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À Penne (81), Emad est arrivé voici cinq mois. « Je viens de signer mon CDI », dit l’homme souriant, à la cinquantaine bien mordue. Comme tous les employés de la fromagerie, il marche en crocs et porte une charlotte blanche sur le dessus de la tête. Embauché dès son arrivée au village, il apprend le métier sur le tas : « J’ai un master en finance. Avant je gérais les ressources humaines pour une entreprise de 200 personnes. » Le réfugié syrien d’origine palestinienne ne le cache pas : c’est un virage professionnel et social ! L’entreprise pour laquelle il travaillait a fait faillite et la guerre qui frappe son pays obscurcissait son avenir : « Damas, où j’habitais, est démolie. »
Emad n’avait guère envisagé d’habiter un jour à la campagne. Quand on lui demande ce que ça fait de vivre dans un village de 600 habitants, il ouvre les mains qu’il tenait croisées. « Tant de gens m’ont accueilli ici, je me suis senti comme dans une grande famille. » Sur la place de l’église, on a organisé un pot d’accueil. Une collecte était lancée pour meubler son appartement – un logement en location qui appartient à la mairie. Des bénévoles de l’association Ici Hospitalité migrants, tout juste constituée, ont repeint les murs. Une voisine laisse discrètement du bois devant la porte. « Aujourd’hui, quand je vais faire mes courses au village voisin, je rencontre 15 personnes que je connais ! »
Avant d’arriver à Penne, Emad a passé huit mois à Toulouse. « J’étais à la rue. J’ai téléphoné au moins 2000 fois au 115. Pour être hébergé deux nuits en tout. » Il finit par rencontrer l’association Syrie solidarité, qui le met en contact avec la fromagerie. Il sera embauché quelques semaines plus tard, une fois le droit d’asile obtenu. « Nous n’aurions pas pu intégrer Emad à l’équipe s’il n’avait pas eu ses papiers », précise Claude Rémond. La petite femme énergique monte les escaliers de sa fromagerie quatre à quatre. Voici quarante ans que de la grande bâtisse sort le fromage de chèvre du Pic. À l’époque, Claude était institutrice et son mari ingénieur informatique. Les deux Parisiens, pris dans la vague soixante-huitarde, décident de venir vivre « au pays ». « Les gens du coin ne nous ont pas donnés six mois », se souvient-elle sans nostalgie. La détermination paiera. « Aujourd’hui 26 personnes travaillent à la fromagerie à plein temps, nous collectons le lait de 7 éleveurs de la région. Chaque jour, 5 000 litres de lait sont transformés en fromage, vendus ensuite dans les marchés alentour et jusqu’à Rungis pour l’export. »
En contrebas du village, au pied de la départementale, la fromagerie est la plus grande entreprise de Penne. En dehors de l’épicerie et des services publics, une vingtaine d’agriculteurs travaille des terres sèches et rocailleuses. Une forêt épaisse enserre les parcelles agricoles : la commune compte plus de 6 000 hectares d’épineux. « C’est la première fois qu’une entreprise de Penne embauche un réfugié », annonce Claude pour justifier ce qu’elle qualifie « d’acte militant ». « Quand j’en ai parlé à mes fils – Julien et Benjamin, aujourd’hui à la tête de l’entreprise –, ils n’ont pas hésité une seule seconde. »
« C’est un salarié comme un autre » tempère Benjamin. Le chef d’entreprise est pragmatique : « Il ne nous coûte pas plus cher qu’un autre salarié... il y a peut-être, c’est vrai, un peu plus de paperasses à l’embauche. » Le soleil pointe derrière lui ses rayons bas de février. À côté de la salle de repos avec canapés, aménagée pour les employés, il se rappelle la réaction d’Emad dès son arrivée, rejetant « tout traitement de faveur. » « Il a refusé d’être payé le double le dimanche, je lui ai expliqué que c’était la loi. Il ne voulait pas de prime, pas de jour férié. Je lui ai dit que c’était pour tous les salariés. »
Dans [la] commune en proie au vieillissement de la population, tout nouvel arrivant est une chance.
