Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !
Logo du site

Quelles évolutions dans le rapport de force de la société civile avec les pouvoirs publics ? Lutter contre la pauvreté à l'heure de la pandémie [Webinaire #3]

Pour ce troisième webinaire, nous avons décidé de mettre la focale sur les rapports de force entre la société civile et les pouvoirs publics. En effet, loin de se limiter aux mesures mises en œuvre unilatéralement par les acteurs publics en direction des personnes en situation précaire, la lutte contre la pauvreté résulte, dans bien des cas, des relations parfois tendues, voire conflictuelles, entre les personnes en situation précaire et leurs soutiens associatifs, d’un côté, et les acteurs institutionnels, de l’autre.


Comme pour les webinaires précédents, nous nous efforçons de fournir quelques éléments de synthèse des échanges pour inviter les lecteurs et les auditeurs à prolonger leur réflexion. Ces notes, rédigées par Olivier Legros (géographe, Université de Tours) restent évidemment personnelles et ne prétendent pas à l’exhaustivité.


Les webinaires précédents, ainsi d’ailleurs, que le dossier de la Revue Projet consacré à la lutte contre la pauvreté à partir du terrain, ont souligné la dimension politique de cette lutte, celle-ci apparaissant principalement comme la résultante des rapports de force entre la société civile et les pouvoirs publics. Aussi avons-nous décidé de consacrer ce troisième et dernier webinaire de l’année 2020 à ces rapports de force. À cette fin nous avons invité des acteurs associatifs qui se trouvent régulièrement au contact avec les pouvoirs publics : Christophe Robert, délégué général de la Fondation Abbé Pierre, à l’échelle nationale, et à l’échelle locale, Lydie Carloux-Yog, déléguée Ariège Garonne du Secours catholique-Caritas France, à dialoguer avec trois sociologues spécialistes de la lutte contre la pauvreté et des mobilisations sociales : Nicolas Duvoux (Université Paris VIII), Arnaud Trenta (IRES Institut de recherches économiques et sociales) et Marion Carrel (Université de Lille).

1. La crise sanitaire : une opportunité dans le rapport de force de la société civile avec les pouvoirs publics ?

Le premier constat qui s’impose à l’écoute des intervenants est plutôt paradoxal : certes, la crise sanitaire se solde par des progrès rapides de la précarité et de la grande précarité, ainsi que l’atteste notamment le dernier rapport du Secours catholique, mais elle a constitué aussi une « fenêtre d’opportunités » pour la société civile. À l’échelle nationale comme locale, les pouvoirs publics ont pu chercher à se rapprocher des associations afin qu'elles fassent remonter des informations sur les situations locales. Cette mission de veille et d’interface, remplie par la société civile, a incité les pouvoirs publics à prendre des mesures d’urgence telles que la distribution de tickets-services et l’installation de points d’eau dans les bidonvilles (C. Robert, T. Vitale).

Mais ces « petites victoires » ne durent qu’un temps ! Une fois la crise passée, les politiques sécuritaires reprennent le dessus, à l’instar des expulsions de squats et de bidonvilles qui ont redémarré de plus belle l’été dernier. Et les associations peuvent être instrumentalisées par les pouvoirs publics ainsi que le note Lydie Carloux-Yog à partir du cas toulousain : une fois les politiques de distribution alimentaire fixées, des associations se sont vues prier d’exécuter les directives institutionnelles, sans d'ailleurs qu’on leur en donne toujours les moyens.

On peut surtout s’interroger sur l’attitude de l’État vis-à-vis des populations précaires, voire, plus largement, des couches populaires. La question sociale passerait-elle après la question sanitaire ? L’État n’interviendrait-il pas auprès des populations pauvres que quand il a « peur »  (N. Duvoux) ? La lutte contre la pauvreté, conçue et pratiquée par les pouvoirs publics, se limiterait-elle à une sorte de « gouvernance réactive » (P. Le Galès, D. Lorrain) ? L’enjeu serait autant d’éviter les débordements que de satisfaire la demande sociale. La réponse n'est pas évidente.

