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Démocratisation radicale et relocalisation de la politique : à l’approche des élections municipales de 2020, ces aspirations du mouvement des « gilets jaunes » vont-elles s’incarner et se structurer dans la durée ?
Pour le mouvement dit des « Gilets jaunes », les élections municipales de 2020 représentent une épreuve institutionnelle. Cette échéance permettra en effet d’évaluer, à court terme, la capacité du mouvement à se structurer et à inventer des formes autonomes de développement. Cette rencontre entre un mouvement original et le rituel électoral donnera un premier indice des possibilités par lesquelles l’échelon municipal (et, plus largement, les échelles locales) s’affirme comme l’un des terrains privilégiés de renouvellement de l’engagement politique.
Plus d’un an après le début du mouvement, ses aspirations apparaissent avec plus de clarté. Si une partie d’entre elles portait sur le pouvoir d’achat, d’autres évoquaient une démocratie plus directe. Ce souhait s’est d’abord exprimé négativement, à travers la critique des élus politiques ou syndicaux. Dénoncés pour leur distance morale vis-à-vis du peuple des ronds-points, ils étaient souvent considérés comme corrompus et incapables, au vu de leur salaire, de comprendre les difficultés matérielles quotidiennes rencontrées par les Gilets jaunes. La distance culturelle paraissait irrémédiable entre les représentants et les représentés.
Le mouvement s’est ensuite distingué par sa critique radicale de la représentation face à tous les mécanismes de monopolisation de la parole. Les Gilets jaunes ont refusé de désigner un représentant unique. Plutôt qu’un mouvement sans chef, il s’agit d’une protestation qui a fait proliférer ses porte-voix. Dans leurs assemblées générales locales, les participants ont aussi fait montre d’une réflexivité spontanée importante vis-à-vis d’éventuels meneurs qui prendraient le pas sur la délibération collective. Une telle critique de la représentation s’est révélée constructive avec la montée, à partir de janvier 2019, de la revendication du Référendum d’initiative citoyenne (Ric). Ce dispositif institutionnel a donné lieu à d’intenses discussions collectives et fut l’occasion d’une vaste entreprise d’éducation populaire aux institutions politiques françaises et étrangères.
L’occupation de ronds-points, à partir de mi-novembre 2018, a donné lieu à des formes spontanées et structurées d’autogouvernement.
Le Ric, avec la demande d’un tirage au sort des élus, recouvrait l’ensemble des pratiques nombreuses de « démocratie directe en acte » du mouvement des Gilets jaunes. L’occupation de ronds-points, à partir de mi-novembre 2018, a par ailleurs donné lieu à des formes spontanées et structurées d’autogouvernement. Pour construire leurs cabanes, organiser la vie matérielle et la sociabilité des ronds-points, entrer en relation avec la population ou les autorités locales, les occupants ont réparti les tâches en fonction de leurs compétences personnelles ou professionnelles. Les groupes rassemblés ont également produit leurs propres règles de fonctionnement collectif à l’issue d’assemblées générales ou d’autres dispositifs de délibération.
Cette aspiration à la démocratie directe s’est encore exprimée à l’échelle nationale à travers l’organisation d’Assemblées des assemblées (Ada) à partir de fin janvier 2019. Quatre rassemblements ont eu lieu, à Commercy, Saint-Nazaire, Montceau-les-Mines et Montpellier, une cinquième rencontre étant annoncée à Toulouse pour début 2020. Pour ces réunions, des mécanismes de délégation provisoire et de mandats révocables ont été testés à grande échelle : à Montceau-les-Mines, par exemple, 246 délégations, soit près de 700 personnes, se sont déplacées.
Mais on ne comprendrait pas l’importance de l’aspiration à la démocratie directe du mouvement sans rappeler aussi son ancrage local fondamental. Au vu de l’histoire des protestations collectives en France, ce caractère décentralisé est particulièrement frappant : plus de 3 000 ronds-points étaient mobilisés en novembre 2018. Dans des centaines de localités impliquées, on n’avait pas vu de protestations de rue depuis plus d’un demi-siècle. Toute une géographie de zones négligées par l’aménagement du territoire et les politiques publiques, dans le périurbain et l’infra-urbain, est apparue au grand jour à cette occasion.
