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Croiser les savoirs pour lutter contre la pauvreté

Un « groupe de concertation permanente », regroupant habitants, professionnels et volontaires, a travaillé de 2012 à 2018 dans le quartier de Fives, à Lille. © ATD Quart monde
Un « groupe de concertation permanente », regroupant habitants, professionnels et volontaires, a travaillé de 2012 à 2018 dans le quartier de Fives, à Lille. © ATD Quart monde

La bonne foi des travailleurs sociaux se heurte régulièrement
à leur difficulté à comprendre les besoins et les ressentis de ceux qu’ils accompagnent. ATD Quart Monde fait travailler ensemble professionnels, militants concernés par la pauvreté et volontaires d’ATD.


Texte coécrit par Coralie Bonvarlet, Johanna Lagha, Anne-Sophie Pruvost, Angélique Quivront, Céline Truong, Sreng Truong, Marie Verkindt, membres d’ATD Quart Monde dont certains ont l’expérience de la pauvreté, Caroline Louafi et Nivédita Sharma, cheffes de service dans une association de protection de l’enfance du Nord.


Tous ceux qui mettent en œuvre, qui observent les politiques de lutte contre la pauvreté ou en « bénéficient » ont été confrontés un jour à ce malentendu : des professionnels de bonne foi proposent des « solutions » à des personnes qui, elles-mêmes, ne les considèrent pas comme telles. D’où des tensions et blocages qui ne contribuent en rien à la lutte contre la pauvreté. Parmi la multitude de situations dont a été témoin une équipe d’ATD Quart Monde, dans le cadre d’un projet de promotion familiale, sociale et culturelle dans le quartier de Fives, à Lille, en voici une à titre d’illustration.

Un enfant en grande section de maternelle ne s’exprime pas bien. Le professionnel, attentif et bienveillant, propose à la maman un suivi en orthophonie. Mais celle-ci tarde à prendre le rendez-vous et fuit alors toute rencontre avec le professionnel. Celui-ci juge alors qu’elle est démissionnaire… Mais la maman considère, elle, que c’est aux parents d’apprendre à parler à leurs enfants. Aurait-elle raté un de ses rôles de parent, qu’elle prend très à cœur ? Elle cherche d’abord à aider son enfant elle-même. Si elle évite le professionnel, c’est qu’elle a honte d’être jugée comme une « mauvaise mère ». Au final, rien ne bouge pour l’enfant. Le professionnel ne réussit pas son accompagnement. La famille n’arrive pas à faire progresser l’enfant.

L’équipe d’ATD cherche à permettre à des professionnels et à des habitants du quartier de se former ensemble en confrontant leurs expériences respectives.

Dans ce genre de situation, presque quotidienne, l’équipe d’ATD a cherché une façon de permettre à des professionnels et à des habitants du quartier de se former ensemble en confrontant leurs expériences respectives. Dépasser tensions et blocages ne pouvait se réaliser que si tous accédaient à la logique de l’autre et changeaient de regard pour imaginer de nouvelles pratiques.
Un « groupe de concertation permanente » a ainsi travaillé de 2012 à 2018 dans le quartier de Fives. Ses règles de fonctionnement étaient empruntées au « croisement des savoirs et des pratiques »© développé par ATD. Des rencontres de trois heures, toutes les six semaines, rassemblaient trois groupes de pairs : un groupe de professionnels (travailleurs sociaux du département, de la ville de Lille ou d’associations de protection de l’enfance, enseignant…) ; un groupe de volontaires permanents d’ATD, un groupe d’habitants en situation de précarité, concernés par le travail social (certains deviendront militants d’ATD). Il faut savoir que, au sein d’ATD, les « militants » sont des membres ayant une expérience de la pauvreté et choisissant de se battre pour leur milieu. Les « alliés » sont aussi des membres mais qui n’ont pas l’expérience de la pauvreté et qui font alliance avec les plus pauvres pour transformer la société. Enfin les « volontaires » sont des permanents de l’association.
 

Une démarche novatrice

Après un temps d’accueil pour se présenter et échanger quelques nouvelles, une consigne de travail est donnée, la même pour tous les groupes. Chacun rejoint alors son groupe de pairs (habitants, professionnels, volontaires). Au sein de celui-ci, on veille à ce que chacun ait l’occasion de s’exprimer.