Pour autant, les pouvoirs publics peuvent aussi prendre l’initiative. Ainsi les élus de Grande-Synthe ont décidé de mettre en place un Minimum social garanti en 2019, ce qui a d’ailleurs permis d’éviter l’afflux des demandes auprès des organisations locales lors du dernier confinement, selon les témoignages locaux recueillis par le Secours catholique1. Mais dans de nombreux cas, c’est bien l’apparition de situations problématiques et possiblement conflictuelles qui semble pousser les acteurs publics à « bricoler » des solutions avec la société civile. Et ce quand bien même, la lutte contre la pauvreté nécessite, pour être efficace, des solutions durables et des investissements sur le long terme en matière de protection sociale, de logement, d’emploi ou encore de formation.

2. Quand l’union fait la force…

Si la mise en œuvre des politiques de lutte contre la pauvreté est bien la résultante de rapports de force, il faut affiner notre jugement, cela pour deux raisons principalement : 1) loin de se limiter à une sorte d’opposition binaire entre les pouvoirs publics, d’un côté, et la société civile, de l’autre, ces rapports traversent le monde des institutions ainsi que celui de la société civile d’ailleurs : les acteurs n'y poursuivent pas forcément les mêmes buts et n’agissent pas selon les mêmes principes. 2) Les rapports de force ne se règlent pas forcément avec des gants de boxe ! Le conflit ouvert n’est qu’une manifestation parmi d’autres d'une confrontation qui se réalise aussi dans les pressions exercées par les uns sur les autres (et vice versa !), dans la concurrence, parfois très rude. Celle-ci est réelle par exemple pour accéder aux financements publics, sans oublier les négociations, publiques parfois, mais souvent, en coulisse des espaces officiels de l’échange entre les acteurs associatifs et les acteurs institutionnels.

Il apparaît nettement en tout cas qu’il faut pouvoir peser dans le rapport de force si on veut se faire entendre des pouvoirs publics. À cette fin, les acteurs de la société civile ont mis sur pied des coalitions. À l’échelle nationale, on peut prendre l’exemple du collectif Alerte qui réunit 35 fédérations et associations nationales et 14 collectifs locaux ou celui du Pacte du pouvoir de vivre, avec plus d’une cinquantaine d’associations.

Il faudrait des mobilisations massives pour vraiment changer le cours de l’action publique au profit des populations en situation précaire.

De telles coalitions s'observent aussi à l’échelle locale ou régionale, comme le montre bien L. Carloux-Yog à propos du cas toulousain, et peuvent être assimilées à des « victoires » du monde associatif (selon C. Robert). Car l’action collective implique de décloisonner les luttes alors que les associations ont toutes, et c’est normal, des domaines d’action qui leur sont propres. De ce point de vue, le pacte pour le Pouvoir d’agir est plutôt exemplaire qui réunit des acteurs de la lutte contre la pauvreté et les exclusions avec des organisations environnementales.

Mais si elle est nécessaire, l’action interassociative ne suffit pas. Il faudrait des mobilisations massives pour vraiment changer le cours de l’action publique au profit des populations en situation précaire, s’accordent à dire les intervenants à la suite de Marion Carrel. C’est souvent quand les populations se mobilisent que l’on a des avancées sur le plan social. On songe, par exemple, aux mesures prises par le gouvernement français pour améliorer les conditions de vie des travailleurs pauvres au lendemain du mouvement des Gilets jaunes en 2018-2019. Mais comment mobiliser les personnes en situation de précarité quand l’essentiel de leur temps et de leur énergie est consacré à la satisfaction des besoins vitaux ?

3. Quels mots d’ordre pour les mobilisations à venir ?

La prise de conscience par de nombreuses associations de la nécessité de favoriser l’expression et l’engagement politique des personnes en situation précaire, les conduit à chercher à développer le « pouvoir d’agir » de celles-ci, à l’image d’ATD Quart-Monde ou encore du Secours catholique. Mais on pourrait aussi s’appuyer sur d’autres expériences, comme les luttes engagées par les habitants des quartiers populaires dans les villes d’Amérique latine à partir des années quatre-vingt. Elles ont permis des mobilisations remarquables, tant par leur ampleur que par leur dynamisme et leur organisation, explique Arnaud Trenta. Même si la singularité des contextes et des cultures politiques ne permet guère de tirer leçon des luttes qui se sont déroulées ailleurs (T. Vitale). Il n’y a pas de recette ou de modèle en matière d’action collective, quand la réussite dépend très fortement du contexte.