Cet ancrage local doit être inscrit dans un plus vaste ensemble de mouvements territoriaux, souvent bien moins spectaculaires, qui se sont développés en France depuis quelques années. Ce sont des actions collectives contre les grands projets d’aménagement jugés inutiles ou les nouveaux complexes immobiliers qui transforment la composition sociale d’un quartier ; des occupations d’usines débordant les frontières de l’entreprise ; des mobilisations écologiques contre la pollution industrielle ou les centrales nucléaires ; des luttes locales pour le maintien d’écoles, d’établissements hospitaliers ou de services publics, etc.
Envisagé au sein d’une telle constellation, le mouvement des Gilets jaunes, sans perdre sa singularité, apparaît comme un symptôme d’une tendance sans doute plus profonde de reterritorialisation des engagements politiques. En France, de « Nuit debout » en 2016 au développement des zones à défendre (zad) et de leur imaginaire, des groupes sociaux très différents de ceux des ronds-points se rassemblent et occupent des espaces localisés où ils s’auto-organisent. Ces poussées actuelles de relocalisation du politique doivent aussi se comprendre dans le contexte d’une difficulté croissante à politiser les mondes du travail, les échelles nationales (face à des gouvernements néolibéraux de plus en plus sourds aux protestations) et supranationales (qui avaient concentré une partie des énergies du mouvement altermondialiste). Or cette propension de la société civile à réinvestir la politique locale est aujourd’hui susceptible de rencontrer, en France, les nombreuses initiatives menées depuis une vingtaine d’années par les pouvoirs publics locaux pour développer la démocratie participative et les dispositifs délibératifs. Quelles que soient les limites démographiques, sociologiques et politiques de ces dispositifs, une intensification de l’activité politique à l’échelon municipal semble bien avoir lieu à l’heure actuelle.
Dans ce contexte, les citoyens impliqués dans le mouvement des Gilets jaunes poursuivent, depuis septembre 2019, plusieurs voies d’engagement dans les élections municipales (sans exclure d’autres formes de politisation). Bien qu’une grande partie du noyau dur du mouvement soit hostile à la compétition électorale, quelques listes citoyennes ont été créées à Bordeaux ou à Louviers (Eure) – où Ingrid Levavasseur, éphémère tête du mouvement, est sur une liste citoyenne contre le maire Modem sortant –, à Sélestat (Bas-Rhin) ou à La Charité-sur-Loire (Nièvre) et dans d’autres communes. Il n’est pas impossible que des personnes impliquées dans le mouvement jaune puissent être élues, y compris comme maire, dans des petites communes rurales. Mais certaines de ces listes citoyennes semblent instrumentalisées par des formations politiques (comme au Havre, à Lyon ou à Paris)1.
Les Gilets jaunes peuvent réactiver les assemblées qui se sont réunies et peser sur la conjoncture municipale en définissant des enjeux à traiter collectivement.
