Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
Dans les années 1990, les sociologues soulignaient l’« usure » des travailleurs sociaux. Qu’en est-il trente ans plus tard ? Déroulement d’une journée « ordinaire » d’un directeur de centre d’action sociale d’une commune de 10 000 habitants.
Aujourd’hui, arrivée au bureau à 7 h 45, avant l’ouverture, le temps de consulter les courriels, de prendre la température de la journée et de m’organiser. Après vingt ans d’expérience, je sais bien que cette journée sera placée, comme toutes les autres, sous le signe de l’imprévu. Depuis quelques jours, je me bats avec mon logiciel de finances : et oui, le quotidien, c’est aussi toute cette charge administrative, cette digitalisation du monde dont nous sommes bien malheureusement trop tributaires ! Heureusement, il y a encore des gens, des êtres humains et non de « simples numéros » avec lesquels nous travaillons pour essayer de répondre à leurs problèmes. L’engagement au quotidien n’est pas pour notre équipe un simple slogan, il est bien une réalité de tous les instants.
Le Centre ouvre ses portes à 9 heures mais, auparavant, on aura fait le point avec l’équipe sur les situations rencontrées la veille et sur les projets en cours : logement, relogement, aide alimentaire, harcèlement subi par une femme… Et c’est parti : j’ai prévu d’attaquer mon budget. Mais, déjà, le premier coup de fil : « Je n’ai pas touché mon RSA. » Immédiatement, la situation est prise en charge : c’était un problème d’accès à Internet.
Choisir de s’investir dans le champ social, c’est intégrer que votre quotidien sera une aventure, avec de l’imprévu, des situations critiques, mais aussi de petites réussites et du soulagement.
Car il faut bien savoir qu’être directeur d’un centre communal d’action sociale (CCAS), c’est être un agent polyvalent. Pour comprendre le monde social, il faut le vivre. Rien de mieux que d’être dans ce bain. La parole des personnes en précarité est notre pain quotidien, elle nous fait réfléchir pour essayer ensemble de construire des réponses durables et inclusives dans une société qui, depuis de nombreuses années, ne les regarde plus. Je crois qu’à partir du moment où vous avez choisi de vous investir dans le champ social, il est nécessaire d’intégrer immédiatement que votre quotidien sera une aventure, avec de l’imprévu, des situations critiques, mais aussi de petites réussites, des sourires et du soulagement.
Une journée au CCAS est celle d’un accompagnement des Villeruptiens : pour l’accès aux droits, l’inclusion sociale, le parcours de vie des aînés. À chaque jour, son travail de proximité, auquel je suis toujours attaché. Incendie de week-end : contacts directs avec les locataires, relogement en urgence de huit familles à l’hôtel, échange avec le propriétaire, mobilisation du réseau de bailleurs, échanges avec le maire, le directeur général des services et Fred, mon adjoint…
Au cours de la matinée, je consacre un temps pour faire le point, avec notre stagiaire éducatrice spécialisée, sur un projet qui veut donner la parole aux personnes en précarité à travers des dessins, vidéos et photos qui feront ensuite l’objet d’un vernissage. Un point rapide également avec Fred sur les dossiers sensibles, avant qu’il ne rejoigne une séance de qi gong à l’attention des séniors et des bénéficiaires du RSA. 11 heures 30, coup de fil d’une structure d’insertion par l’activité économique avec qui nous travaillons : on pourrait croire que je me disperse mais, en réalité, je traite les demandes les unes après les autres.
En début d’après-midi, réunion avec le maire et l’ensemble des élus pour un premier état des investissements pour 2020. Je dois par ailleurs préparer un autre point d’étape avec le Conseil départemental sur le déploiement des actions soutenues au titre du précédent appel à projets de 2019 par une conférence des financeurs.
Le CCAS reste l’outil privilégié de la commune pour la mise en place de la politique sociale définie par les élus et leur projet de ville. Nous sommes confrontés à d’importantes évolutions sociales, les personnes accompagnées étant plus nombreuses du fait du vieillissement de la population, de l’isolement, de la perte d’autonomie… Depuis une dizaine d’années, j’observe une augmentation des sollicitations, avec un public de plus en plus diversifié : familles étrangères arrivant à Villerupt, demandeurs d’emploi directement affectés par la situation économique, bénéficiaires potentiels du RSA non inscrits, familles monoparentales… Ma conviction est qu’il est nécessaire de bâtir la solidarité à l’échelon local et dans un contexte où les rapports de pouvoir sont prompts à basculer. La vérité politique d’un jour n’est pas forcément celle du lendemain ! Les acteurs de terrain ont une force de transformation bien plus directe que les centres de décision éloignés des territoires. L’innovation se trouve aussi bien dans les petites que dans les grandes organisations.
Je pourrais m’étendre davantage sur ce quotidien si fascinant et si énervant parfois. Ce quotidien que certains ne cessent de déshumaniser. Le CCAS est de plus en plus sous pression face à une demande sociale grandissante, aux nouvelles contraintes, à la complexification des dispositifs et à une réduction des moyens (budget de 500 000 €, six salariés équivalent temps plein, renforcement de la demande et exigence accrue à moyens constants). Face à une crise économique qui dure, le CCAS reste, à mes yeux, un acteur local de solidarité déterminant.