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Dossier : Réfugiés : sortir de l'impasse

Réfugiés : quand l'Europe se déleste sur la Turquie

A Kurdish refugee boy from the Syrian town of Kobani holds onto a fence that surrounds a refugee camp in the border town of Suruc, Sanliurfa province November 3, 2014.
©REUTERS/Yannis Behrakis
A Kurdish refugee boy from the Syrian town of Kobani holds onto a fence that surrounds a refugee camp in the border town of Suruc, Sanliurfa province November 3, 2014. ©REUTERS/Yannis Behrakis
Par l'accord du 18 mars 2016, l'Union européenne sous-traite ses demandeurs d'asile à la Turquie. Se soucie-t-elle seulement du sort qui leur y est réservé ? Et des milliers de personnes parquées en Grèce ? Analyse.

Contexte

De nombreux migrants passent par la Turquie pour atteindre l’Europe, via la Bulgarie ou la Grèce, en empruntant des routes dangereuses : des réfugiés venus du Moyen-Orient, mais d’autres aussi de l’Afrique du Nord et de l’Afrique sub-saharienne ou de l’Asie. Tous veulent tenter leur chance pour rejoindre une Europe mythifiée, y trouver de meilleures conditions de vie et la possibilité d’y déposer une demande d’asile, rêvant que la réponse sera rapide et positive. Très peu de ceux qui passent veulent rester en Turquie. D’ailleurs, le système turc n’accorde pas l’asile aux réfugiés qui ne proviennent pas du continent européen.Mais l’Europe est peu disposée à ouvrir ses frontières à ces millions de demandeurs ! Or cette situation est bien l’arrière-fond de l’accord signé entre la Turquie et l’Union européenne, le 18 mars 2016.

Cet accord est un pacte donnant-donnant. La Turquie s’engage à stopper ce flux migratoire incontrôlable (et jugé indésirable). Sont renvoyés vers la Turquie tous les migrants irréguliers ayant franchi les frontières gréco-turques après le 20 mars 2016 : les Syriens – qui n’ont pas besoin d’une protection temporaire – et les migrants en situation irrégulière interceptés dans les eaux turques1. Le principe conclu est « 1 pour 1 » : pour toute reconduite d’un Syrien en Turquie, un autre Syrien qui a déjà obtenu le statut de réfugié auprès du Haut Commissariat pour les réfugiés (HCR) sera admis en Europe (dans la limite de 72 000 personnes maximum par an). En échange, l’UE s’engage à accélérer le processus d’adhésion de la Turquie à l’Union européenne et promet de lui verser 6 milliards d’euros afin d’améliorer les conditions de vie des réfugiés. Un an après, quel bilan dresser ?

Un pacte contestable et inefficace

Pour de nombreuses ONG, même s’il a pu stopper l’afflux des réfugiés vers la Grèce, ce pacte migratoire est inefficace à moyen terme et moralement très contestable. Selon Amnesty International2, l’accord UE-Turquie ne vise « absolument pas à protéger les réfugiés mais bien à les maintenir hors de l’Europe ». Les demandeurs d’asile qui sont toujours en Grèce sont regroupés dans des centres de détention surpeuplés. L’alimentation y est médiocre et les installations sanitaires très insuffisantes (absence d’eau chaude...). Ils subissent de plus en plus le ressentiment de la population (même si l’économie locale profite aussi de la présence de ces « consommateurs »). Mais plus préoccupants sont les cas de renvois forcés vers la Turquie. « Dans le marchandage proposé entre la Turquie et l’UE, des êtres humains servent de monnaie d’échange3 » en échange de concessions politiques.

Les réfugiés préféreront toujours les mauvaises conditions d’accueil en Grèce plutôt que d’être cantonnés en Turquie.

L’accord est d’ailleurs inopérant. Sur les 27 000 personnes arrivées entre l’accord et le 17 janvier 2017, seules 865 ont été reconduites en Turquie, et 4 500 ont été accueillies en Grèce continentale. 15 000 environ seraient encore bloquées dans les îles4 ; un chiffre qui ne diminue pas car la pression migratoire continue. Personne n’a demandé l’avis des réfugiés eux-mêmes. Or aucun migrant ou réfugié arrivé en Grèce ne veut retourner en Turquie ! Dès lors,il ne peut y avoir que des retours forcés. Les réfugiés préféreront toujours les mauvaises conditions d’accueil en Grèce plutôt que d’être cantonnés en Turquie : leur situation matérielle y est meilleure, mais leurs droits n’y sont pas garantis et surtout, ils ne s’y voient pas vivre.

