Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
En 2018, la France comptait plus de neuf millions de personnes vivant en dessous du seuil de pauvreté. La pauvreté affecte toute l’existence de près de 15 % de la population
et les inégalités sont aujourd’hui reparties à la hausse, selon le « Portrait social de la France » (Insee, novembre 2019). La France peut-elle rester passive devant un tel scandale ?
Quels leviers utiliser pour faire de la pauvreté un état passager ? L’appel à la participation s’est progressivement imposé comme un mot d’ordre et un principe d’action publique mais, finalement, les politiques de lutte contre la pauvreté restent plutôt conçues et décidées au « sommet », comme si, en fin de compte, l’expérience de terrain ne comptait pas, ou moins, aux yeux des décideurs et des experts. L’objectif de ce dossier est de montrer, au contraire, tout l’intérêt qu’il y aurait à construire de nouvelles politiques en partant de l’expérience de terrain. La lutte contre la pauvreté est d’abord l’affaire des gens qui, loin de rester les bras croisés, essaient de s’en sortir en prenant des initiatives dans le domaine économique et politique pour se voir reconnaître ou accéder à des droits. Il est nécessaire de nager ici à contre-courant, en soulignant combien compte l’expérience des acteurs de terrain et des personnes en situation précaire et qu’elle est indispensable dans la conception de dispositifs d’action qui soient en phase avec la demande sociale et les réalités locales. Ce constat n’est-il pas devenu encore plus important en cette période de confinement où la détresse économique guette et menace de plus en plus de personnes.
L’impact économique de la crise du coronavirus pourrait faire basculer un demi-milliard de personnes supplémentaires dans la pauvreté, si aucune mesure n’est prise pour aider notamment les pays en développement. Dans son nouveau rapport1, Oxfam présente des analyses récentes indiquant qu’entre 6 et 8 % de la population mondiale pourrait basculer dans la pauvreté, alors que les gouvernements mettent à l’arrêt des économies entières afin de maîtriser la propagation du virus. Cela pourrait constituer à l’échelle mondiale un recul de dix ans dans la lutte contre la pauvreté, voire de trente ans dans certaines régions comme en Afrique sub-saharienne, au Moyen-Orient ou en Afrique du Nord. Plus de la moitié de la population mondiale pourrait désormais vivre sous le seuil de pauvreté, à la suite de la pandémie.
La crise risque par ailleurs d’accroître encore davantage les inégalités existantes partout dans le monde. Les travailleurs et travailleuses les plus pauvres seront les premiers impactés économiquement car ils sont moins susceptibles d’occuper un emploi formel, de bénéficier de protection sociale, de percevoir une indemnité chômage ou maladie ou d’avoir la possibilité de télétravailler. Et les femmes, en première ligne de la mobilisation face au virus, sont susceptibles d’être les plus durement touchées financièrement.
Les modalités concrètes de mise en œuvre des initiatives en faveur des personnes les plus précaires se révèlent cruciales. Appelant à examiner attentivement comment les choses sont organisées, à quel moment, avec quelles ressources… il s’avère essentiel de ne pas perdre de temps et d’argent, à un moment où l’aide sanitaire et alimentaire est devenue tellement importante pour les plus démunis. Privation alimentaire, risque d’épidémie dans des bidonvilles, pression sur les collectivités locales pour l’installation de points d’eau, lieux de rencontre à distance pour orienter les personnes qui présentent des symptômes, capacité de joindre ceux qui ont le plus besoin de chèques-service afin d’acheter de la nourriture ou des produits de santé et d’hygiène mais qui n’ont pas la force de se mettre en relation pour les demander, capacité de motiver et de mobiliser non seulement des bénévoles mais aussi ceux qui sont directement concernés, en écoutant et en valorisant leurs compétences. L’urgence absolue est bien celle de l’organisation de l’aide et du partage d’expériences.
Ce dossier se propose comme une base de réflexion pour alimenter les débats. Le virus, certes, n’épargne personne mais nous ne sommes pas tous égaux face à la pandémie.
Ce dossier prolonge une réflexion engagée il y a un an, lors d’un colloque international au Centre d’études européennes et de politique comparée de Sciences Po. Il entend croiser, comme le fait habituellement la Revue Projet, des regards de chercheurs et d’acteurs de terrain, en faisant se confronter savoirs scientifiques et savoirs d’expérience. D’où une approche déclinée en trois parties. Tout d’abord, un recueil d’initiatives de personnes en situation précaire pour gagner leur pain au quotidien, des activités souvent jugées informelles et pourtant loin d’être marginales. Ensuite, plusieurs témoignages illustreront les réalités du travail social : ceux d’assistantes sociales, d’un directeur de centre communal d’action sociale (CCAS) et de l’ancien maire de Perpignan. Enfin, la focale sera mise sur des dispositifs innovants, comme « Territoires zéro chômeur de longue durée » à Villeurbanne, les difficultés de la mixité résidentielle, l’expérience du « croisement des savoirs » avec ATD à Lille. Quatre propositions concrètes pour lutter contre la pauvreté ouvriront une conclusion toujours à poursuivre. Au préalable, nous avons jugé important de revenir rapidement sur l’évolution des politiques de la pauvreté en France.
Ce dossier se propose ainsi comme une base de réflexion pour alimenter les débats. Le virus, certes, n’épargne personne mais nous ne sommes pas tous égaux face à la pandémie. La lutte contre la pauvreté se présente comme un sujet majeur, à l’avenir.
1 Lire le rapport de l’Oxfam, Le prix de la dignité, Un « plan de sauvetage économique pour tou.tes.s », 4 avril 2020.