Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
Alors que l’emploi pour tous s’avère un idéal de moins en moins accessible en raison des transformations en cours de l’économie et des difficultés actuelles liées à la pandémie, le Revenu Minimum Garanti apparaît comme la principale, sinon la seule piste d’action pour mettre un terme à la pauvreté, à la fois rapidement et durablement. Mais cette hypothèse est-elle vraiment plus réaliste que celle du retour à l’emploi pour tous ? Les dispositifs du revenu garanti et de l’insertion par l’emploi ne seraient-ils pas compatibles en fin de compte ?
Comme pour les webinaires précédents, nous nous efforçons de fournir quelques éléments de synthèse des échanges pour inviter les lecteurs et les auditeurs à prolonger leur réflexion. Ces notes, rédigées par Olivier Legros (géographe, Université de Tours), restent évidemment personnelles et ne prétendent pas à l’exhaustivité.
Pour ce dernier webinaire consacré à la dimension économique de la lutte contre la pauvreté, nous avons demandé à quatre acteurs associatifs de discuter ces différents dispositifs. Véronique Fayet, présidente du Secours catholique – Caritas France, et Noam Leandri, président honoraire de l’Observatoire des inégalités défendent l’hypothèse du revenu garanti sur la base de deux rapports publiés récemment : « Sans contrepartie. Pour un revenu minimum garanti » (Secours catholique-Caritas France) et « Pour la création d’un revenu minimum unique » (Observatoire des Inégalités). Respectivement vice-président de l’association Territoire zéro chômeur de longue durée et directeur de la campagne « Un emploi vert pour tous » de l’Institut Rousseau, Michel de Virville et Lenny Benbara militent quant à eux pour la reconnaissance du droit à l’emploi. La réflexion a été nourrie par les commentaires, particulièrement nombreux, des auditeurs sur le « fil de conversation ». Merci à eux pour leur participation !
Les projets présentés sont très ambitieux puisqu’il s’agit, ni plus ni moins, de mettre un terme à la pauvreté économique. À cette fin, les intervenants envisagent deux moyens principaux. Expérimenté depuis quelques années déjà dans le cadre du dispositif « Territoires Zéro Chômeurs », le premier moyen consiste à fournir un CDI rémunéré à hauteur du SMIC à tous les chômeurs de longue durée dans des domaines d’utilité sociale comme la reconstruction écologique et les actions en faveur du lien social, ce qui représenterait environ un million d’emploi selon le rapport de l’Institut Rousseau. Le second moyen, quant à lui, repose sur l’octroi d’un revenu minimum garanti de 885 euros par mois (équivalent au seuil de pauvreté actuel, soit 50% du revenu médian). Sans contrepartie, à la différence du RSA, ce dispositif serait élargi à tous ceux qui n’ont pas droit aujourd’hui au RSA : les jeunes de 25 ans et les étrangers. Les auditeurs mentionnent également deux autres dispositifs sur le « fil de conversation » : le revenu minimum socialisé pour les artisans, nombreux à vivre en dessous du seuil de pauvreté ; et la valorisation des activités contributives, des activités qui, bien que n’étant pas rémunérées, sont reconnues comme ayant un impact positif sur le lien social et/ou sur l’environnement.
Ces projets sont motivés par des considérations morales et politiques. Le droit à l’emploi fait par exemple partie des droits constitutionnels (Lenny Benbara) et le revenu minimum garanti est un moyen de lutter contre les différences de traitement dans le système de protection actuel qui exclut de facto les chômeurs de longue durée, les jeunes et les parents isolés et de mieux répartir les richesses au sein de la société (Noam Leandri). Les dispositifs exposés par les intervenants s’appuient aussi sur l’expérience du terrain. C’est ainsi la rencontre avec les personnes en situation précaire qui a permis aux militants du Secours Catholique de prendre conscience des angoisses liées à l’existence des contreparties au versement du RSA (les entretiens personnels ; les réunions collectives par exemple) et de la nécessité de militer pour leur suppression (Véronique Fayet).
Bref, les dispositifs de lutte contre la pauvreté présentés dans ce webinaire sont peut-être des constructions théoriques mais cela ne les empêche pas d’avoir de solides bases empiriques. Certains intervenants, comme Michelle de Virville, insistent d’ailleurs sur la dimension territoriale des politiques d’emploi pour tous. C’est à l’échelle des territoires locaux que l’on peut selon lui bien identifier les bénéficiaires et les gisements d’emplois, puis, construire, avec l’ensemble des partenaires locaux, les comités et les entreprises en charge de l’emploi pour tous.
Les intervenants étaient par ailleurs invités à discuter de la faisabilité financière de leurs projets. Si un constat s’impose, c’est celui de la viabilité économique des « modèles » proposés. L’expérience des « Territoires Zéro Chômeurs » montre qu’au bout de quelques années, l’activité peut être suffisante pour assurer l’autonomie des entreprises à but d’emploi (Michel de Virville), et il en va de même, si l’on en croit les commentaires des auditeurs, pour nombre de dispositifs d’insertion par l’économie.
