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Dossier : Le vrai pouvoir des maires

Être maire, « la plus compliquée et la plus belle des fonctions » Entretien avec Damien Carême

Damien Carême (à gauche), alors maire de Grande-Synthe, salue les ouvriers réparant une installation à la Linière, le premier camp construit selon les normes du Haut-commissariat aux réfugiés. Février 2017. © Lola Ledoux
Damien Carême (à gauche), alors maire de Grande-Synthe, salue les ouvriers réparant une installation à la Linière, le premier camp construit selon les normes du Haut-commissariat aux réfugiés. Février 2017. © Lola Ledoux

Longtemps maire de Grande-Synthe (Hauts-de-France), Damien Carême est aujourd’hui député européen. Évoquer ce changement d’échelle, c’est interroger la capacité d’agir de nos élus et parler du vrai pouvoir des maires…


Comment voyez-vous la fonction du maire comme élu politique ?

Le maire est l’élu qui bénéficie encore aujourd’hui d’une confiance importante auprès de sa population. Il ne doit ni la tromper, ni en abuser. Cela signifie qu’il lui faut rendre des comptes et responsabiliser les citoyens. Il doit leur donner les éléments de lecture permettant de comprendre ses choix. Ils peuvent ne pas être d’accord, les contester, mais il est important d’assumer nos responsabilités d’élus politiques. Par exemple, le passage au 100 % bio dans les cantines scolaires n’était pas une demande de la population. J’estime cependant que c’est mon rôle de proposer et mettre en œuvre un tel projet. Le déclic est venu pour moi lors de la projection du documentaire Nos enfants nous accuseront de Jean-Paul Jaud à l’Université populaire de Grande-Synthe. Nous ne pouvions plus intoxiquer nos enfants ! Une fois le projet adopté par la majorité municipale – qui a toujours été très cohérente – nous avons beaucoup travaillé avec les parents d’élèves. En les invitant d’abord à regarder le même documentaire. Puis en leur expliquant que le projet de passer au 100 % bio et local permettait de travailler sur une alimentation réfléchie, notamment avec moins de viande, tout en garantissant l’apport en protéines nécessaire. Nous avons pu ensemble aborder des problèmes de fond : la création d’emplois dans l’agriculture, la protection de l’environnement, la pollution de l’air, le dérèglement climatique… On l’a fait avec pédagogie. Finalement, chaque décision est un moyen de faire de l’éducation populaire. En huit ans, aucun parent n’est jamais venu râler. Même si, en hiver, leurs enfants enchaînent tarte aux pommes, compote de pommes, chaussons aux pommes… et n’ont plus de framboises ou de cerises comme dessert !

Est-ce aussi simple sur tous les projets ? Même les plus sensibles, comme l’accueil des migrants ?

Si la politique migratoire bloque, ce n’est pas à cause de la population. Ça coince parce que l’État n’assume ni ses responsabilités, ni ses prérogatives. Pourquoi y a-t-il aujourd’hui 35 000 à 40 000 migrants à la rue en France ? Parce que l’État ne se donne pas les moyens pour les héberger. Et qui en subit les conséquences, sinon les villes ? J’ai mis 1,5 million d’euros sur les quatre qui étaient nécessaires pour réaliser le camp d’accueil de réfugiés de Grande-Synthe. Médecins sans frontières a complété et je n’aurais jamais pu le faire sans eux. Mais je ne souhaite pas la réalisation de camps en France ! On dispose de suffisamment de vieux bâtiments, de vieux logements qui ne servent pas. J’ai pu le voir dans des villes et des villages qui avaient ouvert d’anciennes écoles ou des centres de vacances avec l’aide de l’État. Ça marche ! Pour cela, il faut que chacun – État, communes, associations, citoyens – assume ses responsabilités. On ne peut pas tout demander aux collectivités, qui en font déjà beaucoup trop au regard des moyens qui leur sont alloués, en constante diminution.

Personne n’est venu se plaindre que nous en faisions trop pour les migrants, parce que nous portons un projet de justice sociale pour la ville et cela se sait.

Nous devons donc continuer cette bataille. Si elle est menée avec cohérence, rigueur et courage politique, la population comprend. Pourtant, beaucoup de gens, à Grande-Synthe, sont dans une grande difficulté – 28 % de chômage, 33 % des foyers sous le seuil de pauvreté. Mais personne n’est venu se plaindre que nous en faisions trop pour les migrants. Parce que nous portons un projet de justice sociale pour la ville et cela se sait. Si nous sommes dans cette cohérence d’ensemble, on peut tout mener de front. Et finalement, un des plus beaux résultats, c’est de voir l’extrême droite reculer scrutin après scrutin.

Comment, dans cette bataille avec l’État, le rapport de force peut-il être en faveur des villes ?