La Turquie, terre d’immigration : Avant l’avènement de la République turque, l’Empire ottoman fut pendant deux siècles une terre d’immigration. Des millions d’individus, des minorités – notamment des Juifs et des Tatars – venant d’Espagne, du Portugal, de Pologne, de Russie... ont fui leur pays pour trouver asile dans l’Empire. Au début de la République, entre 1922 et 19385, 1 million et demi de chrétiens d’Anatolie et de Thrace orientale, chassés de chez eux, doivent gagner la Grèce, tandis que 500 000 musulmans de Macédoine et d’Épire quittent la Grèce pour s’installer en Turquie. Ajoutons-y au moins 320 000 musulmans qui ont quitté l’ex-Yougoslavie et la Macédoine entre 1924 et 1950 pour la Turquie. Une autre vague d’immigration est venue de Bulgarie jusqu’en 1989 (près de 800 000 musulmans ont immigré). Durant la seconde guerre mondiale, des milliers de juifs, fuyant la persécution nazie, trouvent refuge en Turquie malgré un régime juridique imprécis. Enfin, la révolution iranienne de 1979, la guerre russo-afghane de 1980, la guerre du Golfe de 1990, les guerres civiles en Afrique et surtout les conflits au Moyen-Orient (Irak, Syrie...) ont gonflé le nombre des demandeurs d’asile. La guerre civile en Syrie est comme le point d’orgue de cette vague d’immigration.

Les législations turques sur l’asile

Mais la situation actuelle est plus complexe. Si les autorités turques ont ratifié la convention de Genève de 1951 sur les réfugiés et son protocole additionnel de 1967 sur l’asile, elles y ont opposé une réserve géographique qui rend plus complexes les procédures d’asile. Aujourd’hui, le droit d’asile en Turquie est régi par une loi de 1994, amendée en 1999, 2006, puis en avril 2013, dans la perspective de la demande d’adhésion à l’Union européenne6.

Seuls les demandeurs d’asile originaires des pays européens7 peuvent se voir accorder la qualité de réfugiés s’ils justifient de craintes liées à l’un des cinq motifs visés par la convention de Genève : la nationalité, la race, la religion, les opinions politiques ou l’appartenance à un groupe social. À côté, un statut de « réfugié conditionnel »8 concerne les personnes originaires d’un État non-européen ». Leur demande de protection est examinée par la direction générale de la migration qui peut accorder une autorisation de séjour temporaire... en attendant que le HCR évalue leur dossier et leur reconnaisse le statut de réfugié en vue de leur réinstallation dans un pays tiers (Canada, USA, pays d’Europe du Nord).

Une protection temporaire9 a été négociée au niveau européen lors d’afflux massif de personnes déplacées. Les Syriens fuyant la guerre bénéficient de ce dispositif particulier, faisant passer au second plan les centaines de milliers d’Irakiens, d’Afghans, d’Iraniens... en attente de solution, parfois depuis des années.

Non-Européens vs Européens

La principale difficulté dans le traitement des réfugiés en Turquie est juridique, en raison de la restriction géographique émise à la convention de Genève, qui limite sérieusement le droit. Malgré quelques efforts, beaucoup reste à faire pour que la Turquie atteigne le standard européen en la matière.

La plupart des réfugiés en Turquie (Irakiens, Afghans, Iraniens et Africains seraient près de 300 000 selon le HCR10) sont abandonnés à eux-même. Une fois enregistrés auprès du HCR, afin d’obtenir l’asile provisoire, les demandeurs d’asile sont dirigés vers une ville satellite assignée par les autorités. Ce sont de petites villes (pour la plupart autour de 100 000 habitants), à la périphérie des grandes villes comme Ankara, Istanbul, etc. Les demandeurs d’asile sont tenus d’y résider tout le temps de leur séjour. Le gouvernement cherche ainsi à éviter qu’ils ne se concentrent dans les grandes agglomérations : le réfugié doit rester invisible ! 62 villes se partagent ainsi la grande majorité des réfugiés (auxquels s’ajoutent de plus en plus de Syriens). Or dans ces petites villes,souvent marquées par le conservatisme, la vie est loin d’être facile pour un étranger. Une fois arrivés, les réfugiés s’aperçoivent qu’il n’y a pas de structure d’accueil adéquate pour eux. Aucune représentation du HCR n’est assurée pour les soutenir et veiller au respect de leurs droits. Ils ne peuvent quitter la ville qu’avec l’autorisation expresse des autorités locales. S’ajoute à cela un problème chronique d’hébergement, alors que l’administration locale exige une adresse pour établir une carte de séjour provisoire. Les cas de discrimination au logement ne sont pas rares : les habitants ne veulent pas louer à des étrangers, surtout ceux dont la différence de couleur de peau ou de religion est manifeste.

Le réfugié doit rester invisible.

Par ailleurs, aucune aide financière n’est proposée, ni par le HCR ni par la Turquie, bien que l’accès aux soins et à l’éducation soit payant et que les réfugiés ne puissent pas travailler. Dans de telles conditions, beaucoup de familles, déjà fragilisées par l’exode, finissent par plonger dans la plus grande pauvreté. Les Syriens, eux,paraissent mieux lotis. Ils sont « hôtes » de la Turquie et bénéficient gratuitement des soins et de l’éducation. De même, ils peuvent demander un permis de travail. Ceux qui vivent dans les camps à la frontière syrienne (autour de 250 000 sur les 3 millions recensés) disposent d’un hébergement gratuit. Ils reçoivent une aide alimentaire et peuvent scolariser leurs enfants dans des écoles où l’enseignement est en arabe, grâce à un partenariat entre le ministère de l’Éducation et l’Unicef.

