ils permettent au public de noter et de commenter chaque section. Le principe est de construire pour chaque site officiel (terminant par gov.tw) une bifurcation (g0v.tw) en open data (littéralement, « données ouvertes ») plus transparente et participative. La description et l’origine des projets de loi ainsi que leurs amendements sont présentés de façon ludique et lisible. Pour favoriser les débats, chaque section peut également être publiée et discutée sur les réseaux sociaux. Audrey Tang rejoint rapidement le mouvement : g0v (lire gov-zero) est né.
En 2014 (à la suite d’une procédure expéditive de ratification d’un accord avec la Chine sur le commerce des services), naît un grand mouvement d’occupation citoyenne du Parlement taïwanais. Pendant vingt-quatre jours, des milliers d’étudiants campent sans relâche à ses abords, réclamant que les élus respectent des procédures démocratiques.
Pendant vingt-quatre jours, des milliers d’étudiants campent sans relâche aux abords du Parlement taïwanais.
Grâce à g0v, les moindres faits et gestes des occupants du Parlement sont diffusés en ligne et à l’extérieur du bâtiment, sur grand écran. En tant que « hackeuse civique », Audrey Tang crée des outils facilitant transparence, libération de la parole et délibération. Elle contribue à la création du site Internet où les discussions sont diffusées en direct, enregistrées et archivées. Ces trois semaines de participation intense permettent aux programmeurs de g0v (constamment appelés à coder pour répondre aux nouveaux besoins) de gagner en ampleur et en efficacité.
À l’issue de l’occupation, les étudiants s’entendent sur la nécessité d’étendre ce processus délibératif. « Le paysage politique a changé après ça. Les gens ont commencé à demander que les décisions politiques soient le fruit d’une démocratie délibérative et pas seulement des représentants élus.2 » De nouveaux profils émergent des urnes, des hommes et des femmes politiques n’appartenant ni au Kuomintang ni au DPP, les deux partis politiques majeurs. C’est une avancée formidable pour g0v : les velléités de transformation de la bureaucratie et du gouvernement rencontrent une écoute officielle inédite. « Vous avez dit que vous pouviez faire mieux que les législateurs. Prouvez-le maintenant.3 » Le fait que les sites gouvernementaux détournés par g0v soient officiellement reconnus d’utilité publique marque une rupture majeure de la part des autorités, qui lâchent ainsi prise. La passation de pouvoir de janvier à mai 2016 confirme le passage radical à l’open data du gouvernement taïwanais, qui donne à la population accès aux mêmes données qu’aux dirigeants. En 2016, Audrey Tang a été nommée ministre du numérique.
Cet article est à retrouver dans son intégralité dans la revue « Participations », n° 17, 2017, pp. 121-153, sous le titre « Hacker la démocratie taïwanaise : Audrey Tang et la réinvention de la politique ».
1 La trajectoire d’Audrey Tang est reconstituée à partir de ses propos lors de notre premier entretien, le 15/09/2015.
2 Claire Richard, « Audrey Tang, programmeuse géniale, hacke la politique à Taïwan », L’Obs avec Rue89, 28/09/2015.
3 Ibid.