Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
À cinquante kilomètres au sud-est de Valence, les Saillansons expérimentent la démocratie directe : depuis les dernières élections municipales, un quart d’entre eux a participé aux décisions. Mais prendre le pouvoir et renverser les habitudes ne s’est pas fait en un jour.
Il est 14 heures sur la place du marché de Saillans, les dernières pièces de monnaie s’échangent. « Je remballe ! », annonce celui qu’on appelle Fanfan, derrière son stand de fromage. Sa femme et ses enfants l’attendent à la maison pour le repas du dimanche, il discute encore quelques minutes : « On prend part aux décisions qui concernent le marché. Avant on payait sa place chaque dimanche, maintenant par trimestre. Ça nous revient moins cher. Dans une mairie normale, les décisions sont prises sans les habitants. On met un bulletin dans une urne pendant les élections et puis c’est tout ! Ici, non. »
Avec seulement 1 200 habitants, le village est devenu un emblème de démocratie locale. En 2010, le maire annonce l’implantation d’un supermarché Casino dans la zone artisanale. Saillans est l’un des rares villages de la vallée à avoir conservé ses commerces, deux boulangeries, une boucherie, deux épiceries, un coiffeur, un petit Casino, un tabac-presse, une pharmacie.
La contestation de cette implantation fédère les habitants autour d’une association nouvelle, « Pays de Saillans vivant »… et le projet de grande surface est abandonné. De cet élan naît « Autrement pour Saillans, tous ensemble ! », une liste collégiale « sans candidat » et pour laquelle se rassemblent plusieurs centaines d’habitants. La liste est élue aux élections municipales de 2014. Un maire est tiré au sort et douze conseillers entrent pour la première fois à la mairie.
« On en avait marre d’être gouverné par des élites. » Les nouvelles règles de fonctionnement reposent sur un premier grand principe : la collégialité.
Un habitant se souvient : « On en avait marre d’être gouverné par des élites. » Les nouvelles règles de fonctionnement reposent sur un premier grand principe : la collégialité. Le maire travaille en binôme et les responsabilités sont réparties entre les conseillers municipaux : finances, jeunesse, transparence, aménagement… La voix du maire n’est pas prépondérante. L’objectif : « Éviter la personnalisation du pouvoir. »
Deuxième grand principe : la participation. Celle-ci peut s’inscrire dans les « commissions thématiques » pour discuter des orientations du budget, de l’urbanisation ou de l’éducation. De ces temps forts émergent des « groupes action-projet », chargés de mettre en œuvre une initiative : éclairage public, fleurissement, stationnement et circulation… Chaque citoyen peut aussi se porter volontaire pour animer un débat, rédiger la lettre d’information municipale ou mettre en route un référendum.
Depuis 2014, de nouveaux horaires pour l’école ont été adoptés par les parents. À la cantine, la proportion de produits bio est passée de 5 % à 45 %. Le jardin public a été réaménagé à partir d’un questionnaire auquel ont répondu des centaines d’habitants. Une maison médicale est en cours de construction. La mairie et la salle des fêtes s’approvisionnent désormais en énergie hydraulique et non plus en énergie nucléaire.
« Autour de moi, j’ai des gens qui se posent des questions. » Fanny a 35 ans, son mari et leurs trois enfants ont déménagé voici quatre ans « de Paris, place de la République, à Saillans ». Kinésiologue de métier, elle passe tous les lundis matin au Café des sports. « Je ne me suis jamais sentie seule ici, contrairement à ce que j’ai connu à Paris », glisse-t-elle dans un sourire. Le village, pour elle, est un « endroit où l’on met en place un autre moyen de vivre ensemble ». Elle ne regrette pas son déménagement !
« Pour réviser le plan local d’urbanisme, on a tiré au sort des habitants. Mais il ne suffit pas de dire “Vous avez été tiré au sort ! Vous venez ?” Il faut un réel accompagnement. »
À la mairie, on apprend qu’une session « vidage du compost collectif et retournement de terre du jardin public » se déroulera la semaine suivante « avec bottes, gants, fourches ». Qu’un covoiturage est organisé au départ du village pour ceux qui souhaitent prendre part à l’élaboration du nouveau SCoT1 de la vallée de la Drôme. Et un classeur informe des avancées des « groupes action-projet » qui se réunissent plusieurs fois par trimestre. Depuis le début du mandat, ce sont près de 500 réunions publiques qui se sont tenues.
« Nous voulions sortir d’une logique où seuls les volontaires participent. Pour réviser le PLU2, on a tiré au sort des habitants parmi les villageois. Mais il ne suffit pas de dire “Vous avez été tiré au sort ! Vous venez ?” Il faut un réel accompagnement, il faut expliquer les enjeux, les scénarios possibles », commente la conseillère municipale Sabine Girard. Douze habitants vont participer à l’écriture du nouveau PLU de Saillans.
