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Les différentes lois relatives aux conditions d’entrée et de séjour des étrangers ont, à de rares exceptions, conduit à une régression de la situation des étrangers. Ce faisant, elles ont renforcé la banalisation, dans les esprits et dans le droit, du traitement différencié des individus à raison de leur nationalité1.
Aujourd’hui, l’idée de traiter différemment les personnes qui n’ont pas la nationalité française, de leur accorder moins de droits que les nationaux (et toujours sous une forme conditionnée, plus précaire) est si usuelle et si convenue qu’elle laisserait croire que la question de la légitimité d’une telle distinction est dépourvue de tout sens et de tout intérêt. Or cela s’oppose aux droits fondamentaux qui sont universels. Cette apparente unanimité fait fausse route. Le respect des droits des étrangers, en effet, est un marqueur essentiel du degré de protection et d’effectivité des droits et libertés dans un pays.
J’ai publié en mai 2016 un rapport relevant l’ensemble des obstacles qui se dressent à l’accès des étrangers aux droits fondamentaux en France2. Or ces obstacles ne sont pas seulement liés à des pratiques illégales. C’est aussi dans la règle de droit, elle-même, que se mesure la tension entre, d’un côté, la proclamation « universaliste » de l’égalité et, d’un autre, le principe « réaliste » de souveraineté de l’État.
Le rôle du Défenseur des droits : Nommé par le président de la République pour un mandat de six ans, c'est une autorité constitutionnelle indépendante chargée de veiller à la protection des droits et des libertés et de promouvoir l’égalité. Il fait connaître les droits de chacun et traite les demandes qui lui parviennent en matière de discriminations, de droits de l’enfant, de problèmes avec les forces de sécurité publique ou privée ou dans les relations avec les services publics. Il intervient notamment par voie d’alerte aux préfets, de recommandations aux pouvoirs publics ou d’observations juridiques devant les juridictions saisies. [NDLR]
En matière d’entrée et de séjour, les règles sont, par définition, réservées aux étrangers. Même dans ce domaine – par essence discrétionnaire et régalien – le respect des droits fondamentaux doit être garanti. Ainsi, quand on parle de l’accueil des étrangers, la politique française des visas, notamment à l’égard des Syriens, mérite d’être interrogée. On ne peut pas regretter le nombre de migrants morts en mer et, dans le même temps, refuser à des personnes en besoin de protection d’accéder au territoire européen.
Au-delà de l’asile, dans le cadre des réclamations individuelles que je reçois, mes services peinent à faire valoir les droits des personnes qui n’arrivent pas à obtenir de visa alors même qu’elles ont obtenu du préfet un regroupement familial depuis plusieurs années ou qu’elles sont mariées à un Français.
S’agissant des droits sociaux – la protection sociale, la protection de l’enfance, l’hébergement, l’éducation –, le droit ne légitime plus, en théorie, de distinctions fondées sur la nationalité3. Mais, chassée par la porte, la possibilité d’établir des différences de traitement à raison de la nationalité est revenue par la fenêtre. En matière d’hébergement d’urgence – et l’on sait à quel point les migrants sont ici concernés –, c’est très singulier. Alors que la loi prévoit une inconditionnalité de l’accueil, les pratiques longtemps jugées illégales qui visent à hiérarchiser les publics (français / étrangers / sans-papiers) sont désormais validées par le juge, qui considère qu’en raison d’un principe de « réalité », le préfet peut refuser un tel hébergement aux déboutés du droit d’asile qui ne seraient pas dans une « situation de particulière vulnérabilité »4.
Se dessine ainsi une jurisprudence étonnante où une famille à la rue avec un bébé de 6 mois peut, après recours au juge, accéder à l’hébergement mais où une autre, avec des enfants de 1 à 14 ans, cohabitant avec des toxicomanes dans un squat, n’est pas considérée comme « suffisamment vulnérable ».
Cette situation est d’autant plus inquiétante qu’elle expose les intéressés à des conditions de vie indignes.
La prise en compte de ce principe de réalité (selon lequel l’administration pourrait se désengager de certaines de ses obligations parce qu’elle ne dispose pas de moyens pour y parvenir) se retourne même aujourd’hui contre les demandeurs d’asile. Le juge accepte que le préfet ne respecte pas les délais légaux d’accès à la procédure d’asile, faute de moyens de le faire. Cette situation est d’autant plus inquiétante qu’elle expose les intéressés à des conditions de vie indignes (pas d’hébergement, pas de protection contre l’éloignement) et la France à une condamnation par la Cour de justice de l’Union européenne ou la Cour européenne des droits de l’Homme.