On peut toutefois s’interroger sur des objectifs ou des idées qui pourraient fédérer les personnes en situation précaire en même temps que les acteurs de la société civile (bénévoles et organisations). S’agit-il de la critique des inégalités ? Thomas Piketty et d'autres économistes ont mis à jour l’augmentation très forte des inégalités pendant les dernières décennies suite à l’enrichissement des fractions déjà les mieux dotées de nos sociétés. Leurs travaux incitent les acteurs associatifs à dépasser « la lutte contre les effets de la pauvreté », pour reprendre une expression entendue lors du deuxième webinaire, et à s’atteler à ses causes, les inégalités et leur production.

La lutte contre les inégalités reste sans doute une visée bien abstraite pour fédérer les énergies.

Mais, exprimée en ces termes, la lutte contre les inégalités reste sans doute une visée bien abstraite pour fédérer les énergies. Pour mobiliser les personnes en situation précaire, il faudrait pouvoir ancrer les revendications dans leur vie quotidienne.

Le sujet est tout juste évoqué dans le webinaire, les intervenants s’interrogeant notamment sur les objets (ou les sujets) qui seraient pertinents en matière de mobilisation. Ne pourrait-on s’appuyer sur les travaux des associations réalisés en concertation avec les personnes en situation précaire afin de dégager quelques thématiques fortes ? On peut ainsi retenir :  1)  la hausse et l’élargissement du RSA, et plus encore le Revenu minimum garanti2 ; ce dispositif permettrait à tous ceux qui la subissent de sortir de la grande précarité en raison de son inconditionnalité ; 2) la transition écologique, qui  fournirait, de l’avis des spécialistes de la question, de très nombreux emplois à condition que l’État investisse pleinement dans ce grand chantier d’avenir ; 3) la fiscalité qui, en taxant davantage les revenus et le patrimoine des ménages fortunés, permettrait de financer en partie la lutte contre la pauvreté et la transition écologique.

Ces thématiques sont déjà au cœur de l’action associative et interassociative. Elles sont suffisamment larges et concrètes pour fédérer les énergies associatives mais aussi, peut-être, pour construire des mobilisations avec les personnes en situation précaire afin d'orienter l’action collective dans les années à venir. Si jusqu'ici les mobilisations pour l’augmentation et l’élargissement du RSA n’ont pas reçu d’écho favorable de la part des pouvoirs en place, on ne saurait s’arrêter en chemin, tant le sujet est d’importance pour les personnes en situation précaire et au-delà, pour la société dans son ensemble.

 

Ont participé à ce webinaire :

- Christophe Robert, délégué général de la Fondation Abbé Pierre, à l’échelle nationale,
- Lydie Carloux-Yog, déléguée Ariège Garonne du Secours catholique-Caritas France,
- Nicolas Duvoux, professeur de sociologie à l’Université Paris VIII et rédacteur en chef de La vie des idées
- Arnaud Trenta, sociologue à l’Ires (Institut de recherches économiques et sociales)
-
Marion Carrel, sociologue à lUniversité de Lille.

Échange animé par Benoît Guillou, rédacteur en chef de la Revue Projet.

Les plus lus

Les Marocains dans le monde

En ce qui concerne les Marocains, peut-on parler de diaspora ?On assiste à une mondialisation de plus en plus importante de la migration marocaine. On compte plus de 1,8 million de Marocains inscrits dans des consulats à l’étranger. Ils résident tout d’abord dans les pays autrefois liés avec le Maroc par des accords de main-d’œuvre (la France, la Belgique, les Pays-Bas), mais désormais aussi, dans les pays pétroliers, dans les nouveaux pays d’immigration de la façade méditerranéenne (Italie et ...