Le résultat, cependant, la laisse un peu sceptique. Ingénieure en sciences de l’environnement, elle assume ses contradictions : « Faut-il choisir entre le temps du débat démocratique et celui de l’urgence climatique ? Les gens ne sont pas prêts à renoncer au modèle de la maison individuelle avec jardin ! Mais il y a des choses qui sont non négociables. Il faut arrêter de consommer des terres agricoles, par exemple. »
Le projet de la liste victorieuse en 2014 n’était pas tant de porter des valeurs et un programme politique que de remettre les habitants au cœur de l’action communale. Mais, si Stéphane reconnaît le travail de concertation, il trouve « qu’à force de vouloir satisfaire tout le monde, on ne fait rien ». Calaisien d’origine, Saillanson depuis 2013, il reproche à la mairie de ne pas avoir suffisamment soutenu les quatorze migrants arrivés à Saillans l’an dernier. Logés dans une bâtisse que Stéphane retape avec l’association « Voies libres » tout juste créée, les migrants auraient pu, pense-t-il, « habiter des logements municipaux ».
Contribuer, rapporter, dire : à défaut de révolutionner les modes de vie, le village s’est transformé en une sorte d’agora. Il suffit de s’arrêter devant l’épicerie de la Grande rue pour surprendre une discussion : pour ou contre Linky ? Agnès, viticultrice de 54 ans et Éric, 35 ans, parlent des compteurs d’électricité nouvelle génération. Ils sont « nocifs pour la santé et favorisent les pratiques de surveillance », assène Agnès, arguments à l’appui. « La mairie s’est opposée à l’installation systématique de ce type de compteurs. » Avec d’autres habitants, elle a recueilli l’an dernier 400 signatures au village : « On peut s’opposer à EDF. »
En fin de matinée, Georges, Alain et Yves bavardent sur une placette à l’ombre des platanes. Le mot « politique » à peine prononcé déclenche des soupirs. « C’est sale, vous voyez… », Alain pointe de sa canne quelques feuilles mortes d’automne. « Ça baisse, la propreté… » Mais derrière des critiques de surface, c’est aussi autre chose qui se dit. « Heureusement, je vis dans un quartier où il n’y a que des Saillansons de souche. » Les affaires municipales cristallisent des tensions entre nouvelles et anciennes générations. « À part installer des toilettes sèches en bord de Drôme, ils n’ont rien fait ! », conclut Yves avant de saluer la petite assemblée.
Comment garder le contact avec tous ? Pour éviter l’entre-soi, Tristan imagine, avec d’autres, un « conseil des sages », chargé de « se mettre à l’écoute des habitants une fois par mois et d’en rapporter aux élus un cahier de doléances ». Six conseils de quartier se tiendront, « en terrain neutre, dans un café ou tout autre lieu en dehors de la mairie ».
Au-delà des oppositions exprimées, l’envie de participer connaît ses limites. Michelle l’avoue : « La politique, c’est pas mon truc. » Le café de son voisin de table refroidit tandis qu’il se met à parler. « Au début, j’ai animé plusieurs réunions. J’ai trouvé que c’était intéressant. Tout était nouveau pour moi ! Mais quand il a fallu faire un compte-rendu… là j’ai eu l’impression de retourner à l’école. »
Temps de parole, petits groupes, neutralité de l’animateur… Les réunions suivent à Saillans une méthode précise pour éviter toute prise de pouvoir individuelle, de la part des élus comme des habitants.
