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L’entreprise fait-elle la loi ? Quand les normes s’inversent

Ministère du Travail  (CC BY-ND 2.0)
Ministère du Travail (CC BY-ND 2.0)

« Il n’y a pas d’inversion de la hiérarchie des normes », assurait la ministre du Travail, en 2015, lors des débats autour de la loi du même nom. Pourtant, l’idéal jacobin d’une primauté absolue de la loi s’efface peu à peu au profit d’une négociation au plus proche du terrain. Histoire du cheminement d’un imaginaire.


Pouvez-vous rappeler ce qui est en cause ?

Le droit du travail a été longtemps façonné par l’idée d’une absolue primauté de la loi, à l’image du modèle jacobin. Cette hiérarchisation visait à garantir l’égalité effective entre les citoyens et une protection sociale préservée des rapports de force. Les normes conventionnelles des entreprises, par nature inférieures, ne pouvaient qu’améliorer le statut légal du salarié. Pas question d’y déroger autrement qu’en bien pour les travailleurs, que ce soit en matière de salaire ou d’indemnité de licenciement. Du haut en bas, du centre à la périphérie, le principe dit « de faveur » prévalait, dans un « méliorisme » du « toujours mieux ».

Une commune conviction les porte : l’urgence d’inverser la pyramide normative en faisant de l’accord d’entreprise la norme de droit commun.

Ce dispositif était bien sûr très protecteur pour les salariés. Il a pourtant fini par se trouver discuté au nom d’une forme de « girondinisme social » (comprendre une organisation plus fédérale) défendant les droits du monde socio-économique à s’autoorganiser au plus près de la réalité des entreprises et des secteurs d’activité. Ce qui implique de reconnaître à l’entreprise une marge d’autonomie créatrice. Au nom de l’emploi, des gens aussi divers que Robert Badinter et Antoine Lyon-Caen1, Jean-Denis Combrexelle2 ou encore Barthélémy et Cette3 avanceront des propositions décoiffantes. Une commune conviction les porte : l’urgence d’inverser la pyramide normative en faisant de l’accord d’entreprise la norme de droit commun. En clair, la loi doit devenir l’exception chargée de parer aux défaillances conventionnelles comme un filet de sécurité, tout cela devant être entouré de beaucoup de garanties.

Que recouvre cette aspiration à une plus grande liberté normative ? De quand date-t-elle ?

Cette liberté normative est déjà en débat à la fin du XIXe siècle. Et les catholiques sociaux ne sont pas les derniers à la revendiquer ! En 1911, lors de la session annuelle des Semaines sociales, Jean Zamanski, militant patronal catholique, s’excuse de débuter son cours par l’organisation de la société, par l’État. L’ordre à privilégier, « plus naturel, plus logique » : « L’individu, les groupes assurant au plus près le respect des droits, la profession tout entière, puis l’État. » Mais, déplore-t-il, « l’état d’anarchie » de la société française ne le permet pas. Selon lui, l’État, n’ayant qu’un « rôle supplétif », ne devrait intervenir qu’en deuxième ligne, en cas de carence. Et cela est particulièrement vrai, selon lui, dans le monde du travail, où le droit social émané de la société elle-même est appelé à monter en puissance. Au prêt-à-porter légal est donc préféré le sur-mesure conventionnel par négociation collective au plus près du terrain. L’État « passe la main pour ces applications et adaptations » aux « sociétés de niveau inférieur » avec la question de leur marge de manœuvre. Le débat est lancé.

À partir de quand la primauté de la loi et la centralisation sont-elles effectivement remises en question ?

Dans les années 1950 émerge une dynamique de décentrage de la négociation vers le local : la grande loi du 11 février 1950 ouvre la possibilité de conclure des « conventions collectives régionales et locales » pour « adaptation » des conventions nationales. La loi Delors du 13 juillet 1971 instituera l’entreprise en niveau de négociation à part entière. En l’absence de convention nationale, « les conventions d’entreprise ou d’établissement peuvent déterminer les diverses conditions de travail, les garanties sociales [...] et fixer le taux des salaires effectifs ». De ce texte date le début d’une décentralisation qui va connaître en 1982 un nouvel essor.

L’impact le plus significatif de ces accords dérogatoires est bien le changement rapide d’imaginaire qui accompagne la diffusion de la flexibilité.