L’homme et Dieu face à la violence dans la Bible

Faut-il expurger la Bible ou y lire l'histoire d'une Alliance qui ne passe pas à côté de la violence des hommes ? Les chrétiens sont souvent gênés par les pages violentes des deux Testaments de la Bible. Regardons la Bible telle qu’elle est : un livre à l’image de la vie, plein de contradictions et d’inconséquences, d’avancées et de reflux, plein de violence aussi, qui semble prendre un malin plaisir à multiplier les images de Dieu, sans craindre de le mêler à la violence des...

Un héritage tentaculaire

Depuis les années 1970 et plus encore depuis la vague #MeToo, il est scruté, dénoncé et combattu. Mais serait-il en voie de dépassement, ce patriarcat aux contours flottants selon les sociétés ? En s’emparant du thème pour la première fois, la Revue Projet n’ignore pas l’ampleur de la question.Car le patriarcat ne se limite pas à des comportements prédateurs des hommes envers les femmes. Il constitue, bien plus, une structuration de l’humanité où pouvoir, propriété et force s’assimilent à une i...

Du même dossier

Territoires zéro chômeur : un laboratoire d’emploi

Le projet « Territoires zéro chômeur de longue durée » a d’abord été imaginé pour des territoires ruraux. Des villes s’en sont également emparées afin de s’attaquer à la pauvreté qui s’enracine dans le chômage. L’exemple de Villeurbanne (Rhône). Et si l’expérimentation « Territoires zéro chômeur de longue durée » (TZCLD) venait préfigurer une réponse à la précarisation des f...

Mesurer la pauvreté, pas si simple !

Selon les indicateurs utilisés, la mesure de la pauvreté donne des résultats différents. Dans tous les cas, les critères monétaires, les plus fréquemment utilisés, s’avèrent insuffisants. La mesure de la pauvreté permet d’identifier les populations les plus exposées et les problématiques qu’elles rencontrent, pour mettre en œuvre des politiques publiques et lutter contre les inégalités et l’exclusion. Des mesures, répétées dans...

Les difficultés de l’accompagnement social

Que proposer quand les hébergements sont saturés et que manquent les moyens, notamment humains ? Portrait croisé de deux travailleurs sociaux confrontés au quotidien à des dilemmes qui interrogent ce qu’accompagner veut dire. Loli et Hugo1 sont éducateurs spécialisés. Depuis seize ans, Loli multiplie les expériences professionnelles, du milieu psychiatrique adulte au milieu social en passant par le médico-social. Cet article revient sur son expérie...

Du même auteur

« Aller vers » pour combler le fossé ?

L’« aller vers » s’est imposé comme un principe majeur de structuration de la lutte contre la pauvreté. Il ne peut cependant résoudre à lui seul les difficultés des personnes concernées. Quatre pistes d’action et de réflexion pour clore ce dossier. 1Réviser les instruments d’analyse de la pauvreté à l’échelle localeLes statistiques sont importantes pour prendre la mesure du phénomène et justifier la lutte contre la pa...

Revenu Minimum Garanti VS emplois pour tous : revers d’une même médaille ?

Alors que l’emploi pour tous s’avère un idéal de moins en moins accessible en raison des transformations en cours de l’économie et des difficultés actuelles liées à la pandémie, le Revenu Minimum Garanti apparaît comme la principale, sinon la seule piste d’action pour mettre un terme à la pauvreté, à la fois rapidement et durablement. Mais cette hypothèse est-elle vraiment plus réali...

Les chantiers de la transition écologique : vecteurs de la lutte contre la pauvreté ?

La transition écologique pourrait être un formidable vivier d’emplois. C’est en tout cas ce que laisse penser le WWF qui estime, en effet, à plus d’un million le nombre d’« emplois verts » qui pourraient être créés d’ici 2022 dans son rapport « Monde d’après : l’emploi au cœur d’une relance verte » publié l’été dernier. La transition écol...

1 « Coronavirus et précarité : ce que révèle la mobilisation de la société civile », B.Sèze, Secours catholique - Caritas France, octobre 2020

2 « Sans contreparties - Pour un revenu minimum garanti », Rapport du Secours catholique - Caritas France et Aequitaz, octobre 2020


Vous devez être connecté pour commenter cet article
Aucun commentaire, soyez le premier à réagir !
* Champs requis
Séparé les destinataires par des points virgules