L’effet du mouvement est parfois plus indirect. Ainsi, à Saint-Brieuc, à Brest ou à Cahors, des listes citoyennes proposent de recourir au tirage au sort. D’autres, comme à Guéret, composent leur programme après plusieurs consultations de la population locale. Certaines listes se veulent radicalement indépendantes des partis (à Aubervilliers, Villiers-sur-Marne, Garges-lès-Gonesse, Aulnay-sous-Bois). À Saillans (Drôme, voir le reportage de Lucile Leclair, en ligne le 25/02), à Seyne-les-Alpes (Alpes-de-Haute-Provence), il est question de « listes participatives » plutôt que de « listes citoyennes » afin d’éviter les ambiguïtés ou les étiquettes partisanes. La plateforme « Action commune » recensait en décembre 2019 environ 150 de celles-ci. Des collectifs (La belle démocratie, Commonspolis, Mouvement Utopia) proposent parallèlement des formations au municipalisme sur tout le territoire. Une autre option pour les Gilets jaunes encore mobilisés consiste à réactiver, voire à élargir, les assemblées qui se sont réunies et à peser sur la conjoncture municipale avant les élections et surtout au-delà d’elles, en définissant l’agenda des futurs élus ou des enjeux à traiter collectivement (comme, par exemple, à Noisy-le-Sec, en Seine-Saint-Denis). Certains, plus rares, cherchent à maintenir les exigences d’autogouvernement et de démocratie directe dans la durée. Des Maisons du peuple se créent à Saint-Nazaire (Loire-Atlantique), à Caen (Calvados), à Ussel (Corrèze), à Saint-Avold (Moselle). Des jardins partagés sont entretenus collectivement à Donges et à Châteaubriant (Loire-Atlantique). Des circuits courts alimentaires sont mis en place (dans l’Oise, la Creuse, l’Orne). Un rassemblement de ces « communes libres », effectives ou encore en chantier, a eu lieu à Commercy en janvier 2020.
Finalement, toutes ces projections s’accompagnent d’un mouvement d’idées de plus en plus puissant autour de la commune, du communalisme et du municipalisme libertaire du théoricien anarchiste Murray Bookchin. Certaines listes électorales, pourtant classiques à l’image de celle de Danielle Simonnet et de la France insoumise à Paris, se réclament ainsi de l’idée de « commune » : pas seulement administrative, mais politique et radicale. Ces listes appellent à des « assemblées en commun » dans la capitale.
Du côté des maires et des élus municipaux, la séquence des mobilisations de l’année 2019 leur aura permis de se faire un peu plus entendre des pouvoirs centraux ; en témoigne notamment le projet de loi « relatif à l’engagement dans la vie locale et à la proximité de l’action publique », qui vise à améliorer les conditions d’exercice des mandats locaux. La critique des élus exprimée par les Gilets jaunes incitera sans doute plusieurs candidats aux municipales à promettre encore plus de dispositifs participatifs (conseils citoyens, budgets participatifs) et des référendums sur les grands projets (comme le fait le candidat Les Républicains à Lyon). Peut-être même auront-ils recours à des assemblées tirées au sort, ne serait-ce qu’à titre consultatif, comme en Ille-et-Vilaine par exemple.
Nul ne sait si ces tendances fragiles de repolitisation des échelles municipales vont s’agréger, durer et déboucher sur un renouveau de l’engagement citoyen, institutionnel ou protestataire. Malgré la mise en place croissante de diverses formes de gouvernements participatifs, la distance entre élus locaux et citoyens ne s’est pas résorbée dans les dernières décennies. Et les Gilets jaunes ont bien révélé, au-delà des inégalités sociales, l’ampleur des inégalités territoriales. À moyen terme, citoyens et élus pourraient porter des revendications convergentes autour d’un « droit au village »2. Équivalent, pour les habitants des métropoles et des quartiers populaires de banlieues, du « droit à la ville » dont parlait le sociologue Henri Lefebvre en 1967, ce droit collectif reste à définir. Mais il renverrait à une meilleure maîtrise de ses conditions de vie, des équipements et des biens communs locaux, des services publics et des relations avec les pouvoirs supra locaux – à commencer par celui des intercommunalités et des grandes métropoles régionales.
Malgré toutes ces dynamiques en cours, la relocalisation de la politique citoyenne et protestataire, même partielle, reste confrontée en France à de nombreux obstacles. Le mouvement des Gilets jaunes aura tout de même accru la probabilité de son avènement.
1 Mathilde Goanec, Ellen Salvi, « Municipales : les “listes citoyennes” cherchent leur voie », Médiapart, 19/11/2019.
2 Éric Charmes, La revanche des villages. Essai sur la France périurbaine, Seuil, 2019.