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Dossier : Emploi : où est-ce qu'on va ?

« Valeur travail », le retour en grâce ?

© LewisTsePuiLung/iStock.
© LewisTsePuiLung/iStock.

Alors qu’une majorité de Français affirment que, même avec suffisamment d’argent, ils continueraient de travailler, la question du sens de la « valeur travail » se pose plus que jamais.


Troquer les mots pour les motos. Un jour, l’universitaire Matthew Crawford décide d’abandonner son poste à la tête d’un important think-tank américain. À la place, il ouvre un atelier de réparation de deux roues. Lassé de l’inconsistance des mots, il opte pour un travail taché de cambouis. De cette reconversion, il tire un essai1 sur la valeur du travail : « J’ai eu souvent la sensation que le travail manuel était plus captivant d’un point de vue intellectuel. » Plus gratifiant, aussi, par l’« exécution intégrale d’une tâche susceptible d’être anticipée intellectuellement dans son ensemble et contemplée comme un tout, une fois achevée ».

Quelques années plus tard, le socio-ethnologue David Graeber jettera, lui aussi, un pavé dans la mare en publiant un livre au titre à sensation : Bullshit Jobs (Les liens qui libèrent, 2018). On évalue mal l’ampleur (de l’ordre du tiers !) de ces « boulots à la con », emplois inutiles n’ayant d’autre raison d’être que le maintien artificiel au travail d’un grand nombre d’actifs. Mais, dénués de sens, ce type de fonctions génèrent non seulement des burn out, mais aussi des brown out (mise hors-circuit) et des bore out (pathologie de l’ennui).

Permettre de s’accomplir, tel est le « sens du travail », le sens dans et par le travail. A du sens ce qui répond aux aspirations et besoins fondamentaux de la personne humaine, habitée par un « désir d’être », selon le philosophe Jean Lacroix, plus profond que tous les désirs, et dont la satisfaction conditionne la possibilité de se réaliser. L’homme, dira Jonathan Sacks, est « un animal qui cherche du sens ». Par conséquent, a du sens l’engagement dans le travail qui prend place et cohérence dans le récit d’une vie. Mais d’où vient que cette question refasse surface, depuis une bonne dizaine d’années, après une période où l’on avait parié sur le reflux du travail et son effacement progressif2 ?

Au-delà du salaire

Une première réponse vient immédiatement à l’esprit : cette satisfaction tiendrait largement à l’emploi lui-même, en tant que garantie de sécurité et condition matérielle de la « vie bonne » au sens d’Aristote. Pertinente, cette approche demeure néanmoins trop extérieure et instrumentale, le travail valant dès lors pour autre chose que lui-même, comme ce fut longtemps le cas dans la tradition catholique du travail-discipline et participation à l’œuvre divine. Or bien des sondages démontrent que la valeur du travail vient d’ailleurs puisque, à la question posée en 2005 : « Si vous aviez suffisamment d’argent pour bien vivre, continueriez-vous à travailler ? », une majorité de 47,3 % répondait « oui », quand 14 % demeuraient hésitants. En 2017, l’enquête « Parlons travail » de la CFDT faisait apparaître que, dans l’hypothèse d’un gain au Loto, près de 40 % des interviewés faisaient la même réponse. Ce qui indique bien qu’il y a dans le travail des valeurs intrinsèques, certes en déclin, mais encore vectrices de sens.

Le travail permet d’exprimer sa singularité dans un effort de transformation du donné en construit.

Pour les découvrir, il faut se placer sur le terrain anthropologique, où le travail s’analyse comme un langage permettant à chacun d’exprimer sa singularité par déploiement de son énergie physique, intellectuelle, morale et même spirituelle, et par mobilisation de ses talents, dans un effort de transformation du donné en construit. Ce que le philosophe Emmanuel Mounier exprimera, après Hegel et Marx, de manière très lapidaire : « Tout travail travaille à faire un homme en même temps qu’une chose. » Rajoutons « ou un service ». Une vue rejointe par le pape Jean-Paul II dans l’encyclique Laborem exercens (1981) : « Par le travail, non seulement l’homme transforme la nature en l’adaptant à ses propres besoins, mais encore il se réalise lui-même comme homme et devient plus homme. »

Hors cette recherche de coïncidence entre l’auteur et son œuvre, le travail perd tout sens et devient aliénant – sinon néantisant – comme dans le cas des bullshit jobs. David Graeber relève à ce sujet que « les hommes tirent leur bonheur d’avoir prise sur le monde, de contribuer à sa bonne marche. La violence spirituelle qu’engendre l’absence de sens des bullshit jobs […] est destructrice moralement et physiquement. » Et, ajoute-t-il, « des millions de personnes souffrent aujourd’hui d’un terrible manque de sens du travail couplé à un sentiment d’inutilité sociale » (Le Monde, 12/09/2018).

Il semble donc essentiel de donner du sens au travail. Rien n’est pire que de priver de sens l’activité : « Sous un travail sans âme, écrit Camus, la vie étouffe et meurt » (L’Express, 15 mai 1955). Significativement, à la question : « Un emploi où je serais payé à ne rien faire, ce serait le rêve ? », plus de 80 % des sondés par la CFDT répondent « non ». Tout confirme que la perception du travail est en rapport direct avec la satisfaction et une gratification qui n’est pas seulement d’ordre matériel.