Un maire n’a pas d’ordre à recevoir d’un gouvernement. Je n’ai aucun lien hiérarchique avec un ministre. C’est à des codes que doit obéir le maire : celui de l’urbanisme, de la famille, des finances, de la santé publique, des marchés publics… En étant confronté à ce problème de gens vivant dans la rue au sein de ma commune, je me suis tourné vers le code de la famille : ces exilés n’avaient pas accès à l’eau courante ou au ramassage d’ordures. Or les collectivités sont tenues de mettre en œuvre ces services. De même, face à une gale généralisée ou à des suspicions de cas de tuberculose, le code de la santé publique oblige un maire à prendre toutes les mesures nécessaires pour enrayer une épidémie. J’ai rempli les obligations dictées par les textes auxquels je dois me référer. Amené à pallier un déficit de l’État, ce qui est anormal, c’est donc à travers ces codes que le rapport de force s’est établi, avec Bernard Cazeneuve d’abord puis avec tous les ministres de l’Intérieur qui se sont succédé.

Est-ce aussi ce rapport de force qui vous a poussé à attaquer l’État pour « inaction climatique » ?

Au niveau de la ville, énormément d’actions ont été engagées : rénovation thermique des bâtiments, logements basse consommation ou passifs, transports collectifs gratuits, passage au 100 % d’énergie renouvelable et à 75 % de gaz renouvelable, développement de l’agriculture biologique de proximité, puits de captation de CO2, protection de la biodiversité… Tous ces efforts ont fortement réduit nos émissions de CO2. J’estime que nous avons pleinement joué notre rôle. Mais notre territoire est un polder – il a été gagné sur la mer par les moines au Moyen-Âge – et nous sommes menacés par la montée des eaux parce que les gouvernements ne tiennent pas leurs engagements. Le gouvernement français a signé un accord à Paris en 2015 ; or, depuis, les émissions de gaz à effet de serre n’ont cessé d’augmenter. Les moyens n’ont pas été mis en place pour atteindre les objectifs de réduction du changement climatique. Donc, au bout d’un moment, il faut réagir. S’il ne l’entend pas par la raison, peut-être faut-il recourir à la justice pour le contraindre.

Vous avez été vice-président de la communauté urbaine de Dunkerque. Est-ce un niveau qui dispose de leviers suffisamment puissants pour accompagner et démultiplier votre projet de transition écologique et sociale ?

Quand la gouvernance de la communauté urbaine se fait avec intelligence, cela se passe très bien. Avec le président de la communauté et les élus, nous avons réussi à développer de nombreux projets au service de la transition écologique. Par exemple, la refonte totale du réseau de bus et sa gratuité ou la création du schéma de pistes cyclables. Aujourd’hui, beaucoup de gens laissent leurs voitures pour prendre le bus ou le vélo. Nous avons acté collectivement que le plan local d’urbanisme intercommunal habitat-déplacements tiendrait compte prioritairement du Plan air-climat-énergie territorial et des déterminants de santé (le Plan de prévention du bruit dans l’environnement et le Plan de protection de l’atmosphère). Ce cadre nous a permis de penser le développement urbain en économisant l’espace et en préservant les terres agricoles. Mais aussi d’accompagner l’industrie de notre territoire dans sa mutation. Pour autant, si l’Établissement public de coopération intercommunale (EPCI) est un levier extrêmement intéressant, il peut aussi présenter des points de blocage. Par exemple, les plans mis en place par l’Agence nationale pour la rénovation urbaine (Anru) étaient auparavant gérés à l’échelle locale : nous pouvions les mettre en place très rapidement. Désormais, cela se joue au niveau de l’intercommunalité ; c’est beaucoup plus long ! Le ministre délégué à la Ville, François Lamy, a considéré que les EPCI étaient le bon niveau pour le renouvellement urbain. Peut-être, mais il n’est pas toujours bon d’éloigner les lieux de décision du terrain.

Un maire a l’énorme avantage de pouvoir mettre en œuvre ses décisions. À la limite, une idée que j’ai le matin peut être mise en place l’après-midi !

Vous êtes aujourd’hui député européen. Comment situez-vous votre nouvelle capacité d’action politique ?

Elle a complètement changé de nature. Un maire a l’énorme avantage de pouvoir mettre en œuvre ses décisions. À la limite, une idée que j’ai le matin peut être mise en place l’après-midi !
Au Parlement européen, la situation est très différente. Même lorsque vous êtes dans la majorité, vos idées n’aboutissent pas toujours. Par exemple, l’évolution de la « directive Dublin » a été votée par près des trois quarts du Parlement, mais elle est bloquée par le Conseil de l’Union européenne. C’est toute la difficulté d’un accord entre le Parlement, qui a une vision européenne, et des États repliés sur leur propre logique.
Mais je ne regrette pas mon choix. J’arrivais à la fin d’un troisième mandat : c’est bien, voire un peu long ! Le renouveau est important en politique, dans les pratiques, les énergies, les idées. En mars 2020, iront voter des électeurs qui n’étaient pas nés au début de mon premier mandat. Les combats que j’ai dû mener au niveau de la ville me servent pour les mêmes batailles au niveau européen. Ça fait du bien de venir du terrain ! Le mandat de maire est une formidable école. J’ai toujours pensé que c’était la fonction la plus compliquée, la plus énergivore, la plus chronophage, mais la plus belle qu’on puisse vivre en politique.

Dates clés

1960 – Naissance de Damien Carême en Meurthe-et-Moselle
2001-2019 – Maire de Grande-Synthe (Parti socialiste jusqu’en 2014, puis Europe écologie-Les Verts)
2019 – Député européen (Groupe des Verts/Alliance libre européenne)

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