L’impact sur la hiérarchie des normes (voir encadré ci-dessous) reste modeste, mais ce texte influe sur l’imaginaire fondateur. On croit de plus en plus à la mise en effervescence du social par le moyen, en particulier, de la négociation d’entreprise rendue annuellement obligatoire, sur les salaires, le temps de travail et les conditions de travail, dans les entreprises dotées de délégués syndicaux. C’est, ne l’oublions pas, l’objectif poursuivi par la loi Auroux du 13 novembre 1982, qui fait de la négociation « l’un des fondements de la politique sociale ». On assiste à un rééquilibrage entre centre et périphérie mais aussi à l’amorce d’un basculement du système vers la périphérie. Ce basculement est d’une telle ampleur que la question de la marge de liberté à la base ne peut plus être évitée.

Jean Auroux, Martine Aubry et leurs conseillers proches de la CFDT le savent bien et vont finir par déroger, pour la première fois en négatif, à la loi en matière de temps de travail, acceptant que la durée du travail ne puisse demeurer parfaitement stable dans des activités économiques de plus en plus fluctuantes. L’impact le plus significatif de ces accords dérogatoires est bien le changement rapide d’imaginaire qui accompagne la diffusion de la flexibilité. On entre dans l’univers des « montres molles » de Dali avec une représentation nouvelle de la réalité, qui va gagner même les plus réfractaires.

En savoir +

Hiérarchie des normes, de quoi parle-t-on ?
On appelle hiérarchie des normes le classement de l’ensemble des normes qui composent le système juridique d’un État de droit. Fondée sur le principe qu’une norme doit respecter celle du niveau supérieur, elle garantit la cohérence d’un système et évite les conflits de normes. En France, la Constitution est considérée comme la norme la plus élevée.
Ainsi, une loi doit être conforme à la Constitution ; un accord entre deux parties (un contrat de travail, par exemple) doit être conforme à la loi.
En 2016, la réforme du travail prévue par la loi El Khomri prévoyait d’accorder la primauté aux accords d’entreprise sur le Code du travail (voir schéma ci-dessous), d’où un houleux débat sur une inversion de la hiérarchie des normes.

L’inversion de la hiérarchie des normes ne semble donc plus sacrilège ?

L’idée fait son chemin et s’amplifie au fil du temps, avec notamment les lois Aubry I et II sur les 35 heures (en 1998 et 2000), qui auront un effet considérable d’acclimatation de la perspective du moins-disant au niveau local. Les cadres traditionnels de décompte s’estompent au profit d’une globalisation horaire par annualisation, censée mieux servir la productivité et l’emploi.

Ce qui confère une nouvelle actualité aux propositions d’un « contrat collectif d’entreprise » formulées en 1985 par le think-tank Entreprise et progrès, proche du patronat : « La dérogation deviendrait une règle de portée générale […], la loi et la réglementation devenant une solution supplétive. » C’est l’époque où Pierre Guillen, de la commission sociale du Conseil national du patronat français, estime qu’« en dehors des problèmes relatifs à la prévoyance sociale, il importe de renvoyer au plan des entreprises le maximum de questions afin qu’elles soient traitées au plus près des réalités ».
Se discernent clairement ici les différences de logique de décentrage : tantôt dans un but d’émancipation de la tutelle étatique – avec l’indexation de l’ensemble du fonctionnement de l’entreprise sur les contraintes du marché –, tantôt dans un souci de rééquilibrage sans perte de cohérence dans l’espace de création normative. Deux philosophies à l’œuvre, faussement jumelles, qui, chacune, supposent de reconnaître à l’entreprise les moyens de son ambition.

Tout, ou presque, deviendrait négociable au niveau de l’entreprise. Seul butoir : un ordre public réduit à son minimum.

Ces moyens leur seront-ils finalement reconnus ?

Oui. La loi Fillon, du 4 mai 2004, permet aux branches d’activité d’autoriser l’inversion de la hiérarchie des normes entre elles-mêmes et les entreprises, en faveur de ces dernières : il devient possible par exemple de décider de ne majorer les heures supplémentaires que de 10 % au lieu des 25 % légaux. Ce n’est qu’un ballon d’essai. Mais l’idée est plus que jamais dans l’air, y compris à gauche. On va la retrouver dans la loi El Khomri du 8 août 2016 qui donne priorité à l’accord d’entreprise sur l’accord de branche en matière de temps de travail et de congés, puis dans le projet d’ordonnances de 2017 relatif à la négociation collective selon la ligne d’Emmanuel Macron. On n’est pas loin des propositions d’Entreprise et progrès, trente ans plus tôt. Tout, ou presque, deviendrait négociable au niveau de l’entreprise. Seul butoir : un ordre public réduit à son minimum. Le tollé sera tel que le pouvoir modifiera le tir par introduction d’un certain nombre de garanties dans l’ordonnance du 22 septembre 2017, complétée par celle du 20 décembre 2017. Si le principe de primauté de l’accord d’entreprise est fermement maintenu, il est assorti, sous la pression syndicale mais aussi d’une partie du patronat, de garde-fous de nature à préserver la cohérence professionnelle assurée par les accords de branche.

