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Pour Laurent Berger, secrétaire général de la CFDT, la crise offre l’opportunité de construire un autre modèle de société, avec à la clé une taxation du capital au même niveau que le travail.
Alors que les conséquences économiques de la pandémie risquent d’avoir un fort impact sur le marché de l’emploi, sur quels leviers s’appuyer pour répondre aux inquiétudes et préparer la reprise ?
Laurent Berger – Aujourd’hui, nous devons faire face à l’urgence en renforçant les soutiens aux plus modestes. Mais si nous devons agir vite, il nous faut aussi penser loin. Cette crise est arrivée alors que deux bombes à retardement n’ont pas été traitées : la lutte contre les inégalités et la transition écologique. Elle nous interroge sur notre modèle de société et sur la façon d’exercer les responsabilités et le pouvoir. Nous devons la mettre à profit pour imaginer un autre modèle de développement plus durable. C’est ce que j’appelle l’utopie mobilisatrice.
La question des inégalités et celle du changement climatique ne sont pas récentes… Comment fait-on concrètement aujourd’hui pour aller de l’avant et ne pas replonger dans le « business as usual » ?
Laurent Berger – Je plaide pour la définition d’indicateurs de progrès. Nous avons le produit intérieur brut (PIB) qui mesure le développement économique – ce qui n’est pas pour moi un sujet « sale » –, mais ce n’est pas le seul : nous devons prendre en compte la santé, l’éducation, la biodiversité, le changement climatique et éviter de traiter tous ces sujets en silos. Nous devons ensuite nous interroger sur la manière de construire un modèle reposant sur deux principaux piliers : une économie sociale de marché et un État-providence. La crise sanitaire a montré la qualité de nos services publics, qui ont fait face. Notre système de protection sociale est certes imparfait, il y a des trous dans la raquette, mais ce filet de sécurité existe et nous devons continuer à le recoudre pour qu’il soit encore plus performant.
Comment financer ces évolutions avec le spectre de la dette repartie comme jamais à la hausse ?
Laurent Berger – Si nous devons faire évoluer le modèle, nous devons effectivement réfléchir à la manière de le financer. Qui doit contribuer, à quoi ? Nous devons, au niveau de la société dans son ensemble, ouvrir le débat autour du consentement à l’impôt et de la participation de tous. Oui, il faut faire participer davantage ceux qui ont plus, mais chacun doit contribuer. Nous devons aussi ouvrir les débats au niveau de l’entreprise pour aborder cette question de la répartition des richesses autour du partage de la valeur. Il faut taxer le capital au même niveau que le travail. Réduire les inégalités, c’est un choix de société qui met l’accent sur la solidarité.
En France, nous adorons les totems et tourner autour.
Et pour la transition écologique, comment passer à la vitesse supérieure sans sacrifier des pans entiers de l’économie et donc mettre en danger nombre d’emplois ?
Laurent Berger – Il est nécessaire de sortir des slogans pour entrer dans le vif du sujet. En France, nous adorons les totems et tourner autour. Concernant l’agriculture, le vrai sujet, ce n’est pas l’interdiction du glyphosate, mais le devenir de l’agriculture productiviste. C’est ce constat que nous devons faire, sujet par sujet, secteur par secteur. Nous devons évaluer les conséquences de la diminution des émissions de CO2 qu’il faudra absolument réaliser. Il nous faudra accompagner les salariés en écoutant leurs peurs et leurs angoisses. Tous les acteurs doivent pouvoir s’exprimer et tous les citoyens doivent, eux aussi, changer radicalement leurs comportements.
Plusieurs études soulignent que la transition écologique créera certes des emplois, mais comment répondre aux angoisses des salariés de l’automobile, par exemple, quand les experts indiquent que produire des batteries électriques nécessite deux fois moins de main-d’œuvre que la fabrication de moteurs thermiques ?
Laurent Berger – Il s’agit de réfléchir à la question de la mobilité professionnelle, car l’avenir pour un salarié de l’automobile n’est peut-être pas de travailler demain dans ce même secteur… Il y a, en particulier, des freins à la mobilité géographique pour les non-cadres, quand changer de région, c’est renoncer à des solidarités familiales ou de voisinage. Cela a un coût ! C’est pourquoi nous devons penser cette mobilité au niveau d’un territoire. Nous avons d’ailleurs créé un système de transition professionnelle territorial pendant la crise, qui devrait favoriser ces repositionnements. Mais réfléchir aux reconversions professionnelles des salariés touchés aujourd’hui par la crise et, au-delà de celle-ci, par la transition écologique, c’est aussi réfléchir à la place du travail demain et peut-être envisager des logiques différentes…
Je crois à la réduction du temps de travail sur la vie, pas sur la semaine.