La légitimité de ces distinctions en raison de la nationalité repose sur des idées reçues, parmi lesquelles le risque d’« appel d’air » : une politique à l’égard des étrangers pleinement respectueuse des droits fondamentaux favoriserait une immigration massive ou serait particulièrement coûteuse. Nous le savons pourtant, l’offre sociale ou sanitaire n’est pas un moteur d’immigration, elle n’est pas un facteur d’attractivité. Mais ce discours continue à nourrir la logique de « mur », de dissuasion, d’entrave à l’accès au territoire, d’Europe forteresse.
Entrave à l'entrée du territoire européen d’abord avec l’externalisation des frontières à travers des accords que l’Union passe avec la Turquie, l’Afghanistan, la Lybie… Les États choisissent de déléguer à ces pays le soin de distinguer qui mérite d’accéder au territoire européen et qui, au contraire, ne serait qu’un migrant dit « économique » qui n’a pas vocation à y accéder. Si les juristes ont pu débattre du caractère sûr ou non de la Turquie, le peut-on sérieusement s’agissant de l’Afghanistan ou de la Libye ? Et pourtant j’ai reçu le 13 mars du ministre de l’Intérieur un courrier expliquant que le gouvernement assumerait le principe de ces renvois vers l’Afghanistan, conformément à la volonté politique de l’Union européenne.
C’est le principe même d’un tri qui pose question, entre « bons » et « mauvais » migrants.
Indépendamment de l’absence de garanties démocratiques de la part de ces États pour juger du besoin de protection des intéressés, c’est le principe même d’un tri qui pose question, entre « bons » et « mauvais » migrants, ceux qui le mériteraient au titre de l’asile, ceux dont la France souhaiterait la présence en raison de leur haut potentiel économique et ceux dont elle subirait la présence, contrainte d’assumer notamment une immigration familiale. Les motifs d’émigration sont multifactoriels. Si ce tri est dépourvu de sens, il contribue en revanche à jeter le discrédit sur l’ensemble des étrangers soupçonnés d’être de faux demandeurs d’asile, de faux malades, de faux mineurs. On est, dans tous les cas, « étranger » avant d’être demandeur d’asile, malade ou enfant.
Entrave à l’accès au territoire français ensuite, lorsque les migrants parviennent au péril de leur vie à franchir les frontières : se forment ainsi des Calais, des Vintimille, des zones de non droit aux frontières. Calais n’en est que le symptôme : depuis la fin des années 1990, on ne cesse de faire en sorte que cette ville ne soit pas un « point de fixation » pour les migrants, au mépris des droits les plus élémentaires des intéressés. Aujourd’hui, est considéré comme trop attractif le fait de laisser des exilés, souvent mineurs, accéder à une distribution de repas ou à des douches mises en place par des associations humanitaires – dont le Secours Catholique !
À cet égard, je prends acte avec satisfaction de la décision du tribunal administratif de Lille qui vient d’ordonner la suspension de l’arrêté de la maire de Calais interdisant de telles distributions de nourriture. Cette interdiction portait atteinte au respect de la dignité humaine et était constitutive d’une atteinte au droit de ne pas subir des traitements inhumains ou dégradants consacré par l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme.
La situation du monde – guerres, dictatures, dérèglement climatique – fait que l’accueil des réfugiés est un défi. Mais les solutions mises en œuvre constituent en réalité davantage le problème que la solution. Elles traduisent l’effacement des politiques d’égalité derrière les discours d’identité et l’acceptation tacite des inégalités de traitement et des discriminations.
Aucun frein, aucun mur, n’empêchera les individus qui fuient les régimes totalitaires, la guerre, la misère de tenter une vie ailleurs.
Ce défi peut, au contraire, être relevé en ouvrant les voies légales d’émigration consacrées par le droit - visas humanitaires, suspension du règlement Dublin III, arrêts des politiques d’externalisation des frontières. Aucun frein, aucun mur, n’empêchera les individus qui fuient les régimes totalitaires, la guerre, la misère de tenter une vie ailleurs. En matière d’accueil, d’intégration, de solidarité, il faut que, de nouveau, la République tienne la promesse qu’elle fait à toutes et tous, sans distinction, sans inégalité, sans affrontement.
Intervention faite le 25 mars 2017 pour le colloque « Accueillir l’étranger – le défi ».
1 Ce texte est issu de l’intervention du Défenseur des droits lors du Colloque « Accueillir l’étranger, le défi », le 25 mars 2017 à Paris, à l’initiative de Confrontations.
2 Défenseur des droits, Les droits fondamentaux des étrangers en France, 9 mai 2016. [NDLR]
3 Cf. par exemple Défenseur des droits, « Droit fondamental à l’éducation : une école pour tous, un droit pour chacun », Rapport Droits de l’enfant 2016
4 Cf. notamment Conseil d’État, juge des référés, 4 juillet 2013, décision n° 399750. [NDLR]