Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
À l’heure de la transition écologique, Carton Plein a investi la filière carton. Du recyclage au réemploi, l’association propose un cadre structurant pour des personnes en grande précarité.
Le préambule de la Constitution de 1946 énonce que « chacun a le devoir de travailler et le droit d’obtenir un emploi ». Mais ce principe est bien trop souvent bafoué. De nombreuses initiatives ont vu le jour ces dernières années, dans le but de permettre aux plus fragilisés de prendre leur place dans le monde du travail en adaptant le volume horaire et les missions à leurs capacités.
C’est dans ce cadre que Carton Plein, implanté à Paris et Nanterre, propose depuis 2012 un travail adapté et rémunéré aux personnes qui vivent ou ont vécu dans la rue et qui sont privées durablement d’emploi. Sans logement, sans reconnaissance de leurs savoirs, vivant dans une grande précarité, elles ne sont souvent reconnues que sous l’angle de leurs failles, et non de leurs forces. Le dispositif « Premières heures », mis en place par la collectivité parisienne, permet aux salariés de remettre le pied à l’étrier avec des contrats au volume horaire très faible : six, neuf ou douze heures par semaine.
Le dispositif est pensé comme le moyen d’aller vers un autre emploi, mais aussi de prendre conscience de ses ressources.
En 2020, Carton Plein a accompagné soixante personnes dans ce dispositif et traité trente tonnes de cartons. Ici, pas d’entretien d’embauche. Il suffit d’avoir envie de prendre sa part à la filière de réemploi des cartons, depuis la collecte à vélo jusqu’à la valorisation et la vente pour une deuxième vie, d’être en recherche d’emploi et en situation régulière – le dispositif ne permet de recruter que des personnes ayant leurs papiers.
Financé par le département de Paris, le dispositif est pensé comme le moyen d’aller vers un autre emploi, une formation, des soins, un logement, mais aussi de créer du lien et de prendre conscience de ses ressources. À Carton Plein, les « valoristes » – c’est le métier des personnes qui travaillent au réemploi des cartons – se positionnent sur des missions en fonction de leurs appétences et de leurs capacités et ils progressent à leur rythme, grâce au travail d’orfèvre mené par les éducateurs.
Quelques principes guident l’équipe au quotidien. Le premier d’entre eux : oser partir des forces et des expériences des personnes. En étant curieux de ce qu’elles ont fait auparavant, on découvre des talents qui sont un marchepied pour raccrocher au travail et reprendre sa place. Deuxième credo : donner le pouvoir, laisser la place et lâcher prise. En partant du principe que les salariés savent faire, la posture s’inverse : ils deviennent aptes à aider l’entreprise, à répondre à un besoin. Une façon pour eux de reprendre le pouvoir.
Faire est aussi un moyen d’apprendre : toute personne qui arrive à Carton Plein doit pouvoir être utile sans se retrouver en difficulté. La finesse de l’encadrant doit souvent se nicher dans la capacité à organiser le travail, à appeler les personnes sur telle ou telle mission, à être assez habile pour susciter l’envie des plus discrets. Les personnes ne doivent plus voir le travail comme un obstacle, et, en transmettant les connaissances dans un esprit de réciprocité (ceux qui savent l’ont appris des autres), chacun peut développer son autonomie.
Le cadre de travail proposé est « classique » : un contrat, des horaires et des missions, des clients, une qualité de service, un salaire… Certes le chiffre d’affaires est marginal, mais il est essentiel dans la raison d’être du projet, positionnant les valoristes comme des salariés de droit commun, collectivement responsables de la production de l’atelier. Cette inscription au sein du système marchand, tout en garantissant un cadre sécurisé et sécurisant, chaleureux même, est fondamentale. Elle change aussi le regard des clients qui ne voient pas des « SDF » mais des travailleurs en activité.
Carton Plein se heurte néanmoins à des limites. La durée du dispositif d’accompagnement, souvent trop courte, est la première. Un an environ, c’est bien peu pour accompagner la personne afin qu’elle reprenne confiance, et avancer avec elle sur son projet. Venir à Carton Plein ne permet pas non plus de sortir de la pauvreté. Les valoristes, payés au Smic horaire, gagnent entre 200 à 400 € par mois. Comment serait-ce suffisant ? Pour autant, il s’agit d’un petit sas, où chacun peut se poser, se reposer, prendre des forces pour se remobiliser.
Carton Plein croit fort aux personnes accompagnées, à leur résilience et à leur résistance. En rappelant que ceux que l’on veut oublier, cacher et mettre de côté résistent et se battent chaque jour pour vivre, Carton Plein, parmi tout un réseau d’acteurs, reste un lieu d’accueil inconditionnel qui renverse le cadre dominant, pour laisser aux plus fragiles d’entre nous une place et un rôle dans la société.
L’année qui vient de s’écouler, aussi dure fut-elle, a, sur la question du travail, été source d’enseignements. En mars dernier, Carton Plein a dû fermer brutalement : certains des salariés ne sont pas venus pendant deux mois. Tous, sauf exception, et malgré une situation sanitaire qui n’a jamais été rassurante, ont été enthousiastes pour reprendre le travail.
Le confinement, en les privant d’activité, les avait également coupés de tout ce que le travail, quand il est bien traitant, génère de positif : un cadre, des repères, du lien. Pour plusieurs, ces deux mois ont été une longue parenthèse : sans horaire, sans coupure, sans air, sans motivation pour une alimentation ou une hygiène de vie saine. Ce constat n’a pu que nous conforter dans notre vision du travail.