Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
De plus en plus de grandes entreprises cherchent un modèle de développement plus durable et inclusif. Or le chemin reste semé d’embûches pour des acteurs en quête de boussoles.
Stupeur dans le landerneau économique : le 23 novembre 2020, Danone annonce un plan de suppression de 2 000 emplois dans le monde, dont 400 à 500 en France. « C’est la survie de l’entreprise qui est en cause », justifie Emmanuel Faber, son président-directeur général (PDG) tout juste démissionné. Il s’agit de réaliser une économie d’un milliard d’euros d’ici à 2023 avec, en ligne de mire, le retour d’une marge opérationnelle de 15 % dès 2022. Si les salariés veulent bien entendre l’impact de la crise sur le chiffre d’affaires de la multinationale, ils ont en revanche beaucoup plus de mal à admettre que, sept mois plus tôt, 1,5 milliard d’euros de dividendes ont été versés aux actionnaires. De quoi écorner l’image sociale d’un patron considéré comme l’un des plus vertueux du CAC 40…
Cette séquence en dit long sur le chemin pavé d’embûches que se disent prêtes à emprunter un nombre croissant de grandes entreprises pour tourner la page d’un modèle de développement à bout de souffle. Nestlé soutient l’agriculture génératrice pour protéger les sols et les ressources, L’Oréal s’engouffre dans le recyclage à l’infini de l’eau utilisée dans ses usines, La Poste électrifie ses véhicules à tour de bras, quand même Total fait un pas vers les énergies renouvelables. Et si chacun abat ses cartes pour prendre résolument le tournant écologique, les initiatives visant à combattre les inégalités ont, elles aussi, le vent en poupe.
En décembre 2018, treize entreprises pionnières, parmi lesquelles BNP Paribas, Carrefour, Renault ou encore Adecco, créaient le « collectif des entreprises pour une économie plus inclusive ». Celui-ci fédère aujourd’hui 35 membres avec 1,5 million de salariés en France, répartis sur 60 000 sites dans l’ensemble du territoire. Au programme : développement de l’apprentissage pour accueillir prioritairement les jeunes les plus défavorisés, et développement des joint-ventures sociales (JVS), ces alliances entre une entreprise classique et une entreprise de l’économie sociale et solidaire.
Portés par la loi Pacte (le plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises), les grands groupes se bousculent aussi au portillon pour se doter d’une « raison d’être », à l’image d’Orange ou de Véolia. D’autres vont un cran plus loin en devenant « société à mission ». La mesure emblématique de la loi promulguée en 2019 fait suite aux propositions de Nicole Notat, ancienne secrétaire générale de la CFDT, et de Jean-Dominique Senard, ancien PDG de Michelin et aujourd’hui président de Renault. Au centre de ce mouvement multiforme, l’envie d’inscrire un nouveau chapitre dans l’histoire du capitalisme, sans tourner le dos au profit. Les « raisons d’être » des entreprises soulignent que celui-ci n’est qu’un outil pour promouvoir l’accès de tous à une alimentation saine, à l’eau, aux réseaux, à la mobilité durable…
Il n’y a pas de modèle de transition qui pourrait être décuplé de manière uniforme.
Si le risque de greenwashing n’est pas exclu, ces engagements ne se résument pas à des slogans totalement creux. Car les grandes entreprises sentent bien le vent du boulet siffler à leurs oreilles : le changement climatique menace leur existence, les inégalités siphonnent les réserves de consommateurs et ternissent leur réputation. Il est impératif d’agir pour éviter de perdre à la fois son âme et ses bénéfices, mais les multinationales n’ont ni certitudes ni boussole. Car le propre de ces transitions, c’est qu’il n’y a pas de modèle qui pourrait être décuplé de manière uniforme. Chaque entreprise a ses spécificités et ses contraintes. Alors, tous ceux qui partent en éclaireur avancent à tâtons. Chez Air Liquide, l’expérimentation est revendiquée. Tout comme chez Adecco ou Sodexo. En espérant trouver la lumière au bout du chemin…
Bien sûr, quelques grandes entreprises préfèrent exploiter le modèle d’un capitalisme dérégulé jusqu’à son épuisement total. À l’image d’Amazon, chez qui la précarisation des salariés est la règle. Mais les Uber et autres Deliveroo commencent à perdre la partie avec la multiplication de procès exigeant de reconnaître le statut de salariés – et les droits qui vont avec – aux livreurs à vélo et chauffeurs de taxi, obligeant les États à mettre en place des garde-fous. Bien sûr, il y a aussi, comme Danone, les entreprises qui replongent dans les travers passés. Par cynisme, diront sans doute certains. À moins que ce soit, comme chez les alcooliques, la difficulté de tourner définitivement le dos à une addiction qui risque pourtant de ne les mener nulle part…