Un « habitant comme un autre », c’est aussi de cette façon que le maire a vu la situation. Dans sa commune en proie au vieillissement de la population – 40 % sont des retraités –tout nouvel arrivant est une chance. « On nous a supprimé une classe à l’école l’an dernier, qu’on n’a pu garder par manque d’effectifs. Il nous en reste une. » Penne est ce qu’on appelle un « désert médical » : le premier médecin, surchargé en rendez-vous, se trouve vingt kilomètres plus loin. L’épicerie se maintient tout juste en hiver, en attendant de faire les recettes estivales avec le flot de touristes attiré par ce village carte postale. Surplombant les maisons aux fenêtres étroites, se tient le château en pierres, d’où les Pennols tirent leur fierté bien que l’édifice ait été chahuté par le temps : il n’en reste qu’une partie debout.
Mais Jean-Luc Kretz, le maire, n’est pas dupe : si l’histoire d’Emad entre dans toutes les maisons et dans les ruelles, il ne s’en dit pas que du bien. Aux dernières élections régionales, le village a voté à 20 % Front National. Emad, lui, se demande comment sa femme, musulmane portant le voile, va être perçue. « Elle est pour l’instant coincée en Égypte avec mes deux filles, faute de papiers. »
« Ne pas céder à la tentation du repli de l’Europe », c’est la ligne de conduite que s’est fixée Florence Ayçaguer, salariée dans un centre d’accueil pour mineurs étrangers non loin. La jeune femme revient sur l’origine de l’implication citoyenne à Penne : l’hospitalité est née au moment où la population est mise en contact avec les migrants par les services de l’État, qui décide de loger les demandeurs d’asile dans des centres d’accueil provisoire1 à la campagne, à partir de fin 2015. « Nous n’étions confrontés à la problématique des migrants qu’à travers le prisme médiatique », explique-t-elle. « Pour la première fois, les migrants étaient au pied de nos maisons. »
Réoboth, Réalville, Bruniquel, les villages alentour accueillent momentanément les migrants après décision du préfet. À Bruniquel, dans la gendarmerie désaffectée, s’installent une vingtaine d’hommes, venus du Soudan, d’Afghanistan, d’Érythrée. Derrière la vitre de la réception, on trouve une pièce à vivre avec un sol couvert de tapis, des coussins bas. Boris s’y assied une tasse à la main, le thé sucré fume. « Ce n’est pas un centre de colonie, c’est un foyer. » Habitant de Bruniquel et père de famille, il est devenu un habitué du lieu. « C’est inimaginable pour moi de ne pas donner un coup de main. Nous sommes dans une zone rurale où il y a peu de mixité, c’est l’opportunité de la rencontre, l’occasion de plus de vie ! »
Le Soudanais apprécie le calme mais rappelle d’une voix calme qu’il n’a pas choisi de venir vivre là. Pour lui, comme pour bien d’autres, le temps se fait long
Arrivés fin octobre, les migrants devaient rester trois mois, « et ça en fait déjà quatre... » poursuit Boris. Combien de temps vont-ils rester ? Il l’ignore. Abdallah aussi : « Dès que mes papiers seront faits, je veux aller en ville. Aller à l’université. » Le Soudanais apprécie le calme et la chaleur amenée par les villageois mais rappelle d’une voix calme qu’il n’a pas choisi de venir vivre là. Pour lui, comme pour bien d’autres, le temps se fait long à la campagne. En pleine procédure de demande d’asile, il leur est interdit de travailler. Sur la terrasse de la maison, trois Afghans d’une vingtaine d’années noient l’attente sur l’écran de leur smartphone. Regardant par-dessus la balustrade, l’un d’eux hausse les épaules : « Qu’est-ce que je peux faire ici ? Je suis assis toute la journée. À la ville au moins je vois du monde. Ici, il n’y a que de la forêt tout autour. »
L’équipe salariée du centre tente de rendre l’accueil le plus agréable possible. Remplacer la livraison de plats tout préparés par une cuisine sur place, plus familiale, a été une petite victoire. « Quand j’ai vu les poubelles pleines de pâtes carbonara et de choux à la crème, j’ai pensé qu’on pouvait faire autrement », confie Samira, venue d’abord apporter son soutien en tant que bénévole. Aujourd’hui, celle qu’on appelle « la petite Maman de la maison » a été embauchée pour faire la cuisine. « Mais ce n’est pas juste poser les plats sur la table !, lance-t-elle dans un grand éclat de rire. On discute, on épluche les légumes ensemble... et si je ne mange pas avec eux, ils viennent me chercher ! »
L’énergie apportée par les bénévoles amoindrit le sentiment d’isolement. Comme à Penne, une forte mobilisation est en cours, elle réunit « majoritairement des néo-ruraux », reconnaît Boris, lui aussi Bruniquelais d’adoption. « 80 personnes environ se rendent disponibles régulièrement. » Cours de français, jardinage, badminton, foot, les idées ne manquent pas. Certains viennent par souci d’un bon voisinage plus que pour des raisons d’engagement politique. Véronique, belge de nationalité et installée à Bruniquel, propose ses services pour « faire le taxi », emmener à la mosquée le vendredi ou à la préfecture de Montauban pour un rendez-vous. Ici, il n’y a pas de ligne de bus en dehors des transports scolaires, mais « on s’organise » et la campagne n’est plus si loin de tout.