Partant de « vécus » qui se ressemblent, les participants peuvent mieux se comprendre et se mettre d’accord sur l’idée la plus importante à transmettre aux autres. Tous les groupes se retrouvent ensuite en plénière. C’est le moment du croisement : un porte-parole de chaque groupe présente l’idée retenue. Seules des questions de compréhension sont alors posées sans entrer dans le débat. Chaque idée est considérée comme légitime, même si elle n’est pas partagée. Le but est d’abord de chercher à se comprendre. Dans une seconde étape, l’enjeu est de confronter les analyses de chaque groupe en cherchant les points communs, les différences et les étonnements. Elle se déroule à nouveau d’abord en groupes de pairs puis en croisement. Les animateurs veillent à ce que l’on parte toujours de la réalité (et non de la théorie) de la vie des personnes accompagnées, de la vie professionnelle des travailleurs sociaux et de l’action des volontaires. Les supports de travail étaient souvent des récits anonymisés de professionnels ou d’habitants à propos du placement judiciaire, de la liberté du professionnel et de celle des parents dans le cadre d’une intervention sociale, des peurs… Sans négliger la difficulté accrue pour les habitants qui retrouvent souvent dans les récits utilisés, avec émotion, des moments difficiles de leur existence personnelle.

 

Des contacts de longue date

Comment faire pour que chacun participe à cette expérimentation ? Réunir ainsi les participants dans une démarche d’interconnaissance et non plus de travail social a été la tâche des membres d’ATD, en position de tiers dans la relation entre habitants et travailleurs sociaux. Il leur fallait d’abord chercher ceux qui ne viennent pas spontanément : cette phase d’« aller vers » a duré plusieurs années, aussi bien auprès des habitants que des professionnels. Comment convaincre les habitants de venir ? Certains membres d’ATD se sont immergés dans le quartier, en y vivant, en travaillant à la cantine d’une école… Des actions culturelles de rue ont rassemblé des habitants et des contacts ont été noués à la sortie de l’école. Mais, souvent, la peur dominait à l’idée de rencontrer les travailleurs sociaux et des expériences négatives antérieures empêchaient de venir : « On parlait dans le vide, on n’était pas entendus. » Pourquoi participer quand « on a trop de choses dans la tête » ou qu’« il n’y a personne pour garder les enfants » ?

« Je voulais que les professionnels découvrent qu’il y a des personnes qui ont des rêves pour leur vie mais qui sont timides. Et même ceux qui crient parfois, c’est qu’ils ne trouvent pas leurs mots. »

Le déclic venait souvent grâce à une personne en qui ils avaient confiance : une voisine, un membre de l’association. « On y va plus facilement aussi lorsqu’on n’est pas seul. » Pour certains, c’était l’occasion de représenter d’autres : « C’était comme une mission pour nous. Je voulais que les professionnels découvrent qu’il y a des personnes […] qui ont des rêves pour leur vie, […] qui sont timides et même ceux qui crient parfois, c’est qu’ils ne trouvent pas leurs mots. » Bien sûr, ce n’était pas simple pour autant : « Je me souviens que je faisais attention à mes habits. » « On a peur d’être jugé […]. [Les travailleurs sociaux] pourraient décrire à notre assistante sociale nos ressentis exprimés dans le groupe. »

Comment convaincre les professionnels de venir ? Leur adhésion à la démarche supposait une confiance vis-à-vis de l’équipe, fondée sur des partenariats déjà existants. L’enjeu était de convaincre les institutions et de travailler aux différents niveaux de la hiérarchie. Finalement, un petit nombre de professionnels se sont portés volontaires lorsqu’ils se sentaient soutenus par leur institution.

Un bénéfice pour chacun ?

Qu’est-ce que chacun en a retiré ? Les volontaires ATD ont davantage pris conscience de certains automatismes de pensée jugés valables pour tous. Cela a aiguisé leur méfiance vis-à-vis des évidences et la volonté de dépasser leurs premières interprétations.

Ainsi, lors d’une séance sur la place du ressenti et de l’émotion dans le travail social, une maman vivant à la rue a raconté ses rendez-vous avec deux assistantes sociales : « J’étais à la rue. J’étais tenue de rencontrer une assistante sociale. Mes vêtements ne sentaient pas bon. Quand on se voyait, l’assistante sociale ouvrait systématiquement la fenêtre sans jamais mettre de mots [sur son geste]. Quand elle ouvrait la fenêtre, elle mettait une distance terrible. Parfois un geste, c’est pire qu’une parole. […] J’ai trouvé ça plus humiliant que de faire la manche. Lors d’un autre rendez-vous, avec une remplaçante, celle-ci m’a dit carrément, mais avec bienveillance : “Je sais que vous vivez dehors, mais je ne suis pas habituée, est-ce que je peux ouvrir ?” Et elle me proposait des solutions pour me laver. On a pu ensuite travailler sur un hébergement. Alors qu’avec l’autre, on se contentait de demander une aide financière. »

« Vous pensez nous aider. En fait, pas du tout… Vous pensez qu’on peut être vrais avec vous… Vous fourrez toujours votre nez là où ça ne va pas… On n’est jamais assez bien. »