Beaucoup de demandeurs d’asile non-européens choisissent, finalement, d’abandonner la procédure d’enregistrement auprès des autorités turques et de vivre clandestinement dans les grandes villes (Istanbul et Izmir pour l’essentiel). Ils espérent y passer plus « inaperçus » et trouver un travail au noir. Leur stratégie est toujours la même : s’installer là où il est possible de gagner un peu d’argent et de se rapprocher des réseaux de passeurs et des routes qui mènent à l’Europe – ce continent rêvé où ils pensent trouver un système d’asile plus protecteur et un environnement général plus propice à l’accueil. Des réseaux de passeurs sont présents à Izmir pour ceux qui veulent traverser par mer et à Istanbul, via Edirne, pour ceux qui veulent emprunter la route. La traversée vers la Grèce coûtera au moins 2 000 dollars sans, bien sûr, aucune clause de remboursement en cas d’échec.

Un avenir incertain

Beaucoup reste à faire pour garantir la protection et le droit des réfugiés en Turquie. L’accès au soin et à l’éducation leur demeure pratiquement fermé. La loi d’avril 2013 ouvrait théoriquement le droit d’obtenir un permis de travail, mais les demandes font l’objet d’un refus quasi systématique : en 2015, la Turquie n’a accordé que 6 500 permis de travail à des étrangers. L’Union européenne a un rôle à jouer en incitant la Turquie à améliorer son système d’asile. Dans un véritable esprit de coopération, l’UE pourrait créer un bureau regroupant experts européens et turcs pour traiter ensemble des réfugiés situés sur le sol turc et être plus proche des réalités. L’UE a promis de verser 6 milliards d’euros à la Turquie, qui doivent bénéficier à tous les réfugiés et non aux seuls Syriens. La promesse d’améliorer leurs conditions sera-t-elle tenue, malgré la suspicion qui règne entre la Turquie et l’UE ? Pour faire tomber la défiance, les Turcs attendent un geste dans le processus de leur demande d’adhésion à l’UE. Encore faudrait-il qu’ils cessent de faire des distinctions entre réfugiés, en supprimant la limitation géographique qui freine l’application de la convention de Genève.

La plupart des ONG qui travaillent auprès des réfugiés ont vu leur accréditation retirée ou refusée.

Les difficultés ne manquent pas pour voir le gouvernement turc accroître sa coopération avec le HCR et les ONG internationales : à la suite du coup d’État manqué du 15 juillet 2016, la méfiance s’est accrue à l’égard de toute aide venant de l’étranger et la plupart des ONG qui travaillent auprès des réfugiés et des Syriens ont vu leur accréditation retirée ou refusée. Les derniers développements de la relation entre l’UE et la Turquie n’augurent pas d’un avenir meilleur pour les réfugiés : une épée de Damoclès pèse sur le pacte migratoire signé en mars 2016. Que des pays comme les États-Unis ou plusieurs pays européens, qui avaient une longue tradition d’accueil, commencent à se refermer est un très mauvais signal. Le décret signé par Donald Trump interdisant temporairement le séjour des réfugiés aux États-Unis, s’il est maintenu11, posera encore plus de problèmes à un pays comme la Turquie, qui va devoir garder plus longtemps sur son sol ceux qui, nombreux, se voyaient partir pour l’Amérique.



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1 Conseil européen et conseil de l’Union européenne, Déclaration UE-Turquie, 18 mars 2016.

2John Dalhuisen, directeur du programme Europe et Asie centrale d’Amnesty International, cité dans « Accord UE-Turquie : une tâche honteuse sur la conscience collective de l’Europe », communiqué de presse, 17 mars 2017, Amnesty International.

3 Sara Tesorieri, responsable des questions de migration chez Oxfam citée dans « Bouclage des frontières et marchandage des droits humains : l’UE s’apprête à formaliser un accord qui ne fera qu’aggraver la crise humanitaire », communiqué de presse Oxfam international, 17 février 2016.

4Selon les chiffres d’Amnesty cités par Jean-Baptiste François, « Réfugiés : un rapport condamne les conséquences de l’accord UE-Turquie en Grèce », La Croix, 14/02/2017.

5Mehmet Terzioğlu, « Göçmen Ülkesi Olarak Türkiye : Hukuksal Yapı ve Uygulamalar » et Taner Kılıç, « Bir İnsan Hakkı Olarak İltica », 8 au 11 décembre 2005, International Migration Symposium Communique.

6Loi n° 6458 sur les étrangers et la protection internationale.

7 Yabancılar ve Uluslararası Koruma Kanunu, madde 61/ code sur les étrangers et la protection internationale, article 61.

8Idem, article 62.

9Idem, article 91.

10D’après les chiffres de janvier 2017.

11Le 10 février 2017, suite à de nombreuses protestations et à différentes procédures judiciaires, la cour d’appel de San Francisco confirme la suspension de ce décret.[NDLR]


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