Temps de parole, petits groupes, neutralité de l’animateur… Les réunions suivent à Saillans une méthode précise pour éviter toute prise de pouvoir individuelle, de la part des élus comme des habitants. Patricia lève les yeux au ciel : « Quelle perte de temps ! Les réunions sont d’une lenteur… Un jour, avec quelques parents d’élèves, nous sommes allés avec des pochoirs et des bombes que nous avions achetés nous-mêmes pour tracer des pas au sol devant l’école, pour la sécurité des enfants. » L’initiative reçoit tout de même l’accord du maire. « On aurait encore pu débattre pendant toute une réunion de la couleur ! »
Côté élus aussi, certains sont déçus. Isabelle Raffner donne rendez-vous au bord de la Drôme. Depuis cinq ans, l’institutrice, élue en charge de l’éducation, n’a guère pu lever la tête du guidon. « C’est un leurre de croire que tu peux faire du participatif partout. Tu as un travail de secrétariat que tu ne peux pas déléguer. Préparer les dossiers, répondre aux mails, aller aux assemblées générales, faire du relationnel, se renseigner sur le cadre de la loi… »
Sa fatigue, reconnait-elle, vient aussi du peu de reconnaissance de la part des élus de l’intercommunalité. « Jamais je n’ai été invitée à une réunion sur l’éducation ! Nous manquons de places pour une crèche mais les décisions sont prises à l’interco. » Un projet de « maison de l’enfance » pour Saillans a vu le jour mais « l’intercommunalité aurait perdu le permis de construire… » Le document a-t-il été égaré ou faut-il y voir un manque de coopération ? « Nous ne saurons jamais et, de fait, le projet a été bloqué. Que pouvons-nous faire ? » Au manque d’autonomie sur le territoire, elle oppose un horizon politique : le municipalisme. « La municipalité doit avoir le pouvoir pour gérer ses affaires. »
Julie a quarante ans et profite de ce que les enfants ne sont pas encore rentrés de l’école pour proposer un thé dans sa maison en pierre. Arrivés de Lyon en 2008, son compagnon et elle ont vu le changement avec la mairie précédente. « Avant, on n’était au courant de rien. Il y avait trois, quatre bonshommes qui décidaient dans leur coin », explique la monitrice d’équitation. Ainsi, « la mairie avait décidé de vendre le camping municipal. On l’a su une fois que c’était fait. Un jour, des platanes ont été arrachés. Personne n’avait été informé. »
À haute voix, Vincent Beillard énonce les résultats d’une enquête qui mesure l’engagement des habitants : « Un quart de la population a participé à au moins une réunion publique pendant le mandat. » Le maire, en sweat à capuche, relève les trois premiers freins qui sont apparus : « Le manque de temps d’abord, le manque de connaissances ensuite et, enfin, le désintérêt pour la méthode. »
Dans une pièce de la mairie, il évoque un modèle perfectible. Le principal apport de ce mandat ? « Nous avons accru la transparence. Maintenant, tout est sur la place publique. Et le site Internet de la mairie est consulté par la moitié de la population. Avant 2014, il n’existait pas. »
Finalement, Saillans continue à attirer. À rebours d’une conjoncture qui pousse à la fermeture des classes en milieu rural, l’école a ouvert un nouveau CP cette année. Dans quelques semaines, une nouvelle liste participative se présentera aux élections. Vincent Beillard se proposera-t-il comme maire ? « Je repars dans l’aventure, mais nous restons une liste sans candidat. » Fernand Karagiannis, élu référent transparence-information, repart lui aussi et s’inquiète du renouvellement. « Il y a du soutien de la part des Saillansons, malgré les critiques. Mais qui s’engage ? On a besoin de jeunes prêts à donner de leur temps. »
En face, cependant, une opposition s’est structurée autour d’un projet intégrant lui aussi la dimension participative. Sylvain Bonnot, tête de liste et dirigeant d’une agence immobilière à Saillans, explique : « Nous ne voulons pas retourner à un fonctionnement vertical. Au début, j’étais contre mais j’ai évolué, je suis partisan de la démocratie participative. Je le reconnais, il y a du bon là-dedans. Cela n’avait jamais été fait avant. Enfin les gens se sont dit : on a le pouvoir de décider. »
La vitalité de la démocratie ne repose pas seulement sur les qualités des élus, mais tout autant sur la capacité d’initiative citoyenne, la vitalité des contre-pouvoirs, la densité du milieu associatif, la qualité de l’enseignement, la confiance… Au niveau international, on observe une multitude d’initiatives et d’alternatives aux formes traditionnelles d’organisation et de pouvoir fondées sur la verticalité, la centralisation et le patriarcat. Ce guide est le fruit de la collaboration de plus de 140 maires, conseillers municipaux et militants du monde entier, tous investis dans le mouvement municipaliste mondial. Coordonné par la Commission internationale de Barcelona En Comú, il présente les bases théoriques du municipalisme, des outils concrets pour en faire une véritable alternative, des exemples de politiques de tranformation mises en œuvre dans des municipalités du monde entier en matière de logement, d’espace public ou de démocratie participative ainsi qu’un répertoire des cinquante principales plateformes municipales dans le monde, dont « Autrement pour Saillans, tous ensemble ! ».
Guide du municipalisme. Pour une ville citoyenne, apaisée, ouverte
Barcelona En Comú avec Debbie Bookchin et Ada Colau, éd. Charles Léopold Mayer, 2019, 228 p., 24 €
1 Le schéma de cohérence territoriale (SCoT) est un outil de conception et de mise en œuvre d’un projet de territoire à l’échelle d’un groupement de communes.
2 Le plan local d’urbanisme (PLU) est le principal document de planification de l’urbanisme au niveau communal.