Un tel récit fait réfléchir à l’impact d’un geste, d’une attitude, d’une parole. Le croisement de deux regards permet de penser l’accompagnement. Les professionnels ont perçu combien leur désir de bien faire leur métier n’est pas toujours immédiatement reconnu par les habitants. Ainsi une professionnelle racontait le choc reçu après ce qu’elle avait entendu : « Vous pensez nous aider. En fait, pas du tout, bien au contraire… Vous pensez qu’on peut être vrais avec vous… Vous fourrez toujours votre nez là où ça ne va pas… On n’est jamais assez bien. » « Je me suis posé mille questions sur la manière dont les personnes que j’accompagnais pouvaient percevoir ou ressentir mon travail auprès d’eux. »
Comment être plus authentique avec les personnes et chercher à vraiment comprendre leur point de vue ? Pouvoir dire : « Je n’ai pas bien compris », « Est-ce que c’est clair ? », « Doit-on modifier quelque chose ensemble ? »

Les habitants, aussi, le reconnaissent : « On s’est senti utiles quand on a vu que les professionnels changeaient », « Au fur et à mesure de la participation à ce groupe, ça enlève des préjugés », « On leur mettait une étiquette, comme eux nous en mettaient une ». Ils ont gagné en confiance : « On a plus confiance en nous pour parler à des professionnels. Avant je n’osais pas aller voir la maîtresse de mon enfant mais, maintenant, grâce au groupe, je me suis ressaisie et j’ose aller la voir quand quelque chose ne va pas. » Même si « la confiance n’est pas à 100 % ».

Qu’en conclure ?

Cette expérience a profondément marqué ses participants, dont certains se sont formés eux-mêmes à l’animation du croisement des savoirs et des pratiques. Mais on se gardera d’en omettre les limites. Au regard des milliers de travailleurs sociaux du département, ce groupe ne touche qu’un petit nombre d’habitants et de professionnels à la fois. « Comment atteindre des professionnels qui n’ont pas le même regard, qui ne veulent pas changer leur regard, leur méthode de travail ? », relèvent des habitants soucieux de changements pour l’avenir de leurs familles. La participation n’est pas évidente pour les professionnels et les habitants quand les emplois du temps sont déjà très chargés. Reste que, si les conditions sont réunies (voir encadré), un dialogue sincère peut s’instaurer entre professionnels et habitants concernés par le travail social. Celui-ci est révélateur des nœuds qui freinent l’accompagnement social.

Les regards réciproques peuvent commencer à changer, comme les pratiques, répondant à petite échelle à la volonté actuelle d’améliorer la politique sociale grâce à la participation de tous.

Des conditions nécessaires

Pour obtenir ces résultats, il faut libérer la parole : ce qui nécessite certaines conditions.

  • Considérer que le savoir des personnes en précarité est nécessaire. « Ce n’est pas parce qu’on vit des situations difficiles qu’on n’a pas de savoir », disent les habitants. Ils ont une expertise liée à leur vécu. Dans la concertation, il n’existe pas un savoir plus « intelligent » qu’un autre.
  • S’appuyer sur les groupes de pairs. Cette condition peut choquer : pour que les personnes entrent en dialogue, on commence par les diviser en groupe de pairs ! Dans ces groupes, on se comprend plus facilement parce que l’expérience de vie ou professionnelle est semblable. On a moins besoin de s’expliquer ou de se justifier. La méthode tient compte des relations de pouvoir : les habitants ne doivent pas se trouver en présence des professionnels qui les accompagnent, les professionnels ne doivent pas être avec leurs chefs de service, etc.

  • Vérifier en permanence qu’on se comprend. Chacun a son jargon. Un mot, même simple, peut prendre des significations très différentes. Lors d’un croisement sur l’école, par exemple, les participants semblaient se rejoindre pour définir la réussite à l’école par le même mot : « épanouissement ». Mais, en demandant des exemples, les animateurs se sont rendu compte que les enseignants pensaient au développement des capacités de l’enfant alors que les parents en situation de précarité parlaient de l’arrêt du harcèlement qu’il subissait (pour être épanoui) ! Ou, dans un autre croisement, le mot « famille » est considéré par les professionnels comme un « lieu ressource », alors que, pour les habitants, il est un « combat », témoignant que le maintien de la famille nécessite une lutte au quotidien.

  • Alterner les récits de professionnels et d’habitants sur le même thème. Le groupe a ainsi pu travailler successivement sur le rapport d’un travailleur social pour le juge, puis sur le récit d’une mère expliquant comment elle vivait l’intervention sociale.

  • Se donner le temps nécessaire. Il faut un temps long et régulier pour s’apprivoiser, mutuellement se comprendre, alors que tout le monde en manque. Il faut alors le trouver et croire que ce temps volé en vaut la peine. Croire que le dialogue est possible, se faire confiance pour aborder des sujets difficiles, tels qu’un rapport d’un éducateur à un juge ou le récit d’une maman à la rue, ne se décrète pas du jour au lendemain. À l’inverse, s’il faut du temps, parfois cela peut aussi durer trop longtemps ! L’expérience montre également qu’au bout d’un certain temps, le risque est de trop se connaître et que les échanges se « ramollissent ».
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