Ce projet d’inversion normative se heurte à de sérieuses résistances…

Les partisans de la formule font évidemment valoir les avantages qu’il y a à négocier au plus près du terrain dans un ajustement optimal des règles de fonctionnement aux spécificités locales. Ils font aussi valoir que cette évolution est accordée à l’esprit du droit du travail depuis les lois Auroux qui ont donné consistance à la démocratie sociale dans l’entreprise.

Un tel choix comporte un triple pari. Pari, d’abord, sur la qualité de protection de ces accords dans un contexte d’entreprise où le taux de participation aux élections n’est pas nécessairement révélateur de l’engagement syndical. Mais, a contrario, on peut aussi estimer que, dans une situation où le rapport des forces redevient indispensable, les salariés seraient du même coup incités à l’adhésion syndicale. Pari, ensuite, sur la capacité à entrer dans une vraie culture de la négociation impliquant des échanges de concessions, sans dissocier le social de protection de l’économique de production. Si notre pratique de négociation est en France très active, elle demeure marquée d’un imaginaire polémique, qui alimente une défiance systématique. Pari, enfin, d’un jeu de bascule harmonieux entre le droit conventionnel appelé à étendre son champ et la normativité d’État vouée à refluer. Or, rien n’est moins sûr. D’autant moins que continue de prévaloir dans le système de relations sociales ce que Philippe Schmitter a qualifié de « néocorporatisme à la française », consistant dans une forte imbrication entre État et partenaires sociaux sur le mode d’associés rivaux. On vient d’en avoir une illustration avec le dossier des retraites et celui de l’assurance-chômage.

Et puis, dans un contexte de droits totalement éclaté, atomisé presque à l’infini, comment s’opérerait la garantie de contrôle par l’inspection du travail de l’application du droit sans laquelle les protections risquent de demeurer théoriques ?

Alors, inversion ou non ?

Si l’inversion est une tentation forte, elle n’est pas encore inscrite dans les faits. Car, pour qu’il y ait réelle « inversion », il faut que la norme décentralisée devienne la référence, tout le reste du dispositif se trouvant cantonné dans un rôle supplétif minimal. Dans ce cas, l’essentiel se joue au niveau de l’entreprise, sauf cadrages d’appoint aux niveaux précédemment supérieurs et devenus d’accompagnement. Une entreprise pourrait ainsi décider de choisir un minimum de salaire inférieur au Smic ou une durée du travail déterminée selon ses seuls besoins… Et ainsi de suite.

C’est la loi qui a accordé au local des marges d’autonomie dans des limites très précises et toujours sous contrôle des niveaux supérieurs.

Nous en sommes loin. Car, en réalité, c’est la loi qui a accordé au local des marges d’autonomie dans des limites très précises et toujours sous contrôle des niveaux supérieurs. Ainsi le contrat de travail doit-il se conformer aux normes légales et conventionnelles supérieures et l’accord d’entreprise aux accords de branche, à de rares exceptions près. En sorte que la cohérence de l’ensemble se trouve préservée sous un horizon somme toute encore très jacobin.

La grande nouveauté tient plutôt à la globalisation de la négociation qui ne va plus, désormais, sans des concessions mutuelles selon un jeu à somme ou bien nulle, ou bien positive. C’est ce qu’autorisent mieux que par le passé les possibilités de déroger in pejus (pour le moindre) et donc de perdre un peu ici pour mieux gagner ailleurs. Un exercice évidemment à risque !

Dates-clés

1919-1936 – Privilège reconnu aux conventions nationales de branche.
1950 – Introduction des conventions régionales et locales.
1968 – Institution des délégués syndicaux, ouvrant la voie à la possibilité d’une négociation d’entreprise.
1982 – La négociation est rendue obligatoire dans les entreprises sur les salaires, la durée et l’organisation du travail. Préludes d’accommodements avec la loi.
1998-2000 – Lois Aubry avec dérogations au principe de faveur.
2016-2017 – Lois El Khomri et ordonnances Macron. L’entreprise devient le niveau référentiel de création, avec un strict encadrement.

Pour aller + loin

Jacques Le Goff, Du silence à la parole. Une histoire du droit du travail de 1830 à nos jours, PUR, 2019.

Propos recueillis par Louise Roblin

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1 Antoine Lyon-Caen et Robert Badinter, Le travail et la loi, Fayard, 2015.

2 Jean-Denis Combrexelle, « La négociation collective, le travail et l’emploi », rapport au Premier ministre, La Documentation française, 2015.

3 Jacques Barthélémy et Gilbert Cette, Réformer le droit du travail, Odile Jacob, 2015


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