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Dossier : Emploi : où est-ce qu'on va ?

Revenu universel : une révolution du travail ?

Crédits : CalypsoArt / iStock
Crédits : CalypsoArt / iStock

L’hypothèse d’un revenu universel est débattue depuis plusieurs années déjà. Comment le justifier, comment le financer ? Sa mise en œuvre bouleverserait le pacte social lié à l’emploi.


Référendum suisse en 2016, candidature de Benoît Hamon à la présidentielle française, expérimentation finlandaise en 2018… Sans attendre la crise économique, le revenu universel est revenu dans le débat public en France et en Europe depuis quelques années. S’il y a plusieurs propositions, toutes partagent au moins trois caractéristiques, qui le distinguent des minima sociaux actuels – en France, le revenu de solidarité active (RSA). Le revenu universel est d’un même montant et versé à tous, il est individuel (et non versé à un ménage) et il est inconditionnel, c’est-à-dire sans obligation en termes d’insertion sociale et professionnelle.

C’est cette troisième caractéristique qui nous intéresse ici. Le revenu se distingue ainsi du RSA, dont la loi prévoit les « droits et devoirs du bénéficiaire » : il a droit « à un accompagnement social et professionnel adapté » et est tenu, lorsque les ressources du foyer sont inférieures à un certain montant, de « rechercher un emploi, d’entreprendre les démarches nécessaires à la création de sa propre activité ou d’entreprendre les actions nécessaires à une meilleure insertion sociale ou professionnelle ». Il n’y a pas de suivi statistique public des obligations imposées aux bénéficiaires (par exemple en matière d’inscription à Pôle emploi), ni de sanctions. Il est donc difficile de juger du niveau de la conditionnalité, qui doit varier selon la couleur politique du département duquel dépend la prestation, et selon le référent.

Si le degré de conditionnalité du RSA en matière d’emploi est flou, les principales controverses autour du revenu universel tournent autour du travail (plus que de l’aspect individuel de la prestation). Ses défenseurs comme ses critiques entendent redéfinir la « valeur travail ». Une controverse entre les philosophes John Rawls et Philippe Van Parijs rend célèbre, en 1987, le cas du « surfeur de Malibu » : la société doit-elle nourrir des personnes qui n’entendent contribuer à celle-ci que par leur sympathie et leur bonne humeur ? D’autres questions se posent. Le revenu universel peut-il accompagner la fin du travail ? Quel impact de la mise en place d’un revenu universel sur le temps de travail et l’emploi ? Un revenu universel favorisera-t-il l’« ubérisation » de l’économie ?

Quels financements ?

Le revenu universel représente donc une révolution par rapport au pacte social existant dans nombre de pays, dont la France. Notre système de protection sociale s’est en effet développé dans une logique bismarckienne et un lien fort au travail. À sa création en 1945, la Sécurité sociale est assise sur les cotisations sociales prélevées sur les salaires, et non sur l’impôt. Elle délivre des prestations contributives (chômage, retraites), c’est-à-dire dont le montant dépend des cotisations, dans une logique assurantielle. Les revenus d’assistance (RSA, minimum vieillesse, allocation aux adultes handicapés) ne sont pas contributifs, mais sont fondés sur la privation d’emploi. Le préambule de la Constitution affirme, depuis 1946, que « tout être humain qui, en raison de son âge, de son état physique ou mental, de la situation économique, se trouve dans l’incapacité de travailler a le droit d’obtenir de la collectivité des moyens convenables d’existence ». C’est bien l’incapacité de travailler qui fonde aujourd’hui le droit à l’assistance sociale.

Le revenu universel s’écarte de ce modèle. Comment alors le justifier ? Pour nombre de ses défenseurs, il constituerait un droit. Cette idée n’est pas nouvelle. On trouve en effet une proposition proche du revenu universel dans la Justice agraire (1795) de Thomas Paine, pour qui la terre est, dans son état naturel, « la propriété commune du genre humain ». La propriété individuelle ne concerne que la valeur de l’amélioration de la terre et pas la terre elle-même. Chaque propriétaire doit alors une redevance foncière à la communauté afin d’indemniser ceux qui ont été dépossédés de leur héritage naturel. Il ajoute : « Ce n’est pas une œuvre de charité, mais un droit, pas de la générosité, mais de la justice, pour quoi je plaide. » Dans Le droit des nouveau-nés (1796), Thomas Spence formule ce qui est probablement la première proposition de revenu universel. Il le justifie aussi au nom du patrimoine commun naturel dont les non-propriétaires sont privés.

