Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
Sur les voies de l’emploi, on découvre des failles, des impasses, des sommets à franchir et quelques raccourcis inattendus. Quatre points clés pour tracer de nouveaux horizons.
À en croire nombre de commentateurs, la crise sanitaire serait venue percuter de plein fouet les bonnes nouvelles qui se succédaient fin 2019 : 210 000 emplois créés cette année-là dans le secteur privé selon l’Insee, une réforme de l’apprentissage en passe de faire décoller ce mode de formation et un taux de chômage à son plus bas niveau – à 8,1 % toutefois – depuis la crise financière de 2008. Le gouvernement tablait même à l’époque sur un objectif de 7 % à la fin du quinquennat.
Un an plus tard, alors que les plans de licenciement – encore contenus par le « quoi qu’il en coûte » – sont repartis à la hausse et que la pauvreté explose, ce n’est pas seulement la perspective d’un avenir radieux qui est remise en cause. On redécouvre aussi interrogations et problèmes mis sous le tapis : derrière les lendemains chantants se cachaient les failles d’un système en quête de boussoles.
En témoigne la trajectoire de grandes entreprises, qui, bien que conscientes des changements à opérer pour répondre à la fois à l’urgence environnementale et sociale, retombent, au moindre coup de vent, dans leurs pires travers, privilégiant les actionnaires au détriment des salariés. Ou la mise en lumière des faillites d’un modèle de management plus collaboratif, qui, mal construit, s’inscrit dans le sillage du taylorisme et de la compétition de chacun contre tous, comme le montre Danièle Linhart.
Il ne s’agit pas seulement de préparer la reprise, mais de redéfinir ce qui pourrait être un « autre pacte social ».
Sans parler de la manière dont le confinement a fait éclore la question de plus en plus lancinante du sens à trouver dans son activité professionnelle, notamment chez les cadres. C’est depuis chez eux, en télétravail, qu’ils ont assisté à leur impuissance alors que des armées de « sans grade » et le personnel de santé se battaient contre le virus (Élodie Chevallier). Dans ce champ de ruines et de non-dits, la tâche est immense : il ne s’agit pas seulement de préparer la reprise, mais de redéfinir ce qui pourrait être un « autre pacte social » plus respectueux des femmes et des hommes.
Face à cette situation, les expérimentations sociales menées auprès des plus fragiles et éloignés de l’emploi sont de véritables signes d’espoir. D’abord, elles montrent qu’il n’y a pas de fatalité à être au chômage. À certaines conditions, bien entendu…
Première d’entre elles : acquérir les codes nécessaires. Ce à quoi pourvoient les parrains et marraines du réseau « Nos quartiers ont des talents » auprès de jeunes diplômés de quartiers prioritaires ou de zones rurales reculées (Sam Bakaj).
Deuxième condition : (re) bâtir la confiance en soi. Dans l’expérimentation de « Travailler et apprendre ensemble », entreprise créée par ATD Quart-Monde, on réinvente le management. Les salariés, associés à la définition des objectifs et acceptés pour ce qu’ils sont, reprennent pied avec et par les autres (Laurent Godin). Troisième point important : ne pas avoir peur de se tromper. Le pari de Cités Coop (un accompagnement renforcé avec des filets de sécurité pour tester le projet d’entrepreneurs en précarité) a déjà quelques succès à son actif (Davina Hudert).
La quatrième règle – et sans doute la plus importante – est de prendre le problème de l’inclusion le plus en amont possible, en adoptant une démarche évolutive. C’est ce que fait Carton Plein : les contrats de quelques heures autour de la collecte et du recyclage de cartons sont la première marche vers un emploi pérenne (Odile Rosset et Laura Turchet). Mais ce kaléidoscope d’initiatives montre aussi ses limites : partout les associations déplorent un manque de moyens, voire parfois de soutien.
Reste que ces expérimentations soulignent, comme le pointe Laurent Godin (p. 38), que tout le monde est employable. Jacques Le Goff rappelle à quel point le travail peut être un élément structurant. Il permet la survie des individus, mais, plus encore, il participe de leur socialisation. Le Goff prône « une politique active du travail dans l’entreprise et les administrations » et souligne à quel point la question de la qualité du travail est primordiale pour que la transformation s’opère. « Parce qu’un travail investi de sens donne coloration à l’existence tout entière. »
La qualité du travail appelle un meilleur équilibre du rapport de force entre employeurs et salariés.
Cette transformation ne se fera pas d’un coup de baguette magique : aux côtés des expérimentateurs, les entreprises ont, elles aussi, un rôle à jouer pour faire évoluer le modèle de gestion de leurs salariés. La rationalité économique ne doit plus être leur seule boussole. Bien au contraire : des études montrent que des salariés motivés sont plus productifs que les autres. L’avènement d’un modèle centré sur la qualité du travail passe aussi par un meilleur équilibre du rapport de force entre employeurs et salariés (Jean-Dominique Simonpoli).
Sur ce terrain, l’ancien syndicaliste rappelle qu’il y a encore du pain sur la planche. Car si, à l’occasion de la crise, les accords d’entreprises se sont multipliés, le dialogue reste encore fragile et la volonté d’avancer n’est pas toujours partagée, notamment dans les TPE et PME (des acteurs pourtant majoritaires dans le tissu économique français). À cette évolution du pacte social, Guillaume Allègre en oppose une plus radicale : l’introduction d’un revenu universel, d’un même montant pour tous, quelle que soit sa situation. Une option qu’il dissèque sous toutes ses coutures en montrant ses forces et ses faiblesses.
L’article de Guillaume Allègre nous montre aussi que les réflexions sur un pacte social qui pourrait se substituer au modèle actuel ne concernent pas que le monde du travail, mais la société dans son ensemble. Comme le mentionne aussi Laurent Berger dans l’interview qui clôture le dossier, les débats sur les orientations économiques et les chantiers prioritaires autour de la lutte contre les inégalités et de la transition écologique introduisent des questions nouvelles.
Derrière les emplois et les compétences, il y a aussi des comportements à changer. Définir le monde du travail et de l’emploi de demain, c’est répondre à ce que doit être, plus globalement, « le monde d’après ». C’est pourquoi le leader de la CFDT souligne la nécessité de « développer des espaces de dialogue et permettre à chacun d’avoir prise sur ce qui le concerne », via l’écoute et la recherche de compromis.
Une façon finalement de prendre au mot les politiques, les grands patrons et responsables d’organisations internationales, plus connus pour leurs orientations libérales que pour l’écoute de la société, mais qui, depuis le mois de mars dernier ont rivalisé de propos critiques sur le « monde d’avant » à réformer…