Vous pensez au partage du travail à l’instar du syndicat allemand IG Metall, qui vient de proposer la mise en place dans l’industrie de la semaine de quatre jours ?
Laurent Berger – Je ne crois pas à la réduction du temps de travail sur la semaine, mais sur la vie. À la CFDT, nous croyons à la « banque des temps », qui permet de prendre du recul, d’arrêter son activité de salarié pour voyager, s’occuper des siens, devenir bénévole, reprendre des études, prendre en définitive le temps de faire autre chose. Cette respiration serait rendue possible grâce à la mobilisation d’un compte épargne-temps universel, alimenté par chaque salarié lui-même et par la collectivité.
Une sorte de revenu universel de base ?
Laurent Berger – La CFDT est partagée sur cette question. Si c’est le revenu de base à la mode libérale, nous n’en voulons pas. Dire à une personne : « Je te donne 600 euros pour solde de tout compte et tu vis avec ça sans nous demander quoi que ce soit d’autre », ce n’est pas notre façon de voir les choses. Je pense que tout le monde est employable, tout le monde peut participer au commun. Mais doit-on pour autant participer à ce commun à plein temps ? Cela mérite d’être discuté et la crise nous y invite : ses impacts vont être énormes et durables, et pas uniquement en termes de réduction des emplois. Le télétravail, par exemple, va profondément modifier la relation au travail. On va vers un effacement des temps professionnels, ces moments passés avec ses collègues, au profit d’une plus grande individualisation. Le mouvement associatif commence lui aussi à s’inquiéter, craignant un recul du bénévolat. Ces évolutions vont nous obliger à penser la façon d’organiser le travail et l’activité autre que le travail rémunéré.
Comment envisagez-vous, dans ce contexte, le rôle d’un syndicat ?
Laurent Berger – Une organisation syndicale doit porter des propositions, c’est de la matière grise, de la confrontation, du débat collectif. Mais la capacité à porter ces propositions dépend aussi de ses interlocuteurs. Nous sommes avec peu de répondant, tant au niveau des autres syndicats que du gouvernement. Pour avoir un réel rapport de force, la CFDT s’est alliée à d’autres partenaires autour du « pacte du pouvoir de vivre », pour lutter contre la pauvreté. Je crois en la solidarité pour faire évoluer les situations.
Avoir un enfant sur cinq en situation de pauvreté interroge le syndicaliste que je suis.
Mais n’est-ce pas apporter de l’eau au moulin de ceux qui disent que vous vous aventurez sur des sujets de société qui n’ont pas grand-chose à voir avec le monde du travail ?
Laurent Berger – Ce ne sont pas des sujets de société. Les travailleurs pauvres, ça existe et avoir un enfant sur cinq en situation de pauvreté, cela interroge le syndicaliste que je suis. Une organisation syndicale n’a pas à travailler que pour ses membres. Elle a une vision de la société, de l’intérêt général. C’est pourquoi nous avons fait cette alliance et nous allons dévoiler des propositions en septembre prochain afin de peser sur le futur. Les accélérations que nous vivons sont plus rapides qu’avant et nécessitent des choix et des compromis. Dans une société, il y a certes des intérêts contradictoires, mais se confronter permet de dégager des solutions. L’enjeu est de développer des espaces de dialogue et de permettre à chacun d’avoir prise sur ce qui le concerne. Cela est difficile à entendre dans une période où règne le : « J’existe, j’ai ma vision, c’est celle-ci qui doit s’appliquer. »
Cette stratégie est-elle la bonne face au rapport de force existant ? Que ce soit sur le refus du président d’augmenter la contribution des plus aisés pour gérer la dette post-Covid ou sur la diversion consistant à inscrire la lutte contre le changement climatique dans la Constitution, repoussant par là même la réponse aux propositions de la convention citoyenne pour le climat ?
Laurent Berger – Ceux qui disent que cette stratégie est naïve sont ceux qui considèrent qu’il faut un consensus. Moi, je crois au compromis, pas au consensus car je n’ai pas forcément le même intérêt que mes interlocuteurs.
Propos recueillis par Laurence Estival