Les rendements fonciers risquent aujourd’hui de ne pas être assez élevés pour justifier et financer un revenu universel suffisant.

L’argument est convaincant, mais les rendements fonciers risquent aujourd’hui de ne pas être assez élevés pour justifier et financer un revenu universel suffisant. À 500 euros mensuels, le coût brut du revenu universel serait d’environ 300 milliards d’euros. Si l’on tient compte de tous les loyers (même ceux que les propriétaires occupants se versent fictivement), et que l’on déduit les investissements et réparations, le total ne représente même pas la moitié du coût brut d’un revenu universel1.

Certains auteurs, comme l’économiste James Boyce, évoquent un revenu universel financé par des redevances sur la pollution émise, notamment le CO2. C’est également un argument convaincant, mais qui plaide plutôt, puisque l’atmosphère est partagée, pour un revenu universel global, d’un même montant pour tous les habitants de la planète. De plus, si les pays veulent respecter l’accord de Paris, il faudra qu’ils divisent drastiquement leurs émissions. Dans ce cas, la base fiscale va fondre ! On retrouve l’argument de partage égalitaire des revenus d’une ressource commune pour justifier le seul dispositif de revenu universel actuellement mis en œuvre, le Alaska Permanent Fund Dividend. Ce fonds a été créé en 1976 à la suite de la découverte de réserves pétrolières. Depuis 1982, le fonds distribue une partie des revenus du pétrole de l’État sous forme d’un dividende universel, qui fluctue entre 1000 et 2 000 euros annuels. Ces revenus sont toutefois variables et insuffisants pour vivre décemment.

Ainsi, s’il existe des justifications pour verser un revenu inconditionnel, notamment la propriété commune de ressources, celles-ci obligent à penser des financements fondés sur cette propriété. Compte tenu de leur caractère insuffisant et fluctuant (en dehors des pays où le pétrole est encore abondant), la plupart des propositions s’appuient en fait sur un financement par une imposition du revenu. Mais le revenu n’est pas une ressource exogène : la création de richesse nécessite du travail. Or, s’il est généralement considéré juste qu’une ressource exogène soit partagée de manière égale2 et que des soins de santé soient donnés selon le besoin, la contribution ou le mérite justifient souvent la distribution des fruits d’un travail. Ceci implique a minima que la redistribution des revenus du travail se fasse selon une logique de réciprocité, ce qui justifierait la conditionnalité en termes d’insertion sociale et professionnelle.

Acceptabilité politique

Au-delà de sa justification philosophique et politique, quel serait l’impact du revenu universel sur le marché du travail ? La réponse dépend en fait du niveau auquel il serait introduit. Serait-il introduit à un niveau comparable au RSA actuel, comme proposé par Philippe Van Parijs ou Benoît Hamon en 2017 ? Ou doit-il atteindre le niveau du seuil de pauvreté (environ 1 000 euros en France) comme le proposent certains écologistes dans une logique de fin du travail ? Personne n’a vraiment démontré la soutenabilité de cette deuxième logique : un revenu universel de ce niveau représente environ 30 % du PIB. Mais, si des gens décident de s’arrêter de travailler, les recettes fiscales vont baisser. De même, si on augmente les taux marginaux d’imposition de 30 points ou plus, la base fiscale risque de fuir, ce qui nécessitera d’augmenter les taux d’imposition non seulement pour financer le evenu universel mais pour continuer à financer les assurances et services publics actuels…

Si l’on retient l’hypothèse d’un montant de cinq cents euros, les études sur le RSA montrent qu’un tel revenu est peu désincitatif : puisque insuffisant pour s’arrêter de travailler, il ne décourage pas l’emploi. Certains féministes dénoncent néanmoins le fait que des mères en couple avec enfants en bas âge pourraient s’arrêter de travailler, à la faveur d’un revenu qui s’apparenterait à un « salaire maternel ». Si certaines études ont montré que l’on pouvait renvoyer les femmes à la maison en subventionnant leur arrêt de travail pour garde d’enfant, notons qu’ici les gains financiers à travailler seraient peu modifiés, puisque le revenu universel est perçu même si la personne continue à travailler. Du fait notamment de la prime d’activité et des différents éléments du système socio-fiscal français, les incitations financières ne seraient pas fondamentalement changées par l’introduction d’un revenu universel : les gains financiers à l’emploi existent déjà.

Le revenu universel ne garantit pas l’utilité sociale des activités.

Il n’est toutefois pas impossible que l’introduction d’un revenu universel change les perceptions, même si les incitations sont peu modifiées : le revenu universel serait un droit versé automatiquement, alors que le RSA est un revenu d’assistance que beaucoup préfèrent ne pas demander. Dans le contexte actuel, il y a un risque de personnes passant d’un CDI à temps plein à un revenu universel complété par des heures d’auto-entreprenariat, ce qu’ils feraient moins avec un revenu d’assistance. Ces personnes échapperaient à la subordination salariale, mais aussi à la protection sociale qui y est attachée. Les effets sur la croissance, le bien-être et l’efficacité économique sont difficiles à prédire : la prise de risque pourrait être encouragée, de même que les activités à vocation mais mal rémunérées. Les défenseurs du revenu universel y voient un moyen de lutter contre les « bullshit jobs ». Mais on peut aussi imaginer un professeur du secondaire démissionner pour cumuler un revenu universel avec l’enseignement du yoga : le revenu universel ne garantit pas l’utilité sociale des activités.

En fait, si l’État et le marché ne rémunèrent pas les activités selon leur productivité sociale (en revalorisant les métiers de soin et de l’enseignement, en régulant les marchés pour que le trading soit moins rémunérateur), le revenu universel n’est pas la bonne réponse pour une meilleure allocation de la force du travail. Il faut plutôt revoir les salaires dans la fonction publique et réguler les marchés pour aligner revenus et production de valeur sociale. Reste que, si ses défenseurs insistent sur la liberté accrue que le revenu universel apporterait aux individus, qui pourraient, ou non, l’utiliser pour un travail ayant une plus grande valeur sociale, cette liberté de s’arrêter de travailler serait toutefois financée par les travailleurs eux-mêmes. De quoi poser la question de son acceptabilité politique.

POUR ALLER + LOIN

Guillaume Allègre et Philippe van Parijs, Pour ou contre le revenu universel ?, PUF, 2018.

James Boyce, The Case for Carbon Dividends, Polity Press, 2019.

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1 Calculs de l’auteur sur la base des comptes nationaux.

2 Par exemple, en France, la règle est aujourd’hui que l’héritage doit être partagé de façon égalitaire entre les enfants d’une famille. Mais ça n’a pas toujours été le cas et ce n’est pas une généralité : dans d’autres cultures et afin de ne pas démanteler le capital, c’est le fils aîné qui est favorisé.


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2 réactions pour « Revenu universel : une révolution du travail ? »

Dominique Louise Leclercq
02 May 2021

Il me semble qu un "salaire universel" serait plus approprié : chacunE contribuerait à la vie en société en fonction de ses capacités . Voir exemple de Territoires Zéro chômeurE de longue durée. C est aussi une question de dignité de chaque personne. Solidairement, DL

Antone Luciani
22 April 2021

Le revenu universel ne garantit pas l'utilité sociale de l'activité des individus, mais la vente de la force de travail le garantit-elle davantage ? Il est clair (et l'auteur l'évoque) que la rémunération du travail, comme le prix des biens, sont éloignés de ce qu'on entend généralement par utilité sociale, qu'il revient en dernier ressort au politique de définir. C'est d'autant plus vrai dans un monde en crise écologique ou la production des consommations des uns nuit à l’environnement de tous. L'enjeu principal ne réside donc pas dans l'impact sur la quantité de travail ("l'offre de travail"), mais sur la réorientation de l'activité/production. On peut le formuler ainsi : est-ce que diminuer la contrainte d'exercer une activité pour laquelle il existe une demande solvable conduirait les individus, gagnant en autonomie, à des activités plus ou moins utiles socialement ? Pour reprendre votre exemple, si un instituteur arrête son activité pour se mettre au Yoga, est-ce de manière évidente une perte d'utilité sociale. Pourquoi ne serait-il pas plus utile à la société dans ce nouveau rôle, cela n'a rien d'évident, et on trouverait sans peine de nombreux cas où une liberté accrue permettrait aux individus de refuser des tâches néfastes pour eux-même ou autrui, mais bien rémunérées. Elles ne manquent pas. Pour finir, il y a sans doute une question primordiale de dosage. Plutôt que de spéculer sur le bon niveau de départ, il faudrait sans doute expérimenter, en commençant par un revenu limité puis en l'augmentant et mesurant les conséquences.

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