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L’intercommunalité suscite de nombreux débats parmi les maires de France. Entretien avec David Guéranger, sociologue.
Que pensent les maires de l’élaboration et du fonctionnement des intercommunalités ?
On observe un clivage à ce sujet. Celui-ci se voit très bien dans la bataille à laquelle se livrent deux associations. D’un côté, l’Assemblée des communautés de France (AdCF) est composée de maires qui promeuvent l’intercommunalité, la voient comme une institution légitime et ont pour objectif de la rendre plus visible (voir l’article d’Apolline Prêtre, conseillère à l’AdCF) ; de l’autre côté, l’Association des maires de France et des présidents d’intercommunalités (AMF) tient un discours plus critique. Selon elle, la crise des vocations mayorales, inédite dans l’histoire, serait en partie due au renforcement de cet échelon intercommunal. Tous les maires n’ont donc pas le même point de vue sur l’intercommunalité !
Il y a un clivage entre les maires des villes (grandes ou moyennes) et ceux des petites communes qui, en pratique, n’exercent pas du tout le même métier…
Cette dissension recoupe pour partie un clivage démographique entre les maires des villes (grandes ou moyennes) et ceux des petites communes qui, en pratique, n’exercent pas du tout le même métier… Ainsi, lorsque l’AdCF martèle qu’on ne reviendra pas sur le développement des métropoles et des communautés, elle s’adresse surtout aux maires des grandes villes qui, avec les réformes successives, ont tiré leur épingle du jeu. Mais la réalité est différente pour les communes plus petites.
Pour ces élus des petites communes, le « blues des maires » serait alors lié à l’échelon intercommunal ?
L’intercommunalité peut signifier des choses très différentes. Pour certains, qui s’y investissent, elle est synonyme de nouvelles responsabilités, de moyens nouveaux, parfois d’indemnités supplémentaires. Pour ceux qui ne s’y investissent pas, en revanche, c’est plutôt une couche supplémentaire, plus éloignée, dont le développement menace leur commune. Ajoutons que plus la commune est grande, plus le maire est incité à siéger dans les structures intercommunales. On comprend ici pourquoi les maires des petites communes sont, tendanciellement, plus critiques à l’endroit de l’intercommunalité.
Mais la critique ne vise pas seulement l’interco. À mon sens, le « blues des maires » (qui est bien un « blues des maires des petites communes ») vient plutôt d’un sentiment de décalage. En effet, beaucoup d’entre eux se sont engagés dans leur mandat par conviction, pour rendre service, pour répondre à une sollicitation, de manière quasi bénévole bien souvent. Or la gestion publique locale s’est considérablement complexifiée ; elle subit en outre un désengagement de l’État : des dotations qui ne cessent de se réduire, des normes qui se multiplient, des services qui désertent le territoire. Il devient de plus en plus difficile de tenir son rôle quand on manque de moyens, de temps et d’interlocuteurs pour le faire. Pour moi, c’est à un sentiment d’impuissance que tient le « blues des maires ». Certes, l’intercommunalité n’arrange rien à l’affaire, mais ce n’est pas la cause première.
Les intercommunalités cultivent un apolitisme qui, comme souvent, sert une idéologie libérale.
Dans vos travaux, vous soulignez la recherche de consensus comme écueil des intercommunalités. Le consensus n’est-il pas utile en politique ?
Pour paraphraser le philosophe Alain : « Le consensus fait la force, mais la force de qui ? » Dans nos travaux avec Fabien Desage, nous avons d’abord voulu montrer que le consensus se construit : il y a derrière des négociations, des compromis, des ajustements, qui traduisent finalement une véritable absence de consensus ! Dans le même temps, ces compromis bénéficient rarement aux populations les plus vulnérables. Avec un consensus intercommunal, comment obliger un maire à construire des logements sociaux sur sa commune, par exemple ? De même, comment obtenir le rééquilibrage entre les territoires riches et les territoires pauvres ? Ce n’est pas impossible, mais très compliqué. Bien souvent, la recherche du consensus rend invisible les plus pauvres, elle les prive de leurs capacités à se faire représenter. Les intercommunalités cultivent un apolitisme qui, comme souvent, sert une idéologie libérale et penche plutôt à droite.
L’élection directe des élus communautaires par scrutin fléché ne change-t-elle pas la donne ?
Attention à ce scrutin : ce n’est pas un vote comme les autres. Vous ne pouvez pas déchirer votre bulletin en deux pour voter communiste aux municipales et écolo ou LREM à l’intercommunalité. En outre, ce scrutin, instauré en 2010, vient lui-même d’un compromis entre le gouvernement de l’époque, l’AdCF et l’AMF. La priorité du gouvernement n’était pas alors de démocratiser l’intercommunalité, mais de supprimer la taxe professionnelle, un impôt perçu par les collectivités locales. L’AdCF a vu dans le scrutin fléché une manière d’obtenir un quitus sur le lancinant problème de « déficit démocratique » de l’intercommunalité. Quant à l’AMF, elle a estimé qu’elle avait sauvé les meubles en écartant l’hypothèse d’un scrutin de liste ou d’une élection directe du président de l’intercommunalité. Selon le point de vue, le scrutin fléché apparaît donc comme une avancée ou un ajournement. Par ailleurs, le suffrage est loin de subsumer la démocratie locale. Celle-ci a également besoin, pour fonctionner, d’une participation politique forte (au-delà du vote), d’enjeux qui incitent à aller voter, de médias locaux qui sachent intéresser…
Propos recueillis par Martin Monti-Lalaubie le 19 novembre 2019.
Fabien Desage, David Guéranger, « La démocratisation de l’intercommunalité n’aura pas lieu », Savoir/Agir, n° 11, 2010, pp. 19-27.
« Municipales 2020 : manifeste pour une démocratie locale réelle », mediacites.fr, 2019.