Faire œuvre

Le potentiel humanisant du travail varie considérablement selon la nature de la tâche, la qualification, l’initiative, la responsabilité… Ce qui explique que le processus de disqualification sociale lié au chômage commence souvent dans l’emploi lui-même. Serge Paugam l’a depuis longtemps démontré3 et Guillaume Leblanc évoque, à propos des chômeurs et de travaux sans qualité, « la vacuité d’une vie qui ne peut laisser la moindre trace, ne peut faire œuvre et ainsi contribuer à une vie de l’humanité plus grande que la sienne4». On retrouve ainsi la distinction classique (revisitée par Hannah Arendt dans Condition de l’homme moderne) entre le travail comme labeur, lié à la satisfaction des besoins biologiques, et l’œuvre, permettant au contraire d’investir une part de soi-même dans la fabrication d’objets ou la dispensation de services. Le processus de disqualification n’a donc rien de fatal. Tout dépend de la stratégie d’entreprise d’investissement du sens.

Toute tâche, si répétitive et pauvre soit-elle, peut se voir transfigurée par l’initiative inventive de qui l’assume. La sociologue Danièle Linhart en donne un exemple patent, rapporté dans Travailler sans les autres ? (Seuil, 2009). Elle rapporte que, visitant un abattoir, elle a la surprise de découvrir qu’à la boyauderie, les femmes « jetaient systématiquement à la poubelle tout le travail déjà entamé par les hommes, sous les yeux de leur agent de maîtrise médusé ». Pourquoi ? Parce qu’elles jugeaient le travail mal accompli. Un cas qui illustre parfaitement tout le non-dit, le surcroît de valeurs implicites du travail salarié, « la part de liberté […] qui permet d’établir entre [les salariés] et avec la société des relations (…) qui échappent à la seule rationalité économique et qui dessinent un espace où vient se déployer le désir de participer à quelque chose de plus grand et de plus généreux que le seul objectif de conformité aux prescriptions de rentabilité5 ». La part centrale de cette dimension esthétique explique l’insatisfaction d’une majorité de salariés souffrant de ce que leur travail n’est pas « bien fait ». De fait, 60 % des salariés éprouvent un sentiment « d’activité empêchée ».

Un travail investi de sens donne coloration à l’existence tout entière.

L’intellectualisation croissante des tâches serait plutôt propice à l’extension de la logique d’œuvre, du fait de la plus grande implication dans l’activité. D’où l’importance essentielle d’une politique active du travail dans l’entreprise et les administrations. Laurent Berger a raison : « Durant ces vingt dernières années, le syndicalisme a trop souvent abandonné la notion de travail. Pour moi, c’est la question essentielle qui se posera demain. La façon dont chaque travailleur, individuellement et collectivement, vit son travail, c’est le matériau essentiel de l’action syndicale6. » Une politique qui doit aussi intégrer la dimension socialisatrice du travail, encore aujourd’hui le « grand intégrateur » dont on n’a pas encore trouvé l’équivalent pour faire société.

C’est évidemment dans l’entreprise que la socialisation trouve son site naturel, à la fois par les relations de travail coopératives (dont le télétravail révèle, en creux, la richesse) et par la lisibilité pour chacun de son exacte place dans l’entreprise. Cette socialisation fonde le sentiment d’appartenance à une entité qui elle-même fait sens, à travers une histoire et un rérécit fondateur de « l’identité narrative », chère à Paul Ricoeur. D’où l’importance que chaque collaborateur ait une vue précise de son rôle et de sa contribution à l’ensemble. Un certain nombre d’entreprises l’ont bien compris et développent un management participatif en vue de l’engagement dans un travail, qui dès lors peut prendre sens.

La citoyenneté effective est à ce prix, ainsi que le répètent les défenseurs des Territoires zéro chômeur de longue durée, les promoteurs comme le pape François du revenu universel de citoyenneté et les tenants d’une nécessaire réduction de la durée du travail en vue de sa meilleure distribution. Parce qu’un travail investi de sens donne coloration à l’existence tout entière, il demeure juste que tout citoyen puisse y accéder. 

 

POUR ALLER + LOIN

Jacques Le Goff, Du silence à la parole. Une histoire du droit du travail des années 1830 à nos jours, Presses universitaires de Rennes, 2019.

Jacques Le Goff, Le retour en grâce du travail. Du déni à la redécouverte d’une valeur, Lessius, 2015.

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1 Matthew Crawford, Éloge du carburateur. Essai sur le sens et la valeur du travail, La Découverte, 2015.

2 Prophétisé, entre autres, par Jeremy Rifkin dans La fin du travail, La Découverte, 1996.

3 Le salarié de la précarité, PUF, 2007

4 L’invisibilité sociale, PUF, 2009.

5 Ibid.

6 Laurent Berger, Sortir de la crise, Calmann-Lévy, 2020


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