« Aujourd’hui je ne vis plus dans la peur. J’arrive à la cinquantaine et je vis ma plus belle expérience humaine. »
Valérie est l’une des bénévoles les plus actives. Elle raconte pourtant que, quelques mois plus tôt, elle s’apprêtait à déménager « pour une question de sécurité ». « Mes fenêtres donnent directement sur l’ancienne gendarmerie. Je vis seule. Avec quelques voisins réfractaires, nous nous sommes opposés fermement à l’ouverture du centre. » À la réunion publique impulsée par la préfecture pour annoncer l’arrivée des migrants, le ton monte. « Qui va payer l’électricité ? Et les Français dans la misère, qui va s’en occuper ? » L’échange est « houleux », d’après le mot du maire, mais le dialogue est amorcé. Le jour de l’arrivée des migrants, Valérie ne ressent plus le besoin de partir. Au chômage « depuis une longue durée », elle reconnaît que le calme qu’elle était venue chercher ici n’est plus le même. « Mais le cheminement personnel que j’ai eu à faire, c’est très fort. Aujourd’hui je ne vis plus dans la peur. J’arrive à la cinquantaine et je vis ma plus belle expérience humaine. »
« On sait que ça ne va pas s’arrêter là », continue Valérie pour qui « la mobilisation va plus loin que la période d’ouverture du centre. » Il s’agit de faire de leur période de passage, « plus qu’une parenthèse », complète Boris. Les deux bénévoles connaissent le dispositif d’accueil : après Bruniquel, les réfugiés peuvent être envoyés par l’administration dans un autre centre à Brest ou Strasbourg, « et repartir de zéro. » « Nous réfléchissons à l’après. Pourquoi ne pas profiter des liens tissés pour appuyer l’intégration des réfugiés sur le long-terme ? »
La réflexion a déjà pris une tournure concrète. Hujatullah en témoigne ; ce réfugié afghan a cherché pendant cinq mois un appartement à Montauban après avoir obtenu ses papiers : « Pour nous, il est très difficile de trouver un appartement classique et non un logement d’urgence. Boris m’a aidé à passer le barrage de l’agence et deux bénévoles se sont portés garants. » La pression foncière frappe également ceux qui souhaitent rester dans le milieu rural. À Bruniquel, nombreux sont les volets clos : la moitié des maisons sont des résidences secondaires. « Nous avons le projet d’acheter collectivement une propriété pour faciliter l’installation de réfugiés », affirme un groupe d’habitants.
Mais comment accueillir plus durablement sans perspective d’embauche ? Comment permettre que l’histoire d’Emad fasse tache d’huile ? Le thème de l’accueil des migrants incite à s’interroger plus largement sur l’avenir du village et la question de l’emploi demeure centrale. « Il n’y a pas de travail ici, déplore Michel Montet, le maire de Bruniquel, les habitants sont obligés de faire vingt ou trente kilomètres aller et retour pour travailler ailleurs. »
Comment accueillir plus durablement sans perspective d’embauche ?
Si certaines clés restent à trouver, le maire ne tarit pas sur les bienfaits de la présence des réfugiés au village. Autour d’eux, « des gens qui ne se connaissaient pas se sont rencontrés, des personnes âgées sortent de leur isolement, des fêtes s’organisent et réunissent des centaines d’habitants. » Nul doute, la proximité peut faire tomber les craintes : « Et si je ne suis pas réélu à cause du centre d’accueil, j’aurais au moins défendu mes valeurs. »
1 Les Centres d’accueil et d’orientation ou CAO.