La question est donc moins de savoir avec quel argent financer la lutte contre la pauvreté économique que de faire des arbitrages en matière de politique économique et d’investissements publics
Tout aussi réaliste semble l’hypothèse du revenu minimum garanti dont la création nécessiterait 6-7 milliards d’euros par an en plus du budget consacré au RSA selon Noam Leandri. Ce chiffre peut donner le vertige et pourtant, « le gouvernement s’apprête à réduire l’impôt sur le revenu de cinq milliards d’euros par an et les recettes de la taxe d’habitation de 20 milliards d’euros », indiquent les auteurs de la note sur le revenu minimum unique, qui soulignent, par la même occasion, que « l’ensemble des niches fiscales coûte à la collectivité 100 milliards d’euros chaque année ». La question est donc moins de savoir avec quel argent financer la lutte contre la pauvreté économique que de faire des arbitrages en matière de politique économique et d’investissements publics. La décision incombe assurément moins aux collectivités territoriales qu’à l’État central, seul niveau de pouvoir à avoir les marges de manœuvre nécessaires pour faire face à l’ampleur des besoins en croissance rapide. Les départements, qui ont en charge le RSA sont complètement débordés rappelle Véronique Fayet. La présidente du Secours catholique plaide, pour cette raison, pour une division des tâches entre l’État et les départements, le premier se chargeant de gérer le budget alloué au RMG, tandis que les seconds se concentreraient sur l’accompagnement social.
Il y a bien sûr des questions qui restent en suspens. Ainsi, les impacts sur l’économie réelle n’ont pas été vraiment abordés… sauf par les auditeurs qui ont laissé d’assez nombreux commentaires sur le fil de discussion. Les auditeurs se sont par exemple demandé si les dispositifs ne pouvaient pas favoriser le sous-emploi, ou une révision à la baisse des petits salaires, compte tenu de l’existence d’un revenu minimum. En outre, les dispositifs d’emploi pour tous visent la satisfaction des besoins en principe non couverts par l’économie « officielle », à cause de leur faible rentabilité, mais ce n’est pas forcément le cas pour l’économie « informelle », certains métiers comme la « biffe » (récupération et revente d’objets recyclables) ou la « ferraille » (récupération et revente de métaux recyclables) permettant à de nombreuses personnes en situation précaire de vivre ou, en tout cas, de survivre.
On peut, dans le même ordre d’idées, se demander si la valorisation des activités contributives, une hypothèse présentée par une participante au webinaire, n’aboutirait pas à une forme de monétarisation, donc de marchandisation, des relations d’entraide et de solidarité. Or, ces relations sont primordiales, à la fois dans les combats quotidiens contre la pauvreté que mènent les personnes en situation précaire et pour le bon fonctionnement de la société.
Ces remarques n’invalident pas les dispositifs de revenu minimum ou d’emploi. Elles invitent en revanche les porteurs de projet à veiller à ce que les dispositifs qu’ils mettent sur pied intègrent bien toutes les personnes en situation précaire, en particulier celles qui, parce qu’éloignées des services publics, se trouvent « en dehors des radars » de l’action sociale alors qu’elles devraient figurer parmi les publics prioritaires compte tenu de leur vulnérabilité.
L’heure des élections approche… Dans ce contexte de pré-campagne électorale, comment interpeller les candidats au sujet de la lutte contre la pauvreté ? Faut-il défendre l’ensemble des dispositifs évoqués lors du webinaire, c’est-à-dire le revenu minimum garanti, le revenu minimum unique, les « Territoires Zéro Chômeurs », les emplois verts, le revenu minimum socialisé et la valorisation des activités contributives, ou tenter de faire front commun en privilégiant un ou deux dispositifs et, si oui, lesquels ?
Par ailleurs, en ciblant la lutte contre la pauvreté, ne risque-on pas d’éluder ces deux autres enjeux majeurs que sont la lutte contre les inégalités et la reconstruction écologique ? Mais comment peut-on, concrètement, agir de concert dans ces trois domaines sans rapport direct de prime abord ?
Peut-être pourrait-on nommer « développement social durable », ce système d’interactions, à la fois pour montrer les convergences avec le développement durable et pour s’en démarquer ?
Certes, la réflexion reste à mener mais les derniers webinaires permettent d’ouvrir quelques pistes de réflexion : la lutte contre les inégalités, qui se concrétise via l’imposition accrue des hauts revenus et le redéploiement des investissements publics peut servir à financer la lutte contre la pauvreté et la reconstruction écologique, laquelle fournirait par ailleurs des emplois en masse dans le cadre de la lutte contre la pauvreté. Il devrait par ailleurs être possible de flécher une partie des flux financiers liés à la consommation vers l’économie productive locale, par exemple par le biais de monnaies parallèles. Cette possibilité est en cours d’expérimentation par l’association TERA dans le Lot-et-Garonne par exemple.
Les interactions que l’on vient de décrire rapidement entre la lutte contre la pauvreté, la lutte contre les inégalités et la reconstruction écologique forment un système que l’on peut représenter par le schéma suivant. Ce schéma est proche de celui du développement durable avec ses trois piliers que sont la croissance économique, la justice sociale et la préservation de l’environnement, mais il s’en éloigne cependant en délaissant la croissance économique, source, comme on sait, d’inégalités sociales accrues et de destructions écologiques au profit de la lutte contre les inégalités. Peut-être pourrait-on nommer « développement social durable », ce système d’interactions, à la fois pour montrer les convergences avec le développement durable et pour s’en démarquer ?
Le développement social durable pourrait peut-être constituer une thématique fédératrice des mobilisations à venir. C’est, en tout cas, un concept ou un modèle qui permettrait d’associer étroitement la lutte contre la pauvreté, la lutte contre les inégalités et la reconstruction écologique en se fondant sur le circuit économique soit, en d’autres termes, la production, la circulation et la consommation des